David
Trois années passèrent ainsi agréablement. Nous nous entendions bien. Athanase semblait prêt à nous héberger aussi longtemps que nous le voudrions, et sa dame de compagnie nous appréciait aussi.
Cependant, d'anciens souvenirs me hantaient. Je me rappelais toujours les jours d'avant, quand j'étais humaine. Mes amis, ma famille, l'école, les professeurs, tout ce que je faisais... Je me souvenais de tout, même de ce que je ne pouvais me rappeler auparavant. Ma mémoire était devenue gigantesque. Mais je désirais surtout revoir un endroit, un endroit que j'avais beaucoup aimé, dans lequel je m’étais si souvent sentie si bien.
Cette ville où demeurait Athanase n'était guère éloignée de celle où se trouvait mon ancien club d'équitation, de la maison dans laquelle j'avais vécue et d'où Jean m'avait arrachée avant de m’emmener fort loin. C'est ainsi que, contre son avis, je décidais de retourner au club. Je dus modifier mon apparence pour le rassurer, et Jean tint à m'accompagner. À vrai dire, j'étais heureuse de sa présence. Je prenais un risque considérable, car mes parents fréquentaient probablement encore ce club. J’avais physiquement changé depuis ma transformation, mais sans doute pas au point de ne pas être reconnue par ma propre famille.
C'était à nouveau l'hiver, et dès le crépuscule nous nous mîmes en route. Il va sans dire que avions revêtu des vêtements qui nous permettraient de passer inaperçu ; inutile de crier notre étrangeté à la face du monde ! Nous arrivâmes assez tôt au club, il n’était pas encore fermé pour la nuit. Je humais avec plaisir l'odeur des écuries, et caressais avec une joie ineffable les deux juments qui avaient été miennes dans une autre vie. Elles n'étaient guère rassurées, car elles sentaient bien ma nouvelle nature de prédateur, mais elles me reconnurent cependant et m’accueillirent avec une joie circonspecte.
J'aperçus du coin de l'œil un jeune homme que j'avais bien connu, que j'avais même aimé. Il regarda distraitement dans ma direction, puis s'arrêta, avec l'air de quelqu'un qui croit voir un revenant. Jean aperçut son manège et me demanda discrètement de quitter cet endroit. Je ne pouvais courir plus longtemps le risque de me faire malgré tout reconnaître, et j’acceptais de partir, non un pincement au cœur.
Nous étions presque sortis lorsque nous sentîmes la personne qui nous suivait. Le jeune homme de tout à l’heure…
— Sarah ? C'est bien toi ? demanda-t-il d’un ton incrédule.
Jean me prit le bras, me pressant de dire non et de partir très vite. Tiraillée entre le désir de me faire reconnaître et le besoin de me protéger, je fis l’erreur de murmurer son prénom.
— David… !
— Ah, c’est bien toi, Sarah ! Ouah ça alors mais où étais-tu passée ? Tout le monde a fini par te croire morte !
— David, chut, je t'en prie, garde le secret.
— Quoi ? fit-il, interloqué. Mais, reprit-il, ta famille serait tellement contente de revoir et...
— Je sais, mais promets-moi, je t'en prie ! Personne ne doit savoir !
Il hésita longuement avant de répondre :
— D'accord.
Jean me chuchota :
— Tu es folle ! Il ne faut pas qu'un humain connaisse notre présence !
— Il ne sait pas ce que nous sommes ! Et nous avons couverts nos traces depuis longtemps. Je lui fais confiance, Jean, et je t'interdis d'y toucher. C'est ma proie !
Je ne comptais évidemment pas faire de mal à David, mais c'était un vieil ami, et le seul moyen d'en faire un être intouchable. Un vampire ne doit pas toucher la proie d'un autre sous peine de
graves sanctions. J'invitais David à prendre un verre dans un bar, accompagnés de Jean jaloux et inquiet, pour que nous puissions parler à l'aise. Il avait encore du mal à croire que j'étais bel et bien vivante, et je le laissais croire que j'avais fugué par amour. Ça n’était pas complètement faux, après tout, même si j’avais plutôt été enlevée par amour...
Avant de quitter David, je m’arrangeais pour mordre discrètement un de mes doigts et déposer quelques gouttes de mon sang sur sa peau en lui faisant la bise. L’odeur indiquerait à tout autre vampire que cet humain m’appartenait. J’étais si heureuse d’avoir retrouvé un ancien ami et d’avoir des nouvelles de ma famille par son biais que nous convînmes de nous retrouver un mois plus tard, au grand dam de Jean – qui était toujours un peu jaloux, surtout lorsqu'il apprit pour les anciens sentiments que j’avais éprouvé pour le jeune homme. Il devait déjà s’estimer heureux que j’attende tout un long mois, histoire d’être certaine que David ne me trahisse pas !
Hélas, ce fut cette goutte de sang sur sa peau qui me trahit. À peine avions-nous parcouru quelques centaines de mètres que j'entendis David crier de douleur. Je me précipitais à son secours, et le vis se débattre contre… un vampire ! Jean, qui m’avait naturellement suivi, écarquilla les yeux. Il ignorait tout de la présence d’un vampire dans cette zone.
Je courus vers le vampire et criais, assez bas pour qu'il soit le seul à m'entendre :
— Lâche-le ! Il est ma proie.
Le vampire se retourna vers moi, et j'ajoutais :
— Je l’ai marqué, tu as dû le sentir !
— Je l’ai senti. Mais pourquoi ne l'as-tu pas déjà tué ?
— Je suis libre d'en faire ce que je veux.
— Ouais... J'ai plutôt l'impression que tu es une nostalgique, et qu'il a été un ami de ton humanité. Tu le protèges !
— Ça te gêne ?
— Non. Tu en fais ce que tu veux, comme tu viens de me le faire remarquer ! Hé bien, soit, je te le laisse, ton petit humain ! Il n’a même pas bon goût…
Et il partit. J'eus à peine le temps d'empêcher ce pauvre David de s'effondrer par terre. Il me regarda d'un air terrifié... et horrifié.
— Bon sang, Sarah, c’était quoi ce type ?
Je le regardais.
— Non, Sarah ! Les vampires, ça n'existe pas !
Pour toute réponse, je passais doucement la main dans son cou et la lui montrais, rouge de son sang. Il fit de même et sentit les deux petits trous près de sa jugulaire.
— Oh… Oh !
Il inspira brutalement et ses yeux s’écarquillèrent en réalisant quelque chose.
— Euh, tu as bien dit que j’étais... ta… proie ?
Il se rejeta en arrière et tenta de reculer, prenant appui de ses mains sur le sol. Je m’efforçais de le rassurer :
— Je n'ai dit ça que pour te protéger, je n’ai aucune intention de te faire du mal.
Il me regarda plus attentivement.
— Ton regard… Il ressemble au sien et à celui de ton ami ! Noir… Effrayant… Tu en es une aussi, pas vrai ? Quand tu as disparu, tout le monde te croyait morte. Et c'était vrai !
— Non, voyons, je suis un vampire vivant, pas un zombie. Je t'expliquerais !
Soudain, je me rappelais. Ce vampire que j’avais fait partir... C'était l'un de ceux que j’ai vu côtoyer Troibé au Solstice d’Hiver ! Je lâchais une grossièreté et me retournais vers Jean, qui regardait sombrement dans la direction où était parti le vampire. Lui aussi l’avait reconnu.
D'après tout ce qu’Athanase m’avait raconté sur Troibé, celui-ci était particulièrement rancunier et ne m’avait certainement pas oubliée. Il était aussi tout à fait capable de s'en prendre à David pour me forcer la main ; son acolyte ne valait manifestement pas mieux que lui, en osant s’attaquer à un humain marqué. D’un coup, j’eus peur pour nous.
— David, s'il te plaît, tu ne parles de cela à personne. Et surtout, fais bien attention le soir et la nuit. Tu boucles tout, et ne restes pas dehors. Il y va de ta vie !
— … Je croyais que tu me protégeais !
— Normalement, tu es intouchable par un vampire, sauf moi. Mais il existe des criminels aussi chez nous, comme ce type qui vient de t’attaquer.
— Super. Je m'appelle David, j'ai une amie qui est un vampire, et je risque de me faire tuer par un autre vampire, bienvenue chez les fous !
— David…Je suis désolée !
David se releva, épousseta son pantalon et partit sans se retourner. Je me tordis les mains d’inquiétude, et Jean me serra brièvement dans ses bras.
— Partons. Ce qui est fait est fait.
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