Chapitre Quatorzième : Darava
Mya flottait au milieu d’un océan de noirceur, qu’aucune lumière ne parvenait à éclairer. Pourtant elle avait essayé de l’illuminer avec sa magie, mais rien n’y faisait, toute clarté se faisait immédiatement absorber. Le seul élément qui rompait avec la monochromie des ténèbres était cet étrange cube. Elle ne savait pas ce qu’il était, mais il était apparu à travers ses cauchemars, et une puissante énergie en émanait. Un pouvoir sombre et terrifiant.
Peu importe le nombre de pas qu’elle faisait, la distance qui la séparait de ce bloc gigantesque restait la même. Alors elle s’assit, une mine exaspérée transparaissait sur son visage, presque boudeuse. Mais l’heure n’était pas à la bouderie. Quoique fusse cette chose, elle était soit un danger, soit un ennemi. La jeune ancestrale décida que le mieux était de l’observer et d’essayer de comprendre ce qu’il en retournait.
Immense, imposant, il se dressait fièrement face à elle, pareil à un mur infranchissable. Elle ne pouvait en distinguer qu’une seule face, les autres se dérobaient à son regard, celle-ci était d’un violet qui, sans qu’elle puisse l’expliquer, réveillait en elle des craintes enfouies. Des glyphes parcouraient la surface, finement ciselés ils créaient d’intéressants reliefs. Leur agencement laissait penser à des phrases, mais Mya ne connaissait pas cette langue, aussi leur sens lui restèrent obscur. Parfois les traits se rejoignaient autour d’inclusions d’un matériau semblable à l’or, qui, avec les coins, étaient les seuls détails à rompre avec la pureté et constance du violet.
Une ombre passa et se drapa autour du parallélépipède, l’absorbant entièrement. La vision de Mya se brouilla une fois encore. Sa gorge se noua. Ses muscles se raidirent. Il lui était parfaitement impossible de bouger. Sa respiration était lourde. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle était terrorisée. Le cube était peut-être un danger, mais le plus pressant était ce linceul. La jeune Ancestrale voulut se ressaisir et tenter d’avancer mais elle trébucha et sombra dans l’océan de noirceur tandis que ses yeux se fermaient.
Une main l’attrapa fermement et l’extirpa de sa torpeur. Il lui fallut quelques instants pour comprendre ce qu’il venait de se passer et reconnaître son sauveur. Kao ! Elle ne savait pas comment il était parvenu jusqu’à elle, mais l’Ancestrale se sentait tellement soulagée qu’elle en pleurait. Elle n’était plus seule.
— Te voilà enfin, souffla le dieu.
— J’ai cru que je devenais folle. Comment allons-nous vaincre cette chose ?
— Ils sont deux Mya. Ce sont des Antiques.
Elle essaya de se remémorer les leçons suivies auprès de Dévandra, mais le nom ne lui disait vraiment rien. Kao ressentit son interrogation et poursuivit :
— Il s’agit de créatures très puissantes, corrompues il y a longtemps par la magie de Nakãra. Il semblerait que ceux-ci aient décidé de la servir. Je n’y étais pas préparé et je t’ai mise en danger.
— Vous avez un plan pour les battre ?
— Oui, mais pour cela il faut d’abord que je t’explique leurs pouvoirs. L’étrange linceul d’ombres qui drape le cube s’appelle Darava. Il contrôle les ténèbres et avale toute source de lumière. C’est pourquoi nous sommes plongés dans ce noir. C’est lui qu’il va falloir éliminer en premier. Le second s’appelle Murkhata, le maître des illusions. Il profite du pouvoir de Darava pour projeter des images plus vraies que nature, basées sur tes souvenirs.
— Je comprends mieux…
— Maintenant prends ma main. Nous allons effectuer un rituel arcanique. Je ne pouvais pas l’effectuer seul, heureusement tu es là désormais.
Mya s’exécuta. Le contact avec Kao était étrange, singulier, mais elle n’aurait pas su dire exactement pourquoi. À son signal, elle entonna avec lui les mots qui servaient au rite. Elle reconnaissait quelques mots d’abyssien qu’elle avait appris lors de ses lectures, mais impossible de comprendre le sens des paroles ; elle se contentait de jouer le rôle d’un perroquet tandis qu’elle sentait sa magie fuser hors d’elle.
∞
— Que fais-tu ici mon enfant ? Tout va bien ? répéta Nakãra avec insistance.
— Je ne sais plus… je ne sais pas… Vous ne m’aviez pas demandé de venir ?
— Non. Mais maintenant que tu es là, autant que tu restes à mes côtés. Il me reste quelques affaires à traiter.
Les affaires à traiter, dont parlait Nakãra, consistaient à des procès expéditifs. Chaque jour infernal, elle recevait une nouvelle collection d’âmes, ramenée par ses fidèles faucheuses. Des êtres puissants, dirigés par la terrible Maria, et imbus d’une part infime, mais bien suffisante, de la magie de la déesse. La source de leur pouvoir était commune et limitée, ainsi plus le nombre de faucheuses augmentait, plus leur puissance se réduisait comme peau de chagrin. En revanche, lorsque leur nombre s’amenuisait, leur force devenait terrifiante, et peu de créatures pouvaient alors leur résister.
Nakãra les avait conçues ainsi pour plusieurs raisons. La principale était son manque absolu de confiance envers quiconque. Depuis toujours, elle se méfiait de tous, et n’allait certainement pas faire exception avec ses sbires. Elle avait torturé, et arraché à leur ancienne vie, la plupart de ceux qui la servaient. Ils ne la suivaient que par crainte de son courroux et de sa magie. Un instant de faiblesse et ils se retourneraient contre elle. Seul Zaefan semblait la servir de son plein grès.
Chizu le connaissait bien. Au cours des trois années écoulées depuis son arrivée, il lui avait servi de tuteur. Lorsqu’il était dans sa forme scellée, il paraissait presque humain, et se plaisait à communiquer les connaissances qu’il avait amassées au cours des siècles. Son savoir semblait sans limite.
Parfois Zaefan se risquait à lui parler de choses que Nakãra aurait préféré garder secrètes plus longtemps. C’est ainsi qu’il lui avait raconté l’histoire de l’Unique et la naissance des Antiques. Chizu était restée médusée. Jusqu’alors elle n’imaginait pas sa mère adoptive aussi puissante. De nouveaux sentiments étaient nés en elle. Elle ne se contentait plus uniquement de la gratitude envers la déesse du Mal, désormais elle la craignait aussi.
Curieuse la jeune fille s’était aussi décidée à chercher et observer les Antiques encore présent aux Enfers. Elle parvint à trouver l’emplacement de Mora, en suivant discrètement sa mère, mais fut découverte avant de pouvoir l’approcher. Par la suite elle localisa Méphala dans les mains d’une faucheuse, elle les observa jusqu’à ce que cette dernière soit envoyée en mission par Nakãra et disparaisse dans un portail vers le Mereti.
Mais son premier contact fut avec Darava. Malheureusement, le seul souvenir que cette rencontre lui laissa fut celui du regard terrifié de Zaefan alors qu’il la tenait dans ses bras. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il s’était passé avant cet instant. Et elle ne retenta jamais l’expérience. Zaefan lui avait fait promettre.
Nakãra claqua des doigts. Chizu chassa ses souvenirs et se concentra sur l’action qui prenait place face à elle. Un homme, ou plutôt son âme matérialisée, se faisait trainer, par un démon au regard haineux, jusqu’au pied du trône de la déesse. Elle le dévisagea, puis se tourna vers sa fille.
— Que penses-tu de celui-ci ? Coupable ?
En l’entendant parler, l’âme commença à balbutier des suppliques, entrecoupées de sanglots. Chizu le regarda, elle éprouva de la pitié pour ce pauvre hère, mais elle savait que quoiqu’elle dirait, le jugement de Nakãra était déjà rendu. Cet homme était coupable. Coupable d’avoir existé. Coupable d’être humain. Coupable d’être un homme. Et puis, peut-être était-il aussi coupable d’un quelconque crime. Après tout, la destinée avait placé la déesse du Mal et ses faucheuses sur sa route.
Chizu acquiesça et sa mère suspendit sa victime dans les airs d’un simple geste de l’index. Elle réfléchissait à la meilleure torture à appliquer, et ce afin de produire le démon de la meilleure qualité possible. Pour ensuite mieux l’envoyer mourir dans une mission futile et quelconque. Nakãra n’avait que peu de considération pour ses démons, en dehors de Zaefan. Ils étaient, au mieux, des jouets, au pire, des déchets. L’un, finissait toujours par se casser et devenir l’autre. L’autre, terminait incinéré.
— Et si nous le démembrions celui-ci ? Il me semble s’y prêter parfaitement.
Elle n’attendait pas de réponse et n’en attendit aucune. Des chaines noires jaillirent du sol pour enserrer les bras et les jambes du pauvre homme. L’instant d’après il n’était déjà plus qu’un tronc, tout juste additionné d’une tête. Une nouvelle chaine s’entoura autour du torse, tandis que Nakãra maintenait son emprise au niveau du cou. Puis la tête sauta, telle un bouchon de champagne que le gaz propulsait loin de sa prison de verre.
Un grand sourire aux lèvres, la déesse fit danser ses doigts et les morceaux de corps, puis, soufflant un soupçon de magie en leur direction, elle commença à former un démon. Les restes de l’homme fusionnèrent pour créer une masse informe, de chair et d’os. La créativité de Nakãra prit le relais, et le tas se mua en une créature grisâtre et humanoïde, dotée de griffes, de crocs et de cornes, parsemée de pustules et furoncles, au regard vide et défait. Son œuvre parachevée, elle le congédia d’un geste dédaigneux et attendit qu’on lui amène sa future victime.
Le bruit des chaînes qui raclaient le sol attirèrent l’attention de Chizu. Il ne s’agissait donc pas d’une âme fauchée cette fois, non, seuls les prisonniers encore vivants obtenaient ce traitement. Et ils n’étaient pas communs. Pour tout dire, elle n’en avait vu qu’un seul autre auparavant. L’Ancestral. Copédron ou quelque chose comme ça. Elle n’avait pas trop prêté attention à son nom, il lui importait peu.
Son regard attrapa la chute d’une mèche de cheveux châtains. Exténuée, la future victime avait trébuché, projetant une partie de sa chevelure hors de la capuche qui les occultait. Nakãra fit un signe insistant et les démons forcèrent la captive à continuer d’avancer. Les yeux vairons de Chizu se reflétèrent dans les iris verts de la jeune femme enchaînée. Cette dernière chancela, la bouche bée.
— Je t’ai encore retrouvée, murmura-t-elle, Chizu…
La déesse du Mal ordonna à tous de s’immobiliser, et tous obéirent. Elle se leva de son trône et s’accroupit devant sa fille adoptive, une mine sévère sur le visage. Elle lui releva le menton et plongea ses pupilles dans celles de Chizu.
— Ma fille, je ne vais te poser cette question qu’une seule fois. Alors prête attentions à mes mots, et aux tiens. La suite des choses ne dépend que de toi.
Elle marqua une pause, mais fit comprendre qu’elle n’attendait pas de réponse, seulement le silence. Elle s’éloigna de Chizu afin de s’approcher de sa prisonnière. Une fois à portée, elle arracha sa capuche, puis la souleva en tirant sur sa longue chevelure.
La captive semblait familière à Chizu, mais quelque chose lui échappait. Elle ne parvenait pas à mettre de nom sur ce visage, quand bien même elle semblait le connaître. Qui était-elle ? Cette inconnue l’avait appelée par son prénom...
— Mon enfant, connais-tu cette vermine ?
Chizu s’écroula à quatre pattes. La question était simple. Pourquoi la réponse lui semblait-elle si complexe ? Que devait-elle faire ? Fallait-il exprimer son doute à sa mère ? Ou prendre une décision tranchée ? Était-elle celle qui se faisait torturer ?
— Eh bien ? Tu ne réponds pas ? Qui ne dit mot consent.
L’énergie commença à affluer tout autour de Nakãra. L’air ambiant se glaça, et un frisson parcourut Chizu tout entière. L’afflux de puissance fit gonfler la chevelure de la déesse. Sa fille ne l’avait jamais vu utiliser tant de pouvoir sur un prisonnier. Que voulait-elle prouver ?
La masse de magie disparut d’un seul coup, absorbée par le corps de sa mère adoptive. L’air se réchauffa tout aussi vite et des grésillements emplirent le palais. La déesse se préparait à électrocuter la pauvre femme au regard vert. Chizu pouvait déjà voir les éclairs qui parcouraient les bras de Nakãra. Elle était prête, à tout moment elle pouvait décharger sa foudre et réduire en cendres sa prisonnière.
L’électricité se massa dans la main de la déesse. Et au dernier moment, presque trop tard, Chizu bondit. Elle ne contrôlait plus son corps, une puissance inconnue lui commandait de se jeter en avant et d’arrêter ce spectacle avant que tout soit finit. Mais la distance qui la séparait des deux femmes était conséquente, et le chemin le plus rapide traversait un précipice sans fond. Mais la jeune fille n’y prêta pas attention. Elle se jeta, de toutes ses forces, de toute son âme.
La femme enchaînée avait déjà abandonné tout espoir de survivre. Mais du coin de l’œil elle aperçut Chizu. Elle sourit, tandis que des larmes ruisselaient sur ses joues, et prononça ses derniers mots :
— Tu vois, Chizu, tu voles…
Puis la foudre de Nakãra s’abattit, dans un grondement terrifiant.
— Non !
Chizu avait hurlé cet ordre avec l’énergie du désespoir, en même temps que la jeune femme avait fermé les yeux, à jamais. Elle répéta ce mot en boucle, avec de plus en plus de fermeté, lui octroyant à chaque fois plus de pouvoir.
— Non !
Le monde autour d’elle commença à se fissurer. Elle refusait cette vérité, elle niait ce cauchemar. Elle ne savait pas qui était cette femme, mais sa perte était inacceptable. Elle ne pouvait l’accepter.
Des pans entiers de la réalité se brisèrent, tombant comme des fragments de miroir. Derrière, ne restait qu’un néant absolu, un océan de ténèbres.
Elle se souvenait maintenant. Elle avait déjà eu cette vision étrange. Il s’agissait du pouvoir de l’Antique, le pouvoir de Darava. Un terrible linceul de ténèbres, qui l’avait enveloppée et plongée dans ses pires cauchemars. Il se nourrissait des espoirs et des rêves et les remplaçait par des visions d’horreurs. Mais tout comme Kao, Chizu était parvenue à briser l’illusion. Sa vie ne s’arrêterait pas ici. Elle avait encore des choses à accomplir. Libérer sa mère de l’emprise des Créateurs, peu importe le prix. Puis elle chercherait à comprendre qui était la femme de sa vision.
∞
— Tu ne trouveras rien.
Les paroles des Antiques résonnaient encore dans l’esprit de Kao, comme un aveu d’échec, car en effet, il ne parvenait pas à retrouver ses deux protégées. Il avait étendu son esprit autant que le danger lui permettait et s’était systématiquement retrouvé face à un mur. Plusieurs fois il avait imaginé être encore dans un cauchemar, mais il n’en était rien, il était bel et bien conscient. D’une quelconque manière, ses ennemis avaient réussi à placer les filles hors de portée de son pouvoir. Et cela l’inquiétait. Il n’abandonnait pas pour autant ses recherches.
Peut-être qu’il n’utilisait pas la bonne méthode. Ses adversaires étaient retors, il lui fallait être plus malin. Il devait utiliser des connaissances qu’ils n’avaient pas. Soudain, un éclair de génie le traversa. Jusqu’à présent, il avait cherché à localiser Mya et Chizu à l’aide de leurs signes vitaux. C’était perdu d’avance, il était aisé pour Raito et Shidesu de les occulter. Cependant, il leur serait beaucoup plus complexe de masquer des extensions de Kao, des objets qu’il avait lui-même créé, et par chance les deux filles possédaient chacune un pendentif fabriqué par ses soins.
En effet, Mya avait hérité de l’arbre d’améthyste de Dévandra, tandis que Chizu possédait ce qu’il restait du collier qu’il avait offert à Nakãra. Il n’avait pas vu la jeune fille le porter, mais il avait ressenti son énergie quand il avait récupéré son fragment d’épée.
Le dieu parcourut une nouvelle fois la pièce, à la recherche des bijoux. Son esprit accrocha l’un deux. Il s’agissait de l’arbre ! Il venait trouver Mya. Enfin !
— Non !
La voix de Chizu résonna et s’accompagna d’une détonation qui secoua toute la pièce.
— Non !
Cette fois un éclair blanc déchira les ténèbres. Le voile noir qui recouvrait tout se rétrécit comme peau de chagrin pour ne draper plus que le cube.
Était-ce vraiment Chizu à l’origine de tout ceci ? Comment était-ce possible ? Darava semblait fuir devant ses ordres, transpercé par la colère dans ses mots. La lumière revint et dévoila enfin l’apparence de la pièce.
Le dieu aurait reconnu cet endroit entre milles autres. Il s’agissait du hall du manoir de Nakãra. Il l’avait maintes fois parcouru dans le passé, bien avant que les conflits ne brisent ses liens avec la déesse et ne les éloignent définitivement. Malheureusement, l’heure n’était pas aux souvenirs. Un ennemi semblait vaincu, le deuxième restait. Il ressemblait à un simple cube, aux proportions démesurées, mais il était bien plus que cela. Murkhata, l’Antique de la folie.
À ses pieds gisait Mya, inconsciente. Malgré la distance, Kao parvint à confirmer qu’elle respirait encore, mais elle semblait à bout de force. Que s’était-il passé durant ses cauchemars, pour qu’elle se retrouve ainsi siphonnée de toute énergie ?
Des rouages s’actionnèrent, leur rythme s’accélérant rapidement. Un craquement sourd retentit et le gigantesque parallélépipède s’ouvrit. Le dieu ne comprit que trop tard ce qu’il se passait.
En un battement de paupières, Darava s’enroula autour de la jeune Ancestrale et le tracta jusque dans les entrailles de Murkhata, qui les happa avidement, avant de sinistrement se refermer.
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