A Contretemps

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Michel vivait selon un code strict, presque militaire. Chaque minute de sa journée était planifiée avec précision, chaque seconde exploitée comme une opportunité à saisir. Cadre supérieur dans un prestigieux cabinet de conseil en gestion stratégique, installé dans un immeuble haussmannien du 8ᵉ arrondissement de Paris, il avait bâti sa carrière sur son aptitude à concevoir et déployer des méthodes complexes, optimisant la performance des grandes entreprises.

Responsable de l’élaboration et de l’exécution des plans à long terme, il dirigeait ses équipes d’une main ferme et gérait les relations avec les clients majeurs avec une discipline irréprochable.

Chaque projet représentait pour lui une occasion de démontrer son expertise, d'affirmer son contrôle et de mener ses objectifs avec une efficacité implacable.

Sa maison, une élégante propriété située à Neuilly-sur-Seine, quartier huppé de l'ouest parisien, lui offrait le calme et la sérénité nécessaire à son équilibre. Un grand jardin paysager, avec des haies parfaitement taillées et une longue piscine, dominait la propriété. L'architecture de sa demeure, moderne et épurée, se mêlait harmonieusement à des éléments de décoration plus classiques, créant un environnement à la fois prestigieux et apaisant. Les grandes fenêtres du salon offraient une vue dégagée sur son jardin, sans vis-à-vis et apportait grande luminosité dans cette pièce spacieuse.

Hélène, sa compagne et femme au foyer, avait pris en main la décoration de leur maison avec une attention particulière. Chaque pièce reflétait son soin méticuleux, créant un environnement à la fois chaleureux et accueillant. Les murs, parés de teintes apaisantes, et les meubles choisis avec goût contribuaient à l’harmonie du lieu. Elle avait consacré le temps et l’énergie nécessaire pour que leur intérieur devienne un véritable cocon, un espace où ils se sentaient sereins. Hélène était une femme discrète, presque effacée, à l'image de son rôle dans le couple. Petite, elle semblait presque invisible à côté de Michel, sa silhouette délicate souvent noyée dans des vêtements simples et élégants, qui soulignaient son absence de volonté d'attirer l'attention. Ses cheveux bruns, toujours bien coiffés, tombaient en une coupe classique, sans extravagance, tandis que ses yeux clairs, souvent baissés, reflétaient une douceur et une réserve infinies. Ils s'étaient rencontrés dans un café parisien, lui fraîchement diplômé et déjà ambitieux, elle plus jeune, en quête de stabilité après quelques années d'errance professionnelle. Leur rencontre avait été anodine, mais il avait vite vu en elle la complice idéale, la femme capable de s’adapter à son emploi du temps serré et à ses principes rigides.

Michel se levait chaque matin à 5 h 30 précises. Une alarme discrète, mais impérieuse le tirait de son sommeil et il plongeait immédiatement dans sa routine matinale, un enchaînement immuable.

Pendant 20 minutes, il faisait des étirements pour activer son corps et relâcher les tensions : flexions du dos, étirements des jambes et des bras, et quelques rotations du cou. Cela lui permettait de se préparer physiquement et mentalement à la journée à venir.

À 5 h 50, il passait sous la douche, froide. Un moment crucial pour chasser le reste de fatigue et gagner une énergie et vivacité. Il se rasait soigneusement, puis se coiffait. Tous ces gestes étaient exécutés avec une précision rigoureuse, rien n’était laissé au hasard.

À 6 h 10, il s'habillait : un costume sobre et élégant, chemise bien repassée, et une cravate nouée avec soin, un double Windsor, perfectionnant chaque détail pour une apparence irréprochable.

À 6 h 20, il se préparait un petit-déjeuner équilibré : un café noir, un croissant et des fruits frais. Dans le même temps, il parcourait les actualités économiques et vérifiait l’évolution de ses investissements en actions et obligations. Puis il consultait son agenda électronique et mentalisait les grandes lignes de sa journée.

Pour se rendre au bureau, il aurait pu emprunter les transports en commun, comme le métro ou le RER, mais il détestait la foule. Préférant maîtriser chaque aspect de sa journée, il choisissait toujours sa Mercedes S-Class. La voiture, d’un noir profond et aux lignes raffinées, était plus qu’un simple moyen de transport. Avec son intérieur en cuir beige et son tableau de bord high-tech, chaque détail était conçu pour le confort et l’efficacité. Son moteur puissant ronronnait avec discrétion, et il pouvait régler la climatisation et l'éclairage selon ses préférences, créant ainsi une atmosphère propice à la concentration avant même d’arriver à son bureau. Si nécessaire, il pouvait transporter des documents confidentiels sans s’inquiéter de la sécurité des informations. La voiture, il le savait, était la garantie d’un contrôle total, un peu plus de prévoyance pour maîtriser son emploi du temps et ses priorités.

Le trajet vers son bureau prenait en moyenne entre 20 et 30 minutes, en fonction du trafic. Son objectif était d'arriver à 8 h précises au bureau, mais il savait que la circulation à Paris pouvait être fluctuante. Pour éviter tout retard, il prenait l'habitude de partir à 7h00, garantissant ainsi qu’il disposerait toujours de suffisamment de temps pour arriver à l'heure, sans stress. Il empruntait les boulevards extérieurs, choisissant des routes rapides pour contourner les embouteillages et maîtriser son emploi du temps avec précision.

**

Michel ne laissait aucune place à l’improvisation ou à l’émotion. Sa philosophie était simple : si tout était programmé, rien ne pouvait mal tourner. Les imprévus n’étaient qu’un symptôme d’un manque de discipline, et la discipline, pour lui, était synonyme de maîtrise de soi. Il imposait cette vision dans tous les aspects de sa vie, jusqu’à ses loisirs. Même ses moments de détente étaient programmés : lecture de trente minutes d’un ouvrage de développement personnel ou de management, une heure de sport en salle, quelques minutes de méditation guidée pour « optimiser » son esprit.

Ses proches étaient parfois impressionnés, souvent intimidés. Hélène, avait depuis longtemps renoncé à bouleverser son planning. Si elle voulait discuter avec lui d’un sujet important, elle devait généralement lui en parler avant pour qu’il réserve un créneau horaire.

Derrière cette façade bien huilée se cachaient des failles que Michel refusait de voir. Un contretemps, aussi insignifiant soit-il, faisait naître une angoisse sourde qu’il s’efforçait de refouler. Michel y voyait une perturbation inacceptable, une menace contre l’équilibre fragile de son univers. À ses yeux, la productivité était non seulement une vertu personnelle, mais un standard qu’il attendait de ceux qui partageaient sa vie. S'écarter de cette voie le troublait profondément, et il refusait de montrer le moindre signe de faiblesse.

**

Julien, leur adolescent de 16 ans, considérait cet emploi du temps comme une forteresse infranchissable, un mur invisible qui le séparait de son père. Chaque regard empreint de désapprobation, chaque remarque sur sa gestion du temps, son organisation scolaire, l’état de sa chambre, ou même ses petites habitudes du quotidien, s'étaient progressivement insinués dans l’esprit de Julien, nourrissant, au fil des années, un sentiment de défaite intérieure.

Michel, au contraire, le voyait comme un reflet de lui-même : un adolescent réservé qui suivait une routine nécessaire, sans jamais se rebeller. À ses yeux, Julien avait tout pour réussir : il était calme, docile, respectait les règles et paraissait s’épanouir dans cette perfection. Il emprunterait la même voie que lui pour mener une vie stable. Absorbé par sa chasse à la perfection, il n’imaginait pas l’effet qu’avait cette rigidité sur son entourage. Il croyait sincèrement que sa manière de vivre était un modèle à suivre, une preuve d’amour « à sa façon » : ne leur offrait-il pas une vie confortable grâce à ses efforts acharnés ? Dans son esprit : « maîtriser le temps, c’est maîtriser la vie, c’est réussir sa vie ». Il ne pouvait concevoir que cette fixation sur le contrôle puisse, en réalité, le distancer de l’essentiel.

**

En ce morne jour de janvier, une notification interrompit la routine de Michel. En pleine réunion stratégique avec le comité de direction, alors qu’il exposait méthodiquement un plan complexe de restructuration, son téléphone vibra sur la table. Il avait pour habitude de ne jamais se laisser distraire, mais cette fois, une intuition insidieuse le perturba.

Il fronça les sourcils et jeta un coup d’œil rapide à l’écran. Une notification s’affichait, sobre et implacable :

« Absence non justifiée,

Madame, Monsieur,

Nous vous informons que votre enfant, scolarisé au collège V. Hugo, est absent(e) aujourd'hui. Nous vous prions de bien vouloir régulariser cette absence non justifiée dans les plus brefs délais, en contactant Mme TIREL, la CPE, ou en complétant le ticket vert prévu à cet effet dans le carnet de liaison, que votre enfant devra présenter à son retour.

Cordialement.»

- Michel ? Une question sur la slide avant de passer à la suivante ? lança Edouard, l’un des cadres, remarquant son silence.

Regard noir, critique à peine voilée, Michel, préféra ranger son téléphone. Pas d’inquiétude à avoir, il s’agit d’une erreur. Julien est bien parti au collège ce matin, il l’a vu sous l’abri bus en quittant la maison.

- Aucune question, Edouard. Tout est parfaitement clair.

La réunion terminée, il donna ses consignes à son assistante avant d’aller prendre un café avec ses collaborateurs. Il devait faire oublier la distraction.

- Sophie, j’ai reçu un message du collège de mon fils stipulant son absence. Veuillez contacter la CPE pour régler cette méprise. Vous imprimerez le dossier B430 pour la réunion de 14h30 avec M Tinson et le déposerez sur mon bureau.

- Bien monsieur.

Après quelques secondes de réflexion, il ajoute :

- Appelez donc ma femme avant la CPE. Demandez-lui si par hasard elle aurait oublié de mentionner un rendez-vous médical sur le calendrier prévu à cet effet, qui aurait pu empêcher Julien d’être au collège.

**

A son retour, peu avant 11h30, le B430 est posé sur son bureau, accompagné d’un post-it.

- votre femme : pas de rendez-vous médical ;

- la CPE : pas d’erreur.

Ses pensées deviennent un peu confuses. Julien ? Absence ? Pas de rendez-vous médical ? C'était impossible. Julien ne ratait jamais l’école. Pas avec l’éducation rigoureuse qu’il lui avait inculquée, pas avec les routines qu’il avait imposées pour garantir une vie sans accroc. Que se passe-t-il ? Lui est-il arrivé quelque chose ?

Michel, déterminé à ne pas céder à des suppositions alarmistes, attrape rapidement son téléphone, ouvre son répertoire, cherche la lettre C, puis sélectionne "collège". Il ne laissera pas ce malentendu le perturber davantage.

- Collège Victor Hugo, bonjour ! Que puis-je faire pour vous ? demande une voix criarde au bout du fil. Michel plissa les yeux, agacé par ce désagrément.

- Bonjour, la CPE s’il vous plaît.

- J’vois si elle est là.

Clac. "La Lettre à Elise", pour le faire patienter. Le son est trop fort. Deux agressions auditives en moins d’une minute et Michel sentit l’irritation monter en lui..

la – mi – la – la – mi – la – do – si – la – sol# – la – mi – la – la – mi – la+mi – la

Les notes semblent s'étirer pendant de longues minutes.

- Allô

- Mme Tirel ? M Giroud, je suis le père de Julien.

- Bonjour M Giroux…

Il ne lui laisse pas le temps de continuer :

- Vous m’avez laissé un message par erreur ce matin…

Elle le coupa à son tour :

- Par erreur ? Je l’ai déjà expliqué à votre secrétaire tout à l’heure. Le logiciel que nous utilisons ne peut pas envoyer de message par erreur M Giroux.

- Il stipulait pourtant que mon fils n’était pas au collège ce matin.

- Julien n’est pas au collège M. Giroux, laissez-moi 2 secondes, je vous donne plus en détails, 4ème5… 13 janvier… absent à 8h00 en cours de français avec Mme Duroche, absence confirmée lors du cours suivant pas M Begon en mathématiques, même chose pour l’appel fait après la récréation par le professeur d’EPS.

- Mais… Je ne comprends pas. Il est parti pour se rendre au collège ce matin, je l’ai déposé à l’abri bus en me rendant au travail à 7h15.

-M Giroud, je ne comprends pas non plus, mais je peux vous assurer qu’il n’est pas au collège.

-Bien, je vous remercie. Bonne fin de journée.

Michel raccrocha, il réussit à formuler une phrase de politesse pour terminer cette conversation mais il était déboussolé. Il sentit une angoisse sourde l’inonder. Il était habitué à gérer des crises professionnelles, à apporter des solutions rationnelles à des problèmes complexes. Mais là, il n’y avait pas de plan, pas de procédure. Il se sentait submergé par le désordre qu’il redoutait tant.

« Julien est probablement chez un ami » pensa-t-il. « il a simplement oublié de prévenir. » Ce scénario anodin était rassurant, presque confortable. Derrière cette rationalisation se cachait une petite fissure. Chaque fois qu’il se permettait une pause mentale, des pensées plus sombres surgissaient. « Et si c’était plus grave ? Et si quelque chose lui était arrivé ? ». Il se rassura à nouveau, s’il avait eu un accident, l’hôpital l’aurait prévenu.

12h30, l’estomac noué, Michel décida de ne pas manger pour régler ce problème avant sa réunion de 14h30, il devait clarifier la situation.

Il commença par le plus logique et le plus simple et tenta d’appeler Julien sur son portable.

Chaque appel aboutissait à la messagerie. Sa voix, familière mais distante, résonnait dans son oreille : « Salut, c’est Julien. Laissez un message. ».

Il composa ensuite le numéro de son épouse.

Hélène décrocha immédiatement, la voix légèrement tremblante.

— Michel, que se passe-t-il ? Sophie m’a appelée. Je n’arrête pas d’essayer de joindre Julien, mais il ne répond pas…

— J’ai eu Mme Tirel au téléphone, Julien n’est pas au collège, confirma-t-il d’un ton qu’il voulait rassurant. Mais ne t’inquiète pas, je maîtrise la situation. S’il avait eu un accident, nous aurions été contactés. On va le retrouver. Tu es à la maison ?

— Oui, j’étais au centre social ce matin, on triait des vêtements pour la collecte de la paroisse, mais je suis rentrée directement après l’appel de Sophie. Je n’avais pas vu le message du collège avant…

Elle marqua une pause, cherchant ses mots.

— Je ne bouge pas, au cas où… au cas où il reviendrait.

— Bien. Reste là et ne t’inquiète pas.

Michel raccrocha, le regard fixé sur son écran, comme s’il pouvait y trouver une réponse immédiate.

**

Il ouvrit rapidement son agenda électronique, cherchant à ajuster son emploi du temps pour intégrer cette nouvelle priorité. Cela semblait absurde, presque grotesque, mais c’était ainsi qu’il fonctionnait : organiser pour mieux maîtriser. Pourtant, chaque tentative pour inscrire cette « Julien » dans son calendrier paraissait terriblement déplacée.

Il prit une profonde inspiration, ouvrit son ordinateur et consulta sa boîte e-mail, parcourant rapidement les messages en attente. Les mots défilaient sous ses yeux, mais son esprit était ailleurs..

14h28, il interrompit sa tâche et se rendit à la réunion avec M. Tinsot. Malgré un dossier solide, Michel ressentit pour la première fois de sa carrière que sa présentation ne reflétait pas pleinement ses compétences. Mais il évacua vite cette pensée. Le contrat était signé, et se reprocher davantage n'aurait eu aucun sens. Aujourd'hui, ses priorités étaient ailleurs.

ichel, habituellement rigide dans ses horaires, choisit exceptionnellement de rentrer plus tôt ce jour-là pour retrouver sa femme et poursuivre la recherche de leur fils.près avoir consulté son agenda, il réalisa qu'aucune urgence ne justifiait de prolonger sa journée, et il savait qu’il ne serait pas vraiment efficace dans ces conditions.

**

Michel rentra, l’esprit tourmenté. Ils ont continué à tenter de le joindre à plusieurs reprises, mais sans succès. Michel parcourut les réseaux sociaux, espérant découvrir une trace de son fils. Rien.

Désemparés, Ils décidèrent de se rendre à la gendarmerie. Michel prit une photo récente de Julien, espérant que cela aiderait les autorités à le retrouver.

Ils expliquèrent la situation aux gendarmes, leur détaillant les circonstances de la disparition et leur remettant la photo. Les gendarmes prirent immédiatement la situation au sérieux, inscrivant Julien au fichier des personnes recherchées et entamant les démarches nécessaires pour le retrouver.

Michel, bien que rassuré par la réactivité des autorités, ne pouvait s'empêcher de se sentir coupable. Il se demandait s'il avait manqué un signe, une indication qui aurait pu prévenir cette disparition. Mais pour l'instant, il n'avait d'autre choix que d'attendre, espérant que les efforts conjoints de la famille et des forces de l'ordre porteraient leurs fruits.

**

Michel et Hélène rentrèrent chez eux, le cœur lourd. La maison, d'ordinaire calme et sereine, semblait aujourd'hui enveloppée d'un silence inhabituel, presque oppressant.

Ils s'assirent côte à côte, sans un mot. Leurs regards se croisaient, mais aucun d'eux ne parvenait à briser le mutisme qui les enveloppait.

Après un long moment, ils se levèrent et se dirigèrent vers leur chambre. Leurs corps étaient fatigués, mais le sommeil les fuyait.

Dans l'obscurité, ils restèrent éveillés, leurs esprits tourmentés par des pensées sans fin, cherchant des réponses.

**

11h00, Michel consulte ses e-mails dans son bureau, peinant à se concentrer sous le poids de la fatigue et de l'inquiétude.

Le téléphone sonne. Michel décroche, sa voix légèrement tendue.

- Allô ?

Une voix calme et professionnelle se fait entendre

- Bonjour, Monsieur. Je suis l’inspecteur Dupont de la Brigade de Police de Paris. Je vous appelle au sujet de votre fils, Julien."

-Oui ? Vous avez des nouvelles ?

L’inspecteur, d’un ton posé, commence à lui expliquer les faits.

- Nous avons vérifié les enregistrements du bus 43 dont vous nous avez parlée. Julien est bien monté ce matin à l'arrêt 'Neuilly - Hôtel de Ville', mais il ne n’est pas descendu à 'Pont de Neuilly', comme il le fait chaque jour. Le conducteur a été interrogé. Il a été surpris de ce changement. Nous avons consulté les images de vidéosurveillance et il est descendu à l'arrêt 'Buttes-Chaumont'.

Michel, bouleversé, essaie de comprendre les implications.

- Mais pourquoi il serait descendu là ? Cela n’a aucun sens.

L’inspecteur, avec une voix plus rassurante, conclut l’appel.

- Nous n’en savons rien pour le moment. D’autre part, les premiers témoignages recueillis auprès de ses camarades du collège, il semblerait qu’il traverse une période particulièrement difficile. Savez-vous pourquoi ?

- Une période difficile ? Julien ? Non je ne sais pas.

- Nous vous tiendrons informé de l’évolution de l’enquête.

Michel, visiblement sous le choc, répond d’une voix brisée.

- D’accord… merci…

L'inspecteur raccroche, laissant Michel seul avec ses pensées, le téléphone encore en main. Cette fois, l’inquiétude qu’il s’efforçait de contenir franchit une barrière invisible. Sa rationalité, cette armure qu’il portait dans toutes les situations, semblait soudain insuffisante.

Il se leva, marchant nerveusement dans son bureau. Les hypothèses rassurantes qu’il avait formulées s’étaient effondrées. La froide logique qui l’avait toujours guidé lui paraissait maintenant une arme émoussée face à l’inconnu.

Il jeta un nouveau coup d’œil à son agenda électronique. Ces gestes habituels l’aidaient à garder un minimum de contrôle. Il y avait encore des rendez-vous importants prévus pour l’après-midi. L’idée même de laisser son emploi du temps en suspens, cependant, lui fit serrer les dents. C’était contre sa nature

Annuler ou repousser ses obligations étaient pour lui inimaginable. La simple idée de déroger à son planning lui donnait une sensation de vertige, comme si renoncer à sa routine risquait de faire s’écrouler tout ce qu’il avait construit.

Il força ses idées à basculer en mode « résolution de problème ». C’était ce qu’il savait faire de mieux, et il s’y raccrochait désespérément.

Il passa une main sur son visage, comme pour chasser les pensées qui tournaient en boucle dans son esprit, mais elles revenaient toujours plus nombreuses, plus pressantes. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer pour que Julien traverse une période sombre sans qu’il s’en aperçoive ? Il se repassa les dernières semaines, cherchant des signes qu’il aurait pu manquer. Julien semblait peut-être un peu fatigué, un peu plus silencieux… Était-ce vraiment ça ? Ou y avait-il autre chose ?

Il se mit à explorer toutes les possibilités, l’une après l’autre. Était-ce un problème au collège ? Ses résultats scolaires ? Une mauvaise relation ? Une fille ? Quelque chose qu’il n’osait pas partager ? Les pensées fusaient : est-ce qu’il s’est confié à quelqu’un d’autre ? Aurais-je dû insister plus lors de nos derniers dîners pour qu’il parle davantage ? Est-ce que j’ai été trop absent, trop pris par mon propre quotidien ? Son questionnement l’amena à des hypothèses plus inquiétantes.

Il sentit un poids écrasant de culpabilité s’installer sur ses épaules. Était-ce de sa faute, d’une manière ou d’une autre ? Il avait toujours cru qu’ils avaient une relation solide, fondée sur la confiance. Mais avait-il été assez à l’écoute ? Assez présent ? Ces questions restaient sans réponse, un labyrinthe de doutes où chaque chemin semblait le ramener à une seule conclusion : il avait commis une erreur, il n’avait pas réussi à protéger son fils.

Il entreprit de dresser une liste mentale, presque machinale, comme s’il s’agissait d’un projet complexe au travail :

Vérifier les courriels de Julien.

Contacter ses amis proches.

Réorganiser l’agenda de la journée pour éviter tout retard.

Il consulta l’heure. Dix minutes avant la prochaine réunion. Je dois avancer, se dit-il. Repousser cette présentation cruciale n’était pas une solution.

Dans un effort pour rassembler ses pensées, il ferma temporairement les onglets liés à Julien sur son ordinateur et ouvrit les documents nécessaires pour la réunion. Il se redressa sur son fauteuil de bureau, ajusta sa cravate, et se dirigea vers la salle de conférence.

À l’intérieur, ses collègues discutaient déjà autour de la table, les graphiques projetés sur l’écran. Michel s’installa à sa place habituelle, sortit son ordinateur et se força à prendre des notes. Les chiffres et les mots se succédaient, mais ils semblaient flous, leurs significations lui échappaient.

Il prit la parole pour présenter son analyse, s’efforçant d’adopter un ton posé et professionnel. Il tentait de garder le masque de sérénité qu’il se devait de porter devant ses collègues.

Entre deux interventions, il consulta discrètement son écran, espérant un message, un appel, un signe, quelque chose. Mais le vide persistant ne faisait qu’alimenter une peur sourde, une angoisse qu’il tentait désespérément de refouler.

La réunion s’éternisait, néanmoins Michel s’efforçait de jouer son rôle. Il donnait des consignes, validait des propositions, semblable à un automate programmé pour exécuter une tâche. La méthode. Toujours la méthode.

De retour à son bureau, il sollicita immédiatement son téléphone. Rien. Il ne pouvait pas continuer ainsi. Il le savait. Mais, l’idée de lâcher prise, de perdre le contrôle, lui était insupportable…
**

Michel rentra chez lui éreinté. La fatigue pesait sur ses épaules, mais ce n’était rien comparé à l’angoisse qui le rongeait. Il referma la porte d’entrée derrière lui et resta immobile quelques secondes dans le silence pesant de la maison. Hélène était restée dans le salon, silencieuse, elle aussi, la tête appuyée contre sa main. Michel n’échangea pas un mot avec elle, il en était incapable. Il se dirigea directement vers la chambre de Julien.

En franchissant le seuil, il sourit. L’ordre presque parfait qui régnait dans la pièce. Le lit impeccablement fait, les livres alignés sur les étagères, le bureau dégagé. Tout était à sa place. Il se sentait fier. Fier de son fils. Voir que Julien avait adopté son mode de vie le rassura… S’il avait commis une erreur dans son éducation, Julien se serait rebellé et cette rébellion se lirait dans sa chambre. Non, il était un bon père, avait apporté des bases solides à son fils. Cette disparition avait une explication rationnelle, sans gravité, et ils auraient des nouvelles dans les prochaines heures, minutes même. C’était évident.

Michel s’avança lentement, inspectant chaque recoin avec minutie, à la recherche d’un indice, d’un signe qui pourrait l’aider dans ses recherches. Ses doigts glissèrent sur le bord d’un carnet posé à moitié dissimulé sous un manuel scolaire. Le seul élément qui n’était ni perpendiculaire, ni parallèle aux autres sur son bureau.

Il le prit et l’ouvrit. Les pages étaient remplies d’une écriture pressée, presque nerveuse, des pensées éparses, des dessins, des mots raturés.

Une page cornée attira son attention. Elle semblait différente. Ses mains tremblaient légèrement lorsqu’il s’y rendit. Les mots qu’il lut le frappèrent comme un coup de poignard :

« Je ne veux pas être ce que tu veux que je sois. Je ne veux pas être parfait.»

Michel sentit un frisson parcourir tout son corps. Son souffle se bloqua, et sa vision devint floue. Ces phrases simples, mais poignantes, résonnaient en lui avec une brutalité insupportable. Julien, son fils, ne supportait pas la perfection qu’il avait érigée comme une norme. Il la subissait, prisonnier d’un idéal qui n’était pas le sien.

Il s’assit sur le bord du lit, incapable de détacher son regard du cahier. Dans son esprit, l’illusion de contrôle qu’il avait si soigneusement cultivée s’effondra en une fraction de seconde. Chaque minute planifiée, chaque objectif imposé, chaque règle qu’il avait édictée… Tout cela, qu’il croyait être une structure protectrice, était devenu une cage insoutenable pour Julien.

Un flot de souvenirs envahit Michel : les fois où il avait insisté pour que Julien révise encore plus, même après une bonne note ; les week-ends passés à organiser des activités qu’il jugeait « productives » ; les encouragements qui n’étaient, en réalité, que des exigences déguisées. Il avait cru bâtir un avenir solide pour son fils, mais il comprenait maintenant qu’il avait ignoré l’essentiel : Julien n’était pas heureux.

Ces mots étaient un cri de détresse, une tentative de se libérer d’un poids qu’il n’avait pas pu supporter. Michel se sentit envahi par un mélange de culpabilité et de douleur. Il serra le carnet contre sa poitrine, comme s’il espérait y trouver une réponse, un moyen de réparer ce qui semblait déjà irréparable.

Il se leva et posa le livre sur le bureau, exactement là où il l’avait trouvé. Ses mains tremblaient toujours. En sortant de la pièce, il sentit un vide immense s’installer en lui, un abîme qu’aucun emploi du temps, aucune méthode, aucune routine ne pourrait combler.

Dans le couloir, Hélène l’attendait, les yeux rougis par les larmes. Elle n’avait pas besoin de poser de questions. Elle savait que Michel venait de découvrir une information qui changerait tout.

- Michel… que fait-on maintenant ? murmura-t-elle.

Michel ne répondit pas immédiatement. Il se contenta de baisser la tête, comme si la réponse lui échappait totalement. Il comprenait que sa façon de vivre, de tout contrôler, avait des failles. Mais il ignorait encore comment faire autrement. Il ne savait pas vivre différemment.

**

Le même soir, la police retrouva dans le parc des Buttes-Chaumont le corps de Julien suspendu à une corde.

**

Michel et Hélène avancèrent dans le parc des Buttes-Chaumont, guidés par les policiers. Le sentier était étroit et ombragé, l’atmosphère lourde et oppressante sous les arbres serrés. Le silence pesait sur eux, comme une chape de plomb, chaque pas enfonçant un peu plus l’angoisse dans leurs esprits.

Puis ils arrivèrent dans la partie la plus sombre du parc, où, suspendu à une branche, Julien était là, figé dans l'horreur de son dernier geste. Un cri déchirant échappa à Hélène, qui s'effondra sur le sol, submergée par la douleur. Michel resta là, pétrifié, les yeux rivés sur son fils. Après un long moment, il détourna lentement le regard, puis, sans un mot, se tourna et entreprit de revenir sur ses pas. Il se déplaçait comme un automate, ses gestes étaient mécaniques, l'esprit trop engourdi pour réfléchir.

Hélène, elle, ne pouvait détacher son regard du corps de son fils. Ses mains étaient crispées sur son ventre, comme si elle pouvait empêcher la douleur de déborder en les maintenant là.

**

De retour dans leur demeure, Michel se rendit immédiatement dans son bureau. L’ordre régnait dans chaque recoin. Les dossiers étaient parfaitement alignés, les piles soigneusement rangées. Les feuilles, empilées avec précision, formaient des colonnes nettes et ordonnées. Chaque tâche, chaque priorité, était inscrite avec une minutie presque clinique. Tout était sous contrôle : ce contrôle qui lui permettait de ne pas perdre pied.

Il s’assit et, sans un mot, prit une feuille, commençant à inscrire les démarches nécessaires pour enterrer son fils

Hélène se tenait dans l’encadrement de la porte, horrifiée.

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