Chapitre Dix-septième : Mora
Imposantes, elles se dressaient devant Mya, telles deux gardiens défendant l’entrée d’un lieu interdit. Elles étaient presque menaçantes, pour de simples portes. Une aura inquiétante en émanait, avertissant quiconque d’assez imprudent, pour s’en approcher, que ce qu’elles occultaient ne devait en aucun cas être relâché. Pourtant, voilà qu’elles étaient semblables à une gueule béante prête à engloutir la jeune Ancestrale. Elle leur faisait face, le regard déterminé. Enfin elle allait obtenir de véritables réponses.
— Qu’attends-tu pour entrer ? Je t’attends.
Mya obéit, sans se poser la moindre question. Les avertissements de Bobby semblaient déjà relégués au passé, toute prudence envolée.
Il était là, reposant sur son piédestal, au centre de la pièce où Nakãra l’avait emprisonné tant de siècles auparavant. Il s’était montré patient, dans l’attente de cet instant. Il savait que ce jour finirait par se présenter.
— Nous nous rencontrons, une fois encore, Ancestrale.
— Encore ? s’étonna Mya.
— Oui. Tu n’en as pas conscience, mais nombreuses sont les mêmes larmes qui ont coulé. Presque aussi nombreuses que les fois où nous nous sommes rencontrés.
— Les larmes ?
— Pardonne-moi de rester cryptique. Cela n’est pas entièrement de mon fait. Certaines choses ne peuvent être révélées dès maintenant.
La jeune femme regarda autour d’elle. L’endroit était démesurément grand et vide. Elle avait beau tourner la tête, elle ne voyait rien d’autre que l’étrange orbe noir. Et surtout, elle était seule.
— Où êtes-vous ? Ne vouliez-vous pas me rencontrer ?
— Je suis là, cliqueta-t-il en ouvrant un œil.
Mya sursauta en découvrant l’iris jaune, entouré de violet, qui venait d’apparaître sur le globe. Elle s’était préparée à beaucoup de chose, elle avait imaginé toute sortes de démons, mais certainement pas à la vision d’une sphère noire qui parle. Il n’y avait même pas de bouche à sa surface. Comment parvenait-il à communiquer au juste ?
— Je comprends que mon apparence puisse te laisser perplexe, Ancestrale. Cela n’est pas étonnant, peu de personnes ont connaissance de notre existence. Murkhata et Darava étaient les deux premiers Antiques que tu croisais de ta vie. Je suis le troisième.
— Vous êtes un de ces êtres, vous aussi ?
— Oui, oui. Mais je ne sers pas les Créateurs, cliqueta-t-il.
— Comment pourrais-je m’en assurer ?
— Tu ne le peux pas. Mais tu dois te douter qu’il y avait plus simple pour eux, comme pour moi, pour t’éliminer que de te faire venir jusqu’ici.
Mora entreprit d’ouvrir de nouveaux yeux. Sa curiosité le rongeait, mais il ne devait pas se presser. Il devait avancer lentement. Surtout ne pas éveiller la moindre peur dans l’âme de la jeune femme. Soulever ses paupières lui servait d’étirements, lui permettait d’évacuer son empressement, de garder son calme. Les tentacules viendraient plus tard. Chaque chose en son temps.
— Comme je t’ai déjà dit, Ancestrale, je suis un parti tiers. Je sers… mes propres intérêts. Parfois, il arrive qu’ils soient similaires à ceux d’autres, ou qu’apporter de l’aide me permette de parvenir à mes fins. Ce sont des décisions complexes, qui reposent sur de savants calculs. Bénéfices, risques, gains, pertes… Imprévus. Beaucoup de choses sont à prendre en compte.
— Je ne suis pas certaine de comprendre.
— Il y a quelques mois, j’ai pactisé avec les Créateurs. De cette manière, j’ai pu acquérir des connaissances qui, autrefois, me manquaient. Mais surtout, c’est grâce à cela que tu es ici aujourd’hui. Oui, tout cela n’a servi qu’à permettre ce moment très précis, Mya Tamashi.
— Qu’est-ce que je pourrais bien vous apporter ? Je ne sais même pas comment je vais repartir d’ici, ni ce qu’il va advenir de moi si les Créateurs parviennent à leurs fins.
— Tu ne possèdes pas encore ce que je désire. Mais un jour tu l’obtiendras. En échange d’une simple promesse, celle de me fournir ce que tu auras, je peux t’offrir la Vérité. Celle que tu cherches depuis si longtemps. L’importance de ton nom. Ta famille. Ton passé. Ton futur. Je sais tout cela. Un simple pacte et tu le sauras aussi.
— Ne pouvez-vous donc pas me dire ce que vous recherchez ? Peut-être l’ai-je déjà ?
— Non, Ancestrale, non. Je sais que tu ne l’as pas, cliqueta-t-il, et comme je te l’ai dit, certaines choses doivent rester cachées.
— Et pour les Créateurs ?
— Je peux t’en protéger.
Quelques tentacules commencèrent à pointer hors de l’orbe. Mya eut un subtil mouvement de recul, qui n’échappa pas à l’attention de l’Antique.
— N’aie crainte, Ancestrale. Je ne cherche qu’à me dégourdir les extrémités. J’ai été privé de ma liberté si longtemps, que d’ennui j’ai plongé dans un profond sommeil. Et le temps s’écoule différemment pour moi. Ces quelques mois dont je te parlais plus tôt, ce ne sont que des fractions de secondes pour un être immortel.
— Vous étiez prisonnier ?
— C’est exact. Nous, les Antiques, avons été créés par Nakãra. Enfin, il serait plus exact de dire que nous sommes le résultat d’une expérience ratée, les fragments corrompus et difformes d’une entité autrefois parfaite. Chacun représente ainsi une parcelle de cette âme, un concept qui faisait partie de lui, d’une manière ou d’une autre. Murkhata la Folie et la Lucidité. Darava, les Cauchemars et les Rêves. Quant à moi, je suis Mora, l’Antique du Savoir, de la Curiosité, de la Connaissance Absolue. Le savoir est une arme, une des plus dangereuses qui soit. C’est pourquoi Nakãra me craint depuis ma naissance. J’en savais déjà trop. Elle m’a enchainé en ces lieux lorsque je lui ai fait miroiter sa Vérité. Cela ne l’a pas empêchée de revenir vers moi, une unique fois, pour obtenir mon aide. Je la lui ai fournie. En échange j’ai pu rencontrer ton ancêtre, Ilayda Tamashi.
— Je ne parviens pas à comprendre l’intérêt que vous pouviez avoir pour elle, ni celui que vous avez pour moi.
— Les raisons te dépassent. Mais je t’en ai assez dit, sans rien recevoir en échange. Tu pourras m’inonder de questions, si tu acceptes le pacte, Mya Tamashi.
— En quoi est-ce que cela consiste ?
— Je vais simplement t’appliquer une marque, qui nous liera jusqu’à ce que les deux parts du marché soient complétées.
— C’est tout ?
— Oui.
— Dans ce cas, dit-elle encore un peu hésitante, c’est d’accord.
Les tentacules de Mora fusèrent jusqu’à l’Ancestrale, prêts à la transpercer de part en part, afin de la marquer du sceau du Savoir. La déception de l’Antique fut immense et quasi palpable, lorsqu’il se heurta à la barrière magique du talisman de Kao. Un cliquetis profondément agacé monta du plus profond de ses entrailles. Il n’appréciait guère être ainsi empêché dans ses affaires par un dieu absent.
— Mya, il semblerait que ton protecteur s’oppose, consciemment ou non, à ce pacte. À moins que tu ne retires cette breloque, nous ne pourrons continuer.
— Je…, fit-elle en reculant de quelques pas.
— Allons, allons. Si cela peut te rassurer, je veux bien t’offrir une nouvelle information en échange. Mais, n’en as-tu pas marre que l’on te refuse ces réponses qui te reviennent de droit ? Tout être ne devrait-il pas être en mesure de disposer de sa propre histoire ?
— Vous avez raison, Mora. Depuis aussi loin que je me souvienne, tous ont évité mes questions. Ne comprennent-ils pas à quel point c’est douloureux d’ignorer nos origines ?
— Oui, Ancestrale, oui. Moi je te comprends. Cette curiosité qui te ronge. Ce besoin de savoir. Oui. Retire l’amulette, et poursuivons.
— D’abord l’information promise, rétorqua Mya.
— Soit. Raito et Shidesu ne sont pas qui ils prétendent. Leur titre de Créateurs n’est qu’un mensonge. Peut-être le plus terrible de toute la création. De leur existence, ils n’ont jamais rien créé.
Mya fut secouée par cette révélation. Elle ne s’attendait pas à ça. Elle aurait préféré en savoir plus sur elle, plutôt qu’apprendre que l’origine de l’univers était un mensonge. Cela remettait tout en question. D’où venaient-ils, si les Créateurs n’étaient pas les démiurges cosmiques. Est-ce que cela voulait dire qu’il y avait des entités supérieures à Raito et Shidesu ? Des êtres encore plus puissants ? Mya resta, comme pétrifiée.
— L’amulette, s’impatienta Mora, Ancestrale.
Presque robotiquement, la jeune femme commença à retirer le pendentif. Les tentacules de Mora attendaient, tout autour d’elle, comme une meute de loups affamés prête à bondir sur leur proie lorsque le moment opportun se présenterait. Mais elle ne put finir son action, qu’elle se retrouva face contre terre, une longue mèche de cheveux lui cachant la vue.
— Eh bien, on dirait que j’ai failli manquer la fête ! s’exclama Maria. Mora, petite tête de linotte, tu as oublié mon invitation ! Heureusement que j’étais dans les environs et que je dispose toujours des meilleurs renseignements.
— Toi ! cracha l’Antique.
— Qui donc ? Moi ? s’amusa-t-elle. Eh bien, parle donc bouboule. Et cesse donc de me jeter ce regard noir. Cela ne te va absolument pas au teint.
— Que fais-tu ici ? Qui te permet de nous interrompre de la sorte ?
— Aux dernières nouvelles, je vis dans ce palais. Toi tu en es prisonnier. Ensuite, en l’absence de Nakãra et de Zaefan, je crois que l’on peut me considérer comme… la régente des Enfers ! Je suis donc libre de faire ce qu’il me plait.
La faucheuse passa sa main dans ses cheveux et les renvoya dans son dos, avec élégance. Elle s’accroupit et plaça ses yeux en face de ceux de Mya. Leur lueur était toujours aussi farouche et emplie de malice.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais donc ici ? Je croyais t’avoir laissée aux mains de Kao, et voilà que je te retrouve au beau milieu des Enfers, face à mon grand ami Mora. Cela ne va pas du tout. Sache que je suis extrêmement déçue.
— Qu…
— Shhh, ne dis rien, la coupa Maria en plaçant un doigt sur sa bouche. Écoute, je n’ai pas vraiment de temps à t’accorder aujourd’hui, alors je vais juste t’envoyer là où est Kao. La situation là-bas ? Aucune idée. Pas mon problème. Ennuyeux.
Maria déposa un nouveau baiser sur les lèvres de Mya avant de se relever. Elle s’empara de sa faux et frappa son manche contre le sol, lequel absorba la jeune Ancestrale, qui se volatilisa sous les yeux enragés de Mora.
— Cet affront entraînera des conséquences, Faucheuse.
— Si cela t’amuse, haussa-t-elle les épaules. En attendant, toi et moi avons des comptes à régler, et si le cœur t’en dit, un pacte à passer.
— Que pourrais-tu bien m’apporter que je ne sache déjà ? Je sais déjà tout de toi, Maria. J’étais là.
— Allons Mora, ne fais pas ta mauvaise tête. Je suis certaine qu’au fond de toi tu meurs déjà de savoir ce que je peux bien t’offrir comme connaissances.
— Tssk.
— Et puis… toi comme moi, nous savons que Nakãra n’est pas près de revenir ici. Alors pourquoi ne pas en profiter ? Imagine un peu, moi dirigeant cet endroit, aux côtés de mon plus proche conseiller, le grand Mora, l’Antique du Savoir. En plus, cela va te permettre d’enfin apposer ta marque sur moi. Et je sais que tu as toujours rêvé de tatouer mon corps.
— Toi, diriger les Enfers ? Ne me fais pas rire.
— Les Fresques ne mentent pas, Mora.
— Alors tu en as trouvé une…
— Bien évidemment. Malgré tout, je te veux à mes côtés, je sais que tu es la clé de mon ascension.
— Les flatteries ne marcheront pas avec moi, Maria.
— Dans ce cas, ne veux-tu pas juste accepter, pour le goût du danger, de l’incertitude, couplés à un soupçon de vengeance ?
L’Antique cliqueta puis rétracta l’ensemble de ses tentacules. Il ne garda qu’un seul œil ouvert avant de répondre à la faucheuse.
— Soit. Je veux bien accepter de jouer à ton petit jeu. À une condition cependant.
— Tu vois, quand tu veux !
— Tu me sors de ce lieu maudit. Tu m’emportes avec toi où que tu ailles.
— Aurions-nous trouvé un marché ?
En guise de réponse, une marque apparut sur la paume droite de Maria. Semblable à celle qui avait scellé le pacte entre Mora et les Créateurs. Un sortilège qui liait désormais la faucheuse à l’Antique, les obligeant à remplir leur part du contrat, sous peine de s’exposer à un terrible contrecoup. Les deux le savaient et malgré son attitude désinvolte, la femme rousse ne le prenait pas à la légère.
Elle attrapa l’orbe noir, redevenue lisse et inerte, et la glissa dans sa cape, aux côtés des âmes emprisonnées qu’elle conservait avec elle. Elle sortit de la prison de l’Antique en marchant, arborant un grand sourire sur son visage, tandis que ses yeux brillaient plus que d’ordinaire. À chaque pas qu’elle faisait, elle s’enfonçait davantage dans les ombres, jusqu’à enfin disparaitre dans son univers de poche, pour prendre une direction gardée secrète.
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