Chapitre 9
Après avoir mangé les délicieuses pâtes que nous avait faite Sam, nous nous étions décidés à visiter notre premier musée. Et bien évidemment, Phoebe était de mauvaise humeur (plus qu'à l'habitude) depuis lors. Nous avions opté pour pour le Philadelphia Museum of Art qui, comme son nom l'indiquait, était un musée d'art. Comme à son habitude Phoebe faisait la tête, totalement hermétique à toute culture. Mais j'avais promis de me tenir bien en présence de Phoebe, alors je la laissais tranquille et ne faisais aucun commentaire.
L'extérieur du musée était immense et prenait la forme d'un panthéon grec : la façade de l'entrée était constitué d'une dizaine de colonnes blanches surmontées d'un fronton de même couleur. Nous nous avançâmes, ou plutôt nus traînâmes Phoebe à l'intérieur du bâtiment et achetâmes nos billets. Le musée était assez grand et comportait de nombreuses collections allant de l'impressionnisme français aux estampes japonaises. Réalisant que nous n'étions pas tous intéressés par les mêmes œuvres, je proposai que nous nous séparions pour nous retrouver à la sortie du musée à 17h00, nous laissant alors trois bonnes heures pour explorer ce que l'art faisait de plus beau. Avant que nous nous séparions tous, je proposais un petit jeu à la troupe. Celui-ci était des plus simples : pendant notre visite, nous devions trouver l'œuvre qui nous inspirait le plus et lorsque, à 17h, on se retrouva, nous refassions le musée en sens inverse pour montrer chacun notre tour l'œuvre que nous avions choisie. C'était un je que j'avais l'habitude de faire avec mes parents étant enfant, cela me prenait un bon bout de temps de trouver mon œuvre et m'obligeait à parcourir toutes les salles du musée. Comme tout le monde acquiesça à ma proposition, nous pûmes nous séparer et parcourir cette jungle d'art qui s'offrait à nous.
Naturellement, Phoebe parti en première, sans même regarder le plan du musée, Elyne et Elliot décidèrent de se diriger vers les salles consacrées à Monet pendant que Sam et moi choisîmes de commencer notre visite parles estampes japonaises.
Je regardais Sam en contemplation. Elle semblait en pleine réflexion.
- À quoi penses-tu ?
- Je me demande d'où tous ces artistes puisent leur inspiration. Répondit-elle d'une petite voix, semblable au chuchotis d'un ruisseau d'automne. Comment font-ils pour imaginer toute la beauté qui ressort dans leurs œuvres ? Je crois que c'est la question qui surgit dans ma tête à chaque fois que je prends le temps de contempler une œuvre, que je lis un livre ou que je visite une église. C'est vrai, toute cette imagination doit bien venir de quelque part. Et comment se fait-il que certaines personnes en aient plus que d'autres ? Je me souviens, au collège, notre professeur de français nous demandait de faire des poèmes. Tu étais le meilleur. Lorsque tu récitais tes poèmes devant la classe, c'était comme si des chants d'oiseau sortaient de ta bouche. Tes vers étaient si fluides, ils racontaient des histoires fabuleuses, ils nous faisaient rêver de pays lointains, de vie sou-marines et de la couleur des feuilles en automne. Quant à moi, mes poèmes étaient froids et simples. Comment fais-tu pour avoir tellement d'aisance avec les mots ? Comment un artiste fait-il pour imaginer tant de beauté ?
- Eh bah, ça faisait un moment que je t'avais pas entendu parler autant, ris je. Pour te répondre sincèrement, je n'ai aucune réponse à te donner. Seulement des hypothèses à méditer. Je pense que l'imagination se cultive. Plus tu vois et vis de chose, plus ton imagination se développe. Quelqu'un qui ne va jamais dans des musées, qui ne lit pas ou qui ne voit pas le monde qui l'entoure ne développe pas son imagination autant que celui qui fait tout cela. La plupart des artistes s'inspirent de ce qui les entoure, de la nature, des hommes, des sons et des sensations, plus tu es sensible à la vie autour de toi, plus cette sensibilité nourrit ton imagination.
- Mais comment fait-on pour développer notre sensibilité ?
- Tu as juste à ouvrir tes yeux et tes oreilles. Regarde, tu vois ce couple de vieilles personnes à notre gauche qui sont tellement près de l'œuvre devant eux qu'ils pourraient déclencher le signal d'alarme anti-vol ? Regarde les bien, cherche chaque détail de leur visage, leurs voix et leur posture, analyse les et essaye d'imaginer qui ils pourraient être, leurs relations, leur histoire. Une fois que tu commences à imaginer, toutes tes idées se succèdent à une vitesse vertigineuse, tu vas voir.
- Ça a l'air drôle ton jeu !
- Il y a quelques années, je suis allé à Londres avec ma sœur. Nous nous promenions dans les rues de la capitale quand une grosse averse s'est déclenché. Nous avons dû nous réfugier dans une église pour ne pas être trempés. Comme l'averse commençait à perdurer longtemps, il fallait bien qu'on trouve quelque chose à faire. C'est à ce moment-là que nous avons eu l'idée d'inventer des vies aux personnes que nous voyions autour de nous. Alors même que l'averse s'était arrêté, nous sommes restés dans l'église pendant au moins une bonne heure à travailler notre imagination.
- Génial !!
- Tiens par exemple, reprenons ce couple de vieilles personnes, l'homme porte des lunettes en cul de bouteille qui lui donne un air drôle mais assez idiot. Malgré ses lunettes à grosse correction, il se sent obliger de plaquer son nez contre l'estampe devant lui. Il ne semble pas être marié à la femme à coté de lui mais il lui jette souvent des regards C'est là qu'entre en scène mon imagination ! Cet homme, selon moi, est veuf, ça fait longtemps qu'il cherche à retrouver quelqu'un avec qui refaire sa vie alors il s'est inscrit sur un site de rencontres pour vieux du genre "Love69". Il a donc rencontré cette femme qui est amatrice d'art. Lui ne s'y connaît pas du tout en art mais il ne veut pas que cela se sache donc il fait tout pour que la femme, qui,soit dite en passant, se prénomme Bronwen ( elle a un air de Pays de Galles), n'y voit que du feu. Alors, il ne sait pas du tout ce qu'il fait mais pense que s'il s'approche le plus possible de l'estampe, il pourra faire croire à Bronwen que c'est pour admirer les pigments utilisés par Hokusai dans ses œuvres.
- "Love69 t'es sérieux ? Éclata-t-elle de rire, t'aurai pas pu trouver un nom plus classe comme site de rencontre ?
- Désolé, c'est le premier qui m'est venu à l'esprit. Essaye de continuer mon histoire, qui est cette femme ?
- Très bien. Sam se concentra un moment sur la vieille dame. Cette fameuse Bronwen, qui est Galloise, se fout totalement d'Éric (c'est son nom) mais par contre, le beau brun qui surveille la salle lui a tapé dans l'œil. Ce beau brun, quand à lui, préfère jouer à Candy Crush que de faire son boulot ou de reluquer madame Bronwen, à son grand désespoir. Ah !!! Mais voila qu'Éric a enfin réussi à planter son nez en plein milieu de la toile japonaise, déclenchant de ce fait le signal d'alarme de l'œuvre. Il est temps pour Bronwen de montrer de quoi elle est faite. En effet, Le beau brun s'avance vers les deux vieux pour voir ce qui se passe. Bronwen, de sa voix la plus sensuelle s'excuse auprès du jeune homme, non sans préciser qu'elle n'est nullement en couple avec le vieux binoclard.
Continuant sur sa lancée,Sam continuait d'énoncer la discussion des trois personnages.Discussions que nous ne pouvions pas entendre, laissant libre cours à l'imagination de Sam. Bronwen et Éric, s'excusant encore auprès de l'homme (qui se faisait maintenant appeler par le doux prénom deFinn), quittèrent enfin la salle, arrêtant de ce fait l'improvisation théâtrale de Sam.
- Alors, j'étais comment ? Me demanda ma coéquipière, le sourire aux lèvres et le souffle cour.
- Époustouflante !! Pour une première fois, je dois dire que tu t'es très bien débrouillée. Maintenant, ne t'avise plus de dire que tu n'as pas d'imagination car ce n'est pas vrai. Ce que tu viens de faire en est la preuve. Quelqu'un qui est totalement imperméable au monde qui vit et évolue autour de lui n'aurait jamais été capable de faire ce que tu viens de faire. Il aurait balbutié, aurait transposé son histoire ou celle d'un proche sur ce couple sans en inventer une ou aurait peut-être refusé de se prêter au jeu. L'imagination, c'est comme un muscle. Plus tu t'y entraîne, plus elle grossit et meilleure est sa qualité. Certains ont juste plus de facilité que d'autres. Tu manques peut-être un peu d'entraînement, voilà tout. Mais tu as su analyser ce que tu voyais et l'utiliser pour créer une histoire au fur et à mesure. Et bien que ton histoire soit assez tordue, elle est drôle et accrocheuse ! Félicitation Sam Chevalier ! Vous voilà promu au grade d'apprentie imaginatrice ! (j'ai inventé ce mot mais chut, c'est pour que ça claque plus).
Après cet exercice des plus fortifiants, nous pûmes nous intéresser davantage aux œuvres qu'à ceux qui les contemplaient.
Nous étions donc au troisième étage, dans la partie destinée à l'art asiatique, à contempler les estampes du célèbre Katsushika Hokusai. Ses œuvres étaient magnifiques, toutes teintes de couleurs vives, de noir et de blanc. Les couleurs et les formes se mélangeaient avec une telle poésie. La nature représentée par Hokusai était celle que j'aimais : simple mais magnifique. Les arbres, les montagnes,les vagues et le vent avaient le dessus sur les hommes. Le monde d'Hokusai était le monde parfait que je m'imaginais : un monde où la nature à le pouvoir sur ce qui l'entoure et non un monde où les hommes ont détruit ce que faisait la nature.
Nous continuâmes notre visite dans un grand silence. Lorsque nous sommes encerclés par l'art, une sorte de sensation s'empare de nous et nous guide à travers tant d'émotions que le simple fait de parler ne nous vient pas à l'esprit. Nous passions dans les galeries, en passant des toiles impressionnistes de Monet aux œuvres déroutantes de Marcel Duchamp.
Lorsqu'enfin nous nous retrouvâmes tous les 5 devant la sortie du musée, je remarquai que Phoebe avait abandonné le visage fermé du début d'après-midi pour montrer des yeux pétillants.
- Ok, commença-t-elle. Je dois m'excuser auprès de toi Liam. J'ai jugé sans connaître. C'était vraiment trop cool ce musée !
- J'accepte tes excuses, mais d'abord, tu dois te prosterner devant ton grand maître de la culture !
- Alors, déjà t'es pas si grand que ça et en plus jamais je me prosterne devant quelqu'un. T'es fou toi !!
- Bon d'accord...
- Sérieusement Liam, t'as aucune autorité, lança Elliot avec un regard déçu à mon attention.
- Sache jeune homme que nous ne parlons pas d'autorité ici mais plutôt d'une volonté de rester vivant. Même su j'ai une musculature assez développée, les grilles manucurées de Phoebe sont une arme à laquelle je ne me frotterai sous aucun prétexte.
- Je vois que je ne suis pas la seule à m'être déjà fait griffer par notre tigresse ! S'esclaffa Sam à la vue de mon regard livide.
- Et sinon, émit la voix frêle d'Elyne, il est bientôt cinq heures et si on veut refaire le tour du musée pour montrer les œuvres qu'on a choisies, il faudra se dépêcher, non ?
- Ah oui ! S'exclama Elliot, Qu'est-ce qu'on ferait sans toi ?
- Eh bien j'y ai réfléchi et je pense avoir trouvé une réponse : vous ne feriez rien. Je pense être une sorte d'oxygène pour vous. Si je disparais, vous mourriez en quelques minutes.
Elle finit sa phrase dans un grand sourire qui me fit frémir d'horreur. Comment une simple visite dans un musée d'art avait pu changer notre si mignonne Elyne en une psychopathe ?
Je n'étais pas le seul surpris par cette soudaine prise de confiance de notre ami puisqu'Elliot, qui avait prit cette réplique en pleine poire,restait figé, la bouche grande ouverte et les yeux sortant de ses orbites. Sam aussi avait la même expression sur le visage alors que Phoebe se retenait le ventre et riait de bon cœur.
Alors que je reprenais mes esprits et que mes compagnons fassent de même, nous nous mimes en marche à travers le dédale de couloirs et de sales du musée.
Elliot fut le premier à nous montrer son œuvre. C'était un tableau très simple, réalisé par Andy Warhol, qui représentait un petit oiseau rouge, perché sur une branche. Seul l'animal était coloré et sa couleur contrastait avec le fond blanc et les traits fins et timides de l'arbre.
***
( Point de vie d'Elliot )
Dès que mes yeux s'étaient posés sur ce tableau, j'ai su que c'était celui-là que je voulais choisir. Il était en même temps si simple, si vide mais dans mon cœur, quelque chose se produisait sans que je puisse l'expliquer. J'avais l'impression que cet oiseau, c'était moi, taché du sang de ceux dont jamais pris la vie. Moi, cet oiseau si petit et si innocent qui pourtant avait tant de morts sur ma conscience. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas devenir cet oiseau de la couleur du sang. Je ne voulais pas laisser mon père choisir ma destinée,m'obliger à prendre des vies et salir mes mains de tant de haine et d'horreur. Je ne voulais pas que cet oiseau s'envole, je voulais qu'il reste sur sa branche, paisible et encore innocent.
***
Nous poursuivîmes notre seconde visite des lieux et nous arrêtâmes devant un tableau en noir et blanc. C'était celui qu'avait choisi Phoebe. Son auteur, Kara Walker, avait nommé l'œuvre qui se dressait devant nous « no world ». On y voyait une mer déchaînée d'où sortait deux mains portant un bateau à voiles.
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( Point de vue de Phoebe )
Cette toile, je l'avais choisie un peu au hasard, au début. Sans y avoir trop réfléchi.J'aimais les dégradés de noirs et le style de l'auteur. Et puis, au fur et à mesure, il s'était créé dans ma tête comme une histoire dont je faisais partie. C'était l'histoire de cinq hommes et femmes qui avaient fuient le déluge et la fin du monde pour se réfugier dans un bateau, voguant sur les vagues et contre la tempête. Ces matelots, c'était Sam, Elliot, Elyne , Liam et moi et nous étions tous là, au milieu d'un typhon, mais rien ne nous importait car nous étions en vie et nous étions ensemble.
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J'aimais beaucoup la toile qu'avait choisie Phoebe, elle me faisait penser à nous cinq,tous matelots que nous étions, à bord de ce bateau qui vogue sur les mers déchaînées. Nous continuâmes notre tour du premier étage avec une œuvre de Marcel Ducamp. Je connaissais cet artiste par son excentricité et ses œuvres déroutantes mais celle que nous présenta Elyne était assez sobre. Elle faisait partie d'une série de petites toiles rondes, faites de cercles plus ou moins centrés et de différentes couleurs . Celle-ci avait les mêmes couleurs que la toile d'Elliot : du noir, du blanc et du rouge.
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( Point de due d'Elyne )
J'avais eu beaucoup de mal à me décider. Je n'avais vu aucune œuvre d'art qui m'avait fait vibrée ou parlée de quelque manière que ce soit. Et puis,lorsque j'avais refait un rapide tour avant le rendez-vous, ce petit cercle m'avait intrigué. À sa seconde vision, il m'avait semblé voir, non plus un amas de cercles rouges et noirs mais un ouragan. La tornade qui vivait en moi, prenait de plus en plus de place et finirait pas tout emporter de celle que j'étais avant en détruisant tout sur son passage.
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Nous finissions notre visite du deuxième étage par la toile de Sam. Nous sortîmes de la cession Art Moderne pour entrer dans celle des impressionnistes.Nous nous arrêtâmes devant une toile de Monet représentant la mer vue depuis la côte de Normandie. J'aimais l'impressionnisme, c'était un art du mouvement, furtif et j'aimais voir chaque trait de pinceau.
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( Point de vue de Sam )
Je me sentais comme Monet, debout devant les vagues, penseur. Et j'étais comme ces vagues, emmenée vers des contrées inconnues, à l'aveugle, sans savoir où, sans savoir quand je me poserai enfin.
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Sam était silencieuse devant la toile, elle paraissait pensive, perdue quelque part, très loin de nous et de ce musée. Je n'avais pas voulu la déranger alors, pendant un moment, nous sommes restés là, sans parler. Et puis, comme si elle s'était réveillé d'un long sommeil, elle se remit en mouvement, se tourna vers moi et me fit un grand sourire.Mais derrière ses dents blanches, je voyais la tristesse de ses yeux. Une tristesse que je ne comprenais pas, pas encore.
Je ne voulus pas la questionner et nous laissâmes derrière nous le deuxième étage pour arriver dans la collection où nous avions commencé la visite avec Sam. J'avais repéré une estampe d'Hokusai que je trouvais magnifique. L'estampe mélangeait les teintes d'ocre et de bleu avec une telle aisance et le mont Fugi qui se dessinait semblait si majestueux. Cette œuvre m'avait plongé dans le Japon du XIXème siècle, au pied de cette montagne, sentant l'air frais et humide du matin, des nuages dans le ciel et des étoiles dans les yeux.
Plus tard, lorsque je me couchai, dans notre vaisseau silencieux, les images de cette montagne, de ces yeux humides, cet oiseau rouge, cette tornade quine cesse de tourner et ce bateau qui tangue et risque la tempête,toutes ces images se gravaient sur ma rétine, mon cerveau et dans mon cœur.
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