La Cuve du diable
Éleuthère quitte rarement sa maison. Seulement au crépuscule, les périodes de pleine lune et jamais bien longtemps. Elle s’emmitoufle dans son long châle troué, met de pauvres mitaines sur ses mains abîmées et de gros godillots sur ses vieux bas de laine. Puis, sous l’œil suspicieux des voisins alentours, elle s’en va lentement sur sa canne de bois vers la Cuve du diable. Personne n’ose la suivre dans cet endroit maudit. C’est bien trop effrayant. Beaucoup y ont péri.
D’aucuns, les plus curieux, ont voulu découvrir ce qu’elle faisait là-bas, mais se sont ravisés. Éleuthère a beau être une vieille femme au corps tout déformé, elle est loin d’être sourde. L’ouïe fine, elle les a repérés et a pointé sur eux, son bâton de noyer.
Éleuthère marche doucement, au rythme du jour qui décline et tire sa révérence. La tête branlante, elle passe l’arbre chanteur qui siffle un air de vent, sinistre et incessant. Sans arrêter son pas, elle arrive au totem planté en plein milieu du chemin redoutable. C’est un crâne de bouc entre deux pics en bois, signant de son pouvoir l’entrée du territoire.
Mains croisées sur sa canne, Éleuthère n’avance plus. Le soir pour compagnon, le visage en avant et les yeux délavés d’avoir trop larmoyé, elle regarde le lieu dénommé Cuve du diable, que sorciers et chamans, il y a des ans de ça, ont offert aux ténèbres. Et tel le triangle, là-bas dans les Bermudes, tout intrus y entrant pour jouir de l’abondance de sa nature vierge, n’en ressort plus jamais.
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