Chapitre Cinquième : Les Fresques Ancestrales

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Le sol trembla si fort que Mya manqua de tomber à la renverse. La vieille lui intima de s’accrocha à l’autel, ce qu’elle fit sans hésiter. Les morceaux de fresque échoués au sol se mirent en branle. Ils entamèrent un ballet aérien. Ils tournoyaient et valsaient au rythme des secousses dont l’intensité ne diminuait pas. Puis un premier fragment reprit sa place légitime, bientôt suivi par un autre. La danse des blocs de pierre ralentit alors que chacun terminait de s’insérer à son emplacement.

— C’est sublime, souffla Mya.

— Ce que tu as devant les yeux, mon enfant, est une Fresque Ancestrale. Un chef d’œuvre réalisé grâce à l’union du savoir et de la technologie de trois espèces : les ancestraux, les abyssiens et les elfes. Ce n’est pas la seule qui existe, mais elles sont rares. Si rares que beaucoup ne croient pas en leur existence. Comment leur en vouloir, toutes furent réduites en morceaux afin de les dissimuler. Mais toi, jeune Tamashi, ton sang peut les restaurer. Néanmoins, celle-ci est encore incomplète. J’étais là lors de sa destruction, et je voulais m’assurer que nulle autre que moi ne pourrait la reformer. J’ai donc prélevé un morceau que j’ai affectueusement nommé : clé.

Au centre de la gravure manquait effectivement un fragment. La vieille l’effleura puis sortit la fameuse clé et l’enfonça dans l’orifice. Les tremblements cessèrent enfin. Les fissures s’effacèrent et la fresque retrouva sa beauté première. La peinture se mut et les couleurs virevoltèrent. Une scène commençait à se dessiner. Une figure centrale apparut sous les yeux de Mya. Une jeune fille qui tenait un pendentif entre ses mains. Autour d’elle, une fumée noire semblait happée par le bijou. De part et d’autre, un homme et une femme observaient silencieusement. La geôlière brisa le silence et l’œuvre s’estompa :

— Alors, que vois-tu Mya Tamashi ? s’enquit-elle.

La jeune ancestrale la regarda interloquée, la vieille dame lui expliqua :

— Mes vieux yeux sont trop fatigués pour déchiffrer les formes dansantes d’une fresque ancestrale.

— Oh, d’accord. Eh bien je ne sais pas trop, tout a disparu quand vous avez pris la parole, mais une jeune fille, peut-être mon âge ou moins semblait être le personnage central.

— Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Donne-moi ta main gauche et touche la paroi de l’autre.

Mya s’exécuta. Elle pouvait sentir la magie à l’œuvre sous sa paume. Les couleurs viraient au noir complet. Le décor était terrifiant. Cette fois elle pouvait voir une forme humanoïde décharnée qui tenait une faux.

— Et maintenant ? questionna la vieille.

— Je… je crois que je vois la mort ? La faucheuse.

— Oui ! Continue !

— Elle siège sur un trône.

Les flammes noires qui éclairaient les lieux faiblirent.

— Le trône semble dominer une assemblée de démons, poursuivit Mya.

La paroi devint glaciale. Le froid envahissait la jeune ancestrale, son rythme cardiaque s’accélérait. La geôlière semblait aux anges.

Soudain, les portes s’ouvrirent avec fracas. C’était Mitra qui se ruait dans leur direction.

— Éloigne-toi d’elle Mya, intima-t-il, je ne sais pas qui elle est, mais ce n’est pas ton alliée. Elle n’est pas qui elle prétend être.

Mya sursauta et dans la panique lâcha la main et rompit le contact avec la fresque.

— Mitra ??? s’étonna-t-elle. Comment es-tu arrivé ici ? Et pourquoi devrais-je te faire confiance plus qu’à elle ?

— Voilà qui m’ennuie déjà, soupira la geôlière, je ne suis pas friande de ce genre de jeu. J’ai eu ce que je désirais. Je ne suis pas là pour me battre. Évitons-nous bien des tracas. Je suis la grande méchante, il est ton sauveur. Séparons-nous tous ici et nul ne sera blessé.

— Parce que tu crois que je vais te laisser partir, après ce que tu as fait à la véritable gardienne de ces lieux ?

Le daitya brandit ce qui semblait être… une tête ? La jeune ancestrale plissa les yeux et réprima un cri de stupeur. C’en était bien une. Et d’apparence identique à la vieille femme qui se tenait à côté d’elle.

— Certes, il m’a fallu la tuer. Mais elle est fautive. Elle s’est débattue. Il est aussi vrai qu’ensuite, j’ai emprisonné son âme, dit-elle tout en sortant une étrange pierre de sa poche. Il fallait que je l’empêche de se réincarner ! Mais rien de tout ceci n’est définitif. Regarde, je vais déposer le cristal d’âme sur l’autel, puis partir, et vous aurez tout le loisir de la sauver.

— Non, je vais mettre fin à tes agissements.

— Oh tant pis. J’aurais essayé de me montrer aimable, mais ma patience a des limites. Je t’accorde une dernière chance, car je suis réellement de bonne humeur.

Pour toute réponse Mitra, qui avait continué de s’approcher pendant la discussion, la chargea, épée en main. La vieille disparut avant qu’il ne puisse l’atteindre. Sans qu’il n’ait le temps de comprendre ce qu’il se passait, sa course fut stoppée nette. Une douleur sourde l’envahit. Il aperçut le regard horrifié de Mya, puis sa vision se troubla et il s’écroula au sol. Une dague avait surgi du néant, elle était apparue plantée en plein dans le cœur du pauvre daitya.

— Ah là, là. Quel gâchis ! fit une voix distordue, je t’avais pourtant prévenu.

Une femme à la longue chevelure rousse se matérialisa. Elle avait une jambe appuyée sur le corps de Mitra, arborant une position victorieuse et un sourire narquois. Mya aurait voulu se terrer quelque part mais elle était tétanisée par la terreur. La tueuse planta ses yeux de braise dans ceux de Mya et murmura :

— J’en oublie la politesse. Je ne me suis pas présentée, quelle sotte je fais. Je suis Maria, Faucheuse au service de Nakãra, expliqua-t-elle en faisant une révérence. Tu me vois désolée d’avoir dû éliminer ton guide et protecteur, mais j’ai tout un emploi du temps à respecter et ce dernier ne saurait souffrir le moindre délai. Mais ne t’inquiète pas ! Tu m’as aidée donc comme promis je vais te guider jusqu’au Mereti.

Maria marqua une pause afin de laisser Mya analyser les informations qu’elle venait de lui fournir. Puis elle continua :

— Je sens en toi de la crainte. C’est normal. Je viens de te dire que je sers Nakãra et j’ai tué quelqu’un de sang froid en un instant. Cependant, si tu veux mon assistance, il nous faudra partir dès que j’aurais terminé de collecter l’âme de ce Mitra et relâché celle de la propriétaire de cette pauvre tête.

La jeune ancestrale essaya de se calmer puis réfléchit rapidement. Elle ne connaissait pas le Marevu. Sans guide elle serait perdue. Mais le pendentif pourrait la conduire. Il l’avait déjà fait lors de son arrivée. Non, c’était trop dangereux. Mais faire confiance à cette Maria l’était aussi. Néanmoins, le collier en améthyste avait repoussé Zaefan lorsqu’il avait tenté de la toucher. Rien ne s’était produit lorsque la faucheuse tint sa main…

La femme rousse termina de libérer l’âme emprisonnée dans le cristal puis s’adressa une dernière fois à Mya :

— Alors, avons-nous pris une décision ?

— Oui, j’accepte ton aide, répondit-elle fermement.

— Merveilleux ! Ne t’en fais pas, cela restera entre nous, notre petit secret.

Maria saisit les mains de la jeune Tamashi puis elles disparurent. Lentement les flammes noires diminuèrent en intensité. La pièce plongeait dans l’obscurité, mais une nouvelle scène se dessinait sur la fresque. Gravures et peintures dansaient et prenaient l’apparence d’un homme désespéré. Il lévitait dans les airs et tenait dans ses bras une femme. Elle était mourante, une épée plantée dans le cœur. Au-dessus d’eux brillait la pleine lune. À leurs pieds gisait le cadavre d’une jeune fille. De sinistres corpuscules tournoyaient autour d’eux. Puis tout se brouilla et l’histoire racontée changea une ultime fois : un homme était agenouillé face à un bassin d’eau, son reflet permettait d’apercevoir cinq larmes sous son œil gauche. Enfin la paroi se désagrégea, la fresque ancestrale retombait en morceaux, emportant avec elle, une nouvelle fois, ses secrets.

Dévandra, assise à son bureau, s’affairait à compléter les tâches courantes. L’attaque de Nakãra et la blessure d’Isis avaient mis en difficulté son calendrier, d’ordinaire réglé comme une horloge. Elle avait un monde entier à diriger et ne pouvait se permettre de retarder plus longtemps son travail. Heureusement Opalis était toujours là à ses côtés, la dirigeante avait pu se décharger en partie. Elle avait pris en main l’établissement de nouvelles stratégies de défense, elle avait déployé de nouveaux protocoles d’évacuation, en somme, elle avait préparé l’Empire à résister à une attaque future. Le concours de Dévandra s’était malgré tout révélé nécessaire pour le renforcement de la barrière, sa puissance magique était inégalée à travers le royaume.

Une mèche de cheveux glissa de son épaule, elle soupira. Elle connaissait ses priorités, mais il lui était impossible de ne pas penser à son amie alitée. Son état ne s’améliorait pas, mais le simple fait qu’elle vive était un miracle, le poison du démon était puissant et aurait dû venir à bout d’elle depuis longtemps déjà. Dévandra n’aurait su dire si Isis devait sa survie à sa volonté, aux soins qu’elle lui avait prodigués ou à l’aide d’une puissance extérieure. Elle aimait croire à un mélange des trois, elle voulait croire à l’assistance de Kao, malgré son silence. Bien qu’il soit taciturne, il ne l’avait jamais laissée sans réponse comme aujourd’hui. Ce qui se tramait devait être terrible.

Quelqu’un toqua à la porte, Dévandra l’invita à entrer et se leva pour l’accueillir. C’était un fonctionnaire qui venait lui signaler que la reine elfe de Minas Amarth réclamait une audience de toute urgence. Elle se laissa choir dans son fauteuil, voilà bien la dernière chose qu’il lui fallait, des soucis avec les elfes, assez urgents pour que leur reine en personne se déplace jusqu’ici, à l’Odyssée Ancestrale, pour une entrevue. Elle n’avait pas de temps à lui accorder, mais refuser de la recevoir ne ferait que provoquer un incident diplomatique et son lot d’ennuis. Elle soupira et ordonna au rond-de-cuir de conduire sa Majesté elfique dans la salle d’audience. Dévandra suivrait peu après pour écouter ses doléances et leur apporter des réponses. L’employé s’inclina et quitta le bureau d’une démarche nonchalante. Il n’avait, de toute évidence, pas refermé la porte. Elle laissa sa tête tomber en arrière sur le dossier et laissa s’échapper un râle. Elle abandonna son siège et sortit à son tour. Elle réajusta ses cheveux et sa robe puis verrouilla son bureau, à la suite de quoi elle emprunta le couloir qui menait là où la reine l’attendait.

Au cours du trajet, elle ne put s’empêcher de constater les dégâts, toujours présents, qui avaient résulté de l’attaque de Nakãra. Jamais cette dernière n’avait été aussi proche d’anéantir tous leurs espoirs et leur avenir. Heureusement la destinée en avait décidé autrement et la victoire avait été leur, mais à quel prix. Ses pensées finissaient inlassablement par revenir sur Isis, elle avait toujours été à ses côtés, sans elle, elle se sentait perdue.

La salle et sa Majesté attendaient de l’autre côté de cette porte. Elle fit le ménage dans son esprit alors qu’elle entrait.

— Votre altesse royale, fit-elle avec révérence.

— Dévandra ! s’exclama-t-elle avec chaleur tout en conservant un visage impassible propre à son statut, vous voilà enfin.

L’elfe vérifia du regard qu’elles étaient seules et reprit :

— Tu peux me certifier qu’ici nul ne peut nous entendre ?

Dévandra hocha de la tête et la reine continua :

— L’heure est grave Dévandra, des heures sombres sont devant nous, murmura-t-elle alors qu’elle attrapait les mains de la femme aux cheveux violets.

Son altesse royale était venue au monde avec le don de prophétie, des avenirs potentiels se déroulaient devant ses yeux et hantaient ses rêves, comme ses prédécesseurs au trône de la cité du destin. Alors qu’elle parlait, la dirigeante de l’Empire pouvait lire la terreur dans son regard. Elle ne l’avait jamais vue ainsi auparavant.

— Dis-moi, Linaewen, quel est ce destin qui t’effraie tant.

— Des forces oubliées sont à l’œuvre, des ennemis qu’on croyait défaits. Ils attendaient patiemment leur heure. Tout ce qui fut fait sera défait, encore.

— De qui parles-tu exactement ?

— L’ennemi n’est pas celui que nous pensions, mais il est trop tard. Nous devons la trouver.

— Je ne comprends pas ce que tu racontes, calme-toi.

— L’enfant de la prophétie Dévandra, l’enfant oubliée, l’Élue.

La prophétesse elfique se redressa, elle entrait en transe, presque inconsciente elle déclama :

« Lorsque Ra et O entreront en guerre,
Lorsque la sacrifiée sera transcendée,
Lorsque l’abandonnée sera sauvée,
Elle fera son apparition sur Terre.

L’Équilibre elle rétablira et incarnera,
La Boucle, à briser elle aidera,
La Vérité elle révèlera.

Le Néant emportera Lumière et Ténèbres,
Le Néant enfin vaincra.

Alors peut-être la roue sera rompue.
Alors peut-être les larmes auront disparu. »

Dévandra rattrapa son amie avant qu’elle ne s’effondre sur elle-même. La femme aux yeux d’améthyste analysait en parallèles les mots qui venaient d’être prononcés. Cette histoire d’Élue lui rappelait ce qu’elle avait eu l’occasion de voir sur une fresque ancestrale des années auparavant. Une jeune fille qui tenait une amulette, pièce centrale d’une lutte à mort entre divinités. Les soucis venaient bien de s’aggraver. Mais voilà qui expliquait certainement le mutisme de Kao. Et Mya allait se retrouver prise dans ce conflit. Était-ce elle l’enfant de la prophétie ? La destinée lui aurait-elle joué le coup sournois de faire d’elle l’Élue en plus de son statut de princesse ancestrale ?

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