Éleuthère remue les lèvres. Face à ce lieu maudit qui porte bien son nom, qui renferme en son sein tant de destins brisés et de vies écourtées, elle murmure, murmure, murmure... Celle qu’on appelle sorcière parle seule dans la nuit. Et les feuilles dans les arbres qui s’agitent et frémissent sont seules à lui répondre.

On relate au village, et même plus loin encore, que quantité de gens, ici ont trépassé. La légende est tenace et se transmet toujours. Les petits et les grands sont dûment prévenus que ce lieu dangereux mange les corps des gens, puis avale les âmes sans pacte avec le Mal. D’évidence, depuis des décennies, plus personne ne s’y risque et n'y pose les pieds.

Éleuthère n’est pas dupe et ni femme naïve. Elle qui fut courtisée, car elle était jolie, sait bien mieux que quiconque qu’il ne faut guère se fier aux allures trompeuses. La Cuve du diable est certes un bel endroit. D'après les dires de tous ceux qui ont su sans jamais avoir vu, sa rivière poissonneuse qui s’écoule tranquillement et la surabondance de sa végétation font de ce lieu maudit la plus riche des terres à des lieues à la ronde.

La tentation est grande, mais sous ses airs paisibles, les promesses sont fausses. Comme un lion rugissant cherchant qui dévorer, cette nature est linceul pour ceux qui s’y hasardent et voudraient profiter de toutes ses largesses.

Éleuthère se souvient-elle ? Le dernier à y laisser la vie était un garçon du village qui n’avait pas vingt ans. Et cela remonte à plus de soixante ans. L’a-t-elle connu ce malheureux, fou d’inquiétude, qui selon les rumeurs, serait parti là-bas pour chercher un ami ? Sans doute. Il était de son âge.

D’après l’histoire qui se raconte encore aux coins des cheminées, ce jeune homme disparu deux semaines auparavant, aurait confié vouloir rejoindre en charrette la Cuve du diable, y camper deux-trois jours, le temps de sa besogne, y tailler quelques arbres pour se chauffer l’hiver, y pécher quelques carpes et ramasser des fruits pour nourrir sa famille. Il aurait ajouté faire fi de ces rumeurs sur l’endroit prétendument fief de la magie noire, et ne pas s’attacher à ces superstitions que narrent les vieilles bonnes femmes à leurs petits-enfants. Séduit par l’opulence de ce terrain fertile, il s'y serait rendu malgré les mises en garde, et depuis ce jour-là n’aurait plus apparu.