Chapitre Onzième : Une Promesse Séculaire

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La pluie tombait avec fracas et cognait contre les vitres du Manoir. Chizu n’avait pas l’habitude d’un tel phénomène. Les Enfers se muraient dans un silence perpétuel, que seuls les cris des âmes torturées venaient briser.

Elle avait ouvert la fenêtre de sa chambre et passé la tête à travers. L’odeur qui envahissait ses narines lui semblait à la fois familière et nouvelle. Sûrement avait-elle connu des averses dans ce passé qui lui échappait.

Il n’y avait pas de balcon, mais le toit offrait une assise acceptable. Chizu s’était extirpée de la pièce et allongée sur les tuiles. Chaque fois que d’énormes gouttes venaient s’écraser sur son visage, elle ne pouvait s’empêcher de rire. Elle se surprenait d’émettre un tel son, cela ne lui était encore jamais arrivé ; du moins pas de manière sincère et aussi incontrôlable.

La jeune fille avait emporté le coffret cadeau dans sa petite escapade. Elle souleva le couvercle, révélant le fragment de métal et la chaîne qu’il cachait. Ses yeux vairons observaient minutieusement les deux objets. Elle craignait d’y toucher, une force immense semblait en émaner. Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi Nakãra les lui avait confiés. Que devait-elle en faire ?

Elle inspira profondément et se risqua enfin à effleurer ses présents. Elle caressa le morceau métallique, laissant s’échapper un soupir quand rien ne se passa. Elle répéta la même opération avec le collier puis se décida à l’accrocher autour de son cou. Elle le cacha aussitôt sous son t-shirt.

Une main se posa sur son épaule. Chizu sursauta et manqua de peu de glisser jusqu’au sol qui se trouvait plusieurs mètres en contrebas. La main la retint. Elle soupira une nouvelle fois. Ce n’était que Kao. Même si elle se méfiait de lui, il ne lui faisait pas peur.

Son visage était aussi fermé que d’habitude, mais son regard le trompait. Une lueur d’inquiétude brillait faiblement dans ses yeux.

— Où as-tu trouvé ça ?

Il pointait le fragment. Elle referma le coffret et le plaqua contre son cœur. Il ne lui enlèverait pas son cadeau. Il resta stoïque et continua :

— C’est important, Chizu. Comment as-tu obtenu ce morceau de métal ?

Elle restait muette tandis que la pluie continuait de s’abattre sur eux. Alors que l’eau alourdissait les cheveux du dieu et qu’elle ruisselait sur son visage, pareille à des larmes, Chizu comprit ; derrière son impassibilité il cachait crainte et tristesse. Elle ouvrit la bouche, étonnée.

— J-je c’est Mère qui me l’a offert, se résigna-t-elle à répondre.

— A-t-elle dit pourquoi ? Sais-tu ce que c’est ?

— N-non.

Kao se recoiffa, et ils se retrouvèrent, secs, assis dans le salon. Un service à thé fumant les attendait déjà.

— Écoute-moi, Chizu. Ce fragment, il s’agit d’un morceau de mon épée. C’est la seule lame qui peut réellement blesser Nakãra.

— Pourquoi Mère en possédait un fragment ?

— Il y a longtemps nous nous sommes fait une promesse, celle de ne plus faire couler le sang de l’autre. Nous avons alors brisé nos lames. Nous avons échangé chacun un morceau puis nous avons scellé nos épées à l’aide d’un puissant sort. Afin que nous ne puissions pas les réparer sans l’accord de l’autre.

— C’est donc une sorte de clé ?

— Oui, et je possède la deuxième. Si Nakãra t’a transmis la sienne cela ne peut signifier qu’une chose…

— Elle veut que tu répares ton épée car c’est le seul moyen de vaincre les Créateurs, comprit-elle.

— C’est ce que je crois.

— Mais si je te donne ce fragment, tu vas la tuer.

Il se tut. Chizu avait raison. S’il récupérait son arme, il devrait alors combattre Nakãra. Et pour vaincre les Créateurs il n’aurait d’autre choix que de la tuer.

La jeune fille le regarda de ses deux yeux vairons. Cette fois il n’y avait pas de pluie. Les larmes qui coulaient sur le visage de Kao étaient réelles. Elle pouvait sentir sa douleur. Elle contempla le coffret qu’elle continuait de tenir fermement contre elle.

Mère avait tout prévu jusqu’à présent. Si elle lui avait demandé de se réfugier chez Kao, si elle lui avait confié la clé, cela signifiait qu’elle considérait ceci comme le seul plan possible.

— D’accord, se surprit-elle à dire.

— Que dis-tu ? s’étonna le dieu.

Pour seule réponse elle lui tendit la boîte. Lorsqu’il l’attrapa, elle s’enfuit. Elle refusait de pleurer devant lui.

Les journées avaient passé depuis la chute des verrous qui le piégeaient en ce lieu, mais Mora n’avait pas bougé. Il attendait patiemment, tel un prédateur qui guettait le moment opportun pour bondir sur sa proie. Il savait que sa patience serait récompensée plus que jamais auparavant. La Vérité promise par les Créateurs dépassait ses attentes. Ils ne la lui avaient pas encore révélée, mais il le ressentait au plus profond de son être.

Un bruit presque inaudible, une brise, un murmure, attira son attention. Il n’était pas seul. Intrigué il ouvrit un œil et scruta sa prison. Rien.

Une main se posa sur lui, pourtant les portes étaient restées closes. Il reconnut l’aura qui en émanait. Il la connaissait, mais ne savait rien d’elle. Cette ignorance le rongeait et elle s’en délectait.

— Bonjour, Mora.

— Que me vaut ce plaisir ? cliqueta-t-il.

— Tu ne le sens pas ? Le vent du changement. Il est en train de souffler.

Un tentacule émergea de la sphère noire et tenta de s’enrouler autour du bras de la femme. Mora ne parvint qu’à enserrer du vide, pourtant la main n’avait pas rompu le contact.

— Non, Mora, non.

— Tssk !

— Quelle vulgarité, murmura-t-elle. Je venais simplement t’avertir, les choses seront différentes cette fois.

La lumière envahit les lieux et avant que l’Antique n’aie le temps de répondre la femme avait déjà disparu.

Nakãra entra. Cela signifiait que les Créateurs venaient enfin lui demander des informations. S’il avait eu une bouche, Mora aurait souri, mais il se contenta d’agiter son tentacule. Elle s’avança jusqu’à lui.

Kao n’avait pas cherché à retenir Chizu, il était parti et s’était isolé dans les tréfonds de son manoir – un lieu auquel seul lui avait accès.

Ici, il entreposait les artéfacts qu’il retirait du monde car, selon lui, trop dangereux ou trop puissants. Plusieurs fois il avait soustrait des objets convoités par Nakãra et les avait enfermés là, protégés par une multitude de sorts et enchantements.

Des siècles auparavant il y avait déposé son épée brisée et le fragment que la déesse du Mal lui avait confié.

Aujourd’hui il s’apprêtait à reconstituer son arme. Par la même occasion il récupèrerait la partie de sa puissance qu’il avait scellé avec. Malheureusement ce serait à double tranchant. La décharge d’énergie qui résulterait de l’ouverture du sceau ne manquerait pas d’avertir les Créateurs. Ces derniers pourraient alors faire de même avec l’épée de Nakãra et amasser tout autant de puissance.

Mais il n’existait aucune alternative. Il devait le faire. Pour les vaincre il acceptait de tout sacrifier. Sa propre vie, mais aussi celle des autres.

Il déposa le coffret de Chizu sur un petit autel adossé contre un mur. Des runes couraient sur sa surface ; elles brillaient et vibraient sous l’intensité de la magie qui les traversait.

Kao récita quelques mots et un fragment de métal sombre rejoint la table. Il ne lui manquait plus que deux ingrédients. Son sang et celui de Nakãra. Si, comme Chizu l’avait dit, la déesse avait vraiment tout prévu, la petite boite devrait, en plus de la clé, contenir une fiole emplie du liquide vermeil.

Le dieu l’ouvrit, il retira l’éclat métallique et apposa sa main sur le fond du coffret. Il laissa glisser ses doigts sur le bois. Il cherchait une aspérité, le moindre indice qui pourrait révéler un double fond. Son examen s’avéra infructueux. Il devait penser autrement, réfléchir comme la déesse.

Une énergie sombre filtra de ses paumes, une puissance sinistre, bien loin de celle que le dieu dégageait habituellement. Il la déchargea sur la boite qui se désagrégea aussitôt. Un pentacle se matérialisa dans les airs et une fiole s’en échappa. Il s’en saisit et la posa à son tour sur l’autel.

Il invoqua une dague et entailla sa main gauche avec. Il laissa le sang couler sur les runes avant de faire disparaître sa blessure. Il déversa ensuite le contenu du flacon. Les deux sangs se mélangèrent et engloutirent les fragments métalliques.

— Ra let O ekhti uyé not. Do sorn veth ethant val li Mereti let li shtana. Xer drajnot var seth sorn. Trezali xer sen luna let vern nharkeji li sorn.

L’autel s’ébranla, le sang bouillit et le métal chanta.

Les Créateurs laissèrent s’échapper un cri tandis que le fragment d’épée emprisonné dans la chair de Nakãra s’extirpait. Ils n’eurent le temps de réagir que déjà il s’était volatilisé. Ils se ressaisirent et reportèrent leur attention sur Mora. L’Antique les observait de son iris orange.

— Vous êtes venus procéder à l’échange ?

— La Vérité que nous t’offrons vaut plus qu’un seul échange, rétorqua Raito.

— Ce sera à moi d’en décider.

— Non, fit Shidesu.

— Vous avez pactisé.

— Avec son corps, ricanèrent les Créateurs en chœur.

Mora fit claquer ses tentacules et ils se retrouvèrent paralysés. Ils ne parvenaient même plus à utiliser la télépathie.

— Ma marque s’applique sur vous. Ce n’est pas parce qu’elle est visible sur la paume de Nakãra que vous pouvez vous y soustraire.

Il relâcha son étreinte mentale et les Créateurs reprirent possession du corps de la déesse du Mal. Ils se résignèrent. Ils avaient sous-estimé l’Antique. Raito commença à raconter à Mora la Vérité qu’ils lui avaient promis. Assez vite il l’interrompit :

— En effet, cela vaudra bien plusieurs aides de ma part. Vous n’êtes toujours pas remis de votre défaite contre Kao et Nakãra. Vous avez besoin de puissance pour compenser votre état. L’épée de la déesse du Mal, voilà ce qu’il vous faut.

— Où est-elle ? s’enquit Shidesu.

— Brisée. Et jusqu’à aujourd’hui elle était aussi scellée. Mais Kao a rompu l’enchantement. Libre à vous de la reforger avec le bon sort.

— Et j’imagine que tu le connais et ne le communiquera qu’en…

— Non, ce que j’ai appris me suffit pour aujourd’hui, coupa Mora, je vous offre l’incantation.

Mora glissa ses tentacules jusqu’au corps de Nakãra et les enroula autour. Une multitude d’images, de sons et de concepts assaillirent l’esprit des Créateurs tandis qu’il leur transmettait les informations dont il disposait au sujet de l’épée.

Les nuages glissaient à travers le ciel de l’Empire. Une légère brise apportait des senteurs venues d’ailleurs. La vie avait repris son cours normal. Les craintes de Dévandra s’étaient dissipées en même temps que le poison qui circulait dans l’organisme d’Isis.

Celle-ci recommençait à travailler, en douceur. Le remède de Copédra avait opéré un miracle, elle ne conservait aucune séquelle de sa blessure. Seule persistait une légère fatigue, mais rien qui fusse alarmant.

Comme autrefois les quatre amis se retrouvaient lorsque le soleil atteignait son zénith, afin de partager un repas et d’échanger blagues, ragots et mondanités.

Les débris qui résultaient de l’attaque de Nakãra avaient fini d’être déblayés. Les portails avaient été réactivés. Les échanges commerciaux qui transitaient par Odyssée Ancestrale étaient plus importants que jamais auparavant.

Tout semblait être oublié. Nul ne se préoccupait plus de ce qui était arrivé, ni même de ce qui allait advenir. Les habitants se concentraient sur l’instant présent.

Néanmoins, lorsque la nuit tombait et que le soleil disparaissait derrière l’horizon, Mya se rappelait à la mémoire de Dévandra et de ses collègues. Son absence se faisait ressentir, elle leur manquait. Mais ils ne s’inquiétaient pas, Kao veillait sur elle. Quand bien même ils ne recevaient aucune nouvelle, ils avaient confiance.

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