Chapitre Premier : L'Empire Ancestral
Les yeux fermés, elle se laissait bercer par le clapotis. Au bruit que l’eau faisait contre la coque de la gondole, elle savait précisément où elle se trouvait sur le canal. Encore quelques minutes. Après quoi, l’effervescence de la ville lui emplirait les oreilles. Elle pouvait déjà sentir les effluves du marché, qui chaque jour se tenait sur la place principale. L’odeur des épices se mélangeait au parfum des fleurs. Plus ténue, elle percevait malgré tout aussi celle de sa friandise préférée : les beignets. À leur simple pensée, elle en avait l’eau à la bouche.
Au moment exact où elle ouvrait les yeux, le batelier lui annonça qu’ils étaient arrivés à quai. Gagné ! Cette fois encore. Sa série de victoires durait maintenant depuis presque cinq années. En y repensant, cela faisait depuis qu’elle s’était lancé le défi. La jeune femme poussa un long soupir tout en étirant ses bras dans son dos, puis elle bailla un grand coup. La journée ne faisait que commencer. Elle se leva, trop vite, et manqua de peu de faire un bain imprévu. De justesse, le gondolier lui attrapa le bras ; un sourire rieur lui fendait le visage. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait l’erreur. Une fois même, elle avait sombré dans le canal. Elle en était ressortie pareille à un chat mouillé, les vêtements dégoulinants, entièrement plaqués contre sa peau. Ses longs cheveux, d’ordinaire semblables à une rivière dorée n’étaient plus que des queues de rats. Et dans son regard d’un bleu profond, se lisait une honte terrible. Depuis, il ne manquait pas d’y faire allusion, l’air moqueur.
— Prenez garde, mademoiselle Tamashi. Il serait dommage d’entamer, cette fois encore, votre journée de la sorte.
Gênée de sa maladresse répétée, elle le remercia à peine et fila à toute allure. Elle était déjà en retard. Non pas que cela différait des journées précédentes. Peu importait l’heure à laquelle elle s’éveillait, à quel point elle se pressait, il n’y avait rien à faire. Elle aurait pu se priver de son plaisir matinal, ne pas parcourir les échoppes du marché, ne pas rendre visite à Nisk — le propriétaire du cabinet des curiosités, qui chaque jour lui montrait de nouveaux artéfacts étranges venus d’ailleurs — mais elle s’y refusait. Et son statut le lui permettait, alors elle en profitait. Mya Tamashi, la Princesse Ancestrale. Tel était son titre. Elle en ignorait la signification. Pas un jour ne passait sans qu’elle n’interroge quelqu’un à ce propos. Tous refusaient de lui répondre. Grand bien leur fasse ! pestait-elle intérieurement, s’ils me maintiennent dans le flou, je continuerai d’être en retard.
Mya s’arrêta. Elle s’attacha les cheveux en queue de cheval. Elle prit une grande inspiration, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus aspirer d’air et l’expira lentement. Alors, elle ne faisait plus qu’un avec la ville. En plus du marché, qui se trouvait à deux pas d’elle, elle ressentait les oiseaux. Elle les imaginait, perchés sur les toits ou les cordes à linge, guettant l’étal de fruits laissé sans surveillance par le maraîcher. Ou encore le beignet trop curieux, qui s’aventurait hors de son sachet et roulait sur les pavés. Dans ces moments, d’oiseaux de ville ils devenaient oiseaux de proie. Ils fondaient avec précision sur leur cible et s’envolaient au loin, fiers de leur prise de guerre. Mya percevait aussi le vent qui s’engouffrait entre les ruelles, il venait de loin pour chanter ses aventures. Des histoires en provenance de contrées aux cultures foisonnantes, de lieux où le Bien et le Mal se menaient une lutte sans merci, d’endroits mystérieux encore inexplorés. Du moins, c’est ce qu’elle aimait croire. Il allait sans dire qu’elle ne comprenait pas réellement les messages portés par le vent. Qu’il s’agisse d’une bourrasque ou d’une brise.
J’aimerais tant voyager, parcourir les mondes ! se dit-elle en apercevant le Chêne aux Portes. Cet arbre cristallin se dressait au centre de la place du marché depuis des siècles. Ses racines puissantes s’enfonçaient dans la terre de l’Empire Ancestral pour y puiser les ressources nécessaires à sa croissance. Croissance dont le tronc imposant pouvait témoigner. Il était si large qu’une ronde de vingt personnes ne suffisait pas à l’enlacer. La ville, l’Odyssée Ancestrale — la capitale de l’Empire — s’était lentement construite autour, par strates successives. Aujourd’hui la place du Chêne était le cœur de la cité, reliant les niveaux supérieurs, tels que le Palais, et les niveaux inférieurs. En s’approchant du colosse, la raison devenait évidente. Sur toute sa circonférence, et même parfois sous des arches formées par ses racines, de curieuses membranes colorées oscillaient, comme si elles respiraient. Il s’agissait de portails magiques permettant de voyager d’un lieu à un autre. Au-dessus, le nom de la destination était inscrit en lettres d’or. Minas Amarth, Marevu… Des noms curieux qui évoquaient l’aventure à Mya. Un l’intriguait plus que tout autre : Abyssia. La porte qui y menait semblait morte, aucun bourdonnement, aucun battement, parfaitement inerte. Et les glyphes qui composaient son nom brillaient faiblement d’une lueur améthyste et non dorée. La même couleur que le ciel. Si elle en croyait ses leçons, qu’elle écoutait d’une oreille distraite, c’était un des symboles de Kao, le dieu protecteur de l’Empire.
De justesse, Mya évita un enfant. Il se faufilait agilement entre les jambes des badauds qui s’attardaient devant les étals. Une femme essoufflée le poursuivait péniblement. Certainement sa mère, ou une grande sœur. Le cœur de la princesse Ancestrale se serra, une larme furtive s’échappa. Elle n’avait jamais eu la chance d’être coursée par sa famille. Elle n’en avait pas. Ou du moins elle ne les connaissait pas. Personne ne lui avait explicitement dit qu’elle était orpheline, mais elle l’avait compris d’elle-même. Elle n’était pas seule pour autant. Les domestiques du Palais lui tenaient parfois compagnie. Et elle se sentait très proche de ceux qui veillaient sur elle. Un peu comme une famille, se disait-elle, mais différent, une presque famille. Et quelle presque famille ! Il s’agissait, ni plus ni moins, de l’élite dirigeante de l’Empire, un quatuorvirat ; la fière Dévandra en était la tête, épaulée de la tendre Isis, la puissante Opalis et enfin, le rusé Copédra. C’est eux aussi qui lui servaient de précepteurs. Ils la préparaient à, un jour, accomplir son rôle de princesse Ancestrale, tout en se réservant bien de lui révéler de quoi il en retournait.
Les yeux de Mya se mirent à briller. Elle avait marché sans trop prêter attention à sa direction. Il semblait que son estomac avait été un bon guide. Devant elle, ses beignets favoris emplissaient l’air de leurs effluves gourmandes. Elle en attrapa un et l’avala tout de gob avant que le marchand n’ait le temps de réagir. Le visage de ce dernier s’empourpra, prêt à vociférer de violentes invectives à l’encontre du malandrin qui osait se servir de la sorte, sans payer. Lorsqu’il leva les yeux et vit la princesse Ancestrale, il se calma et en lieu d’insultes soupira, désespéré. Ce n’était pas la première fois. Pour ainsi dire, elle agissait de la sorte depuis qu’il avait eu le malheur de lui faire goûter ses gourmandises. Elle en était immédiatement tombée amoureuse. Leur douce chaleur qui irradiait dans ses mains, la légèreté de la pâte… Chaque bouchée l’emmenait dans un doux rêve sucré. Quel dommage que l’instant soit si éphémère. Cela l’obligeait, bien malgré elle, à en déguster plusieurs, jusqu’à ce qu’elle soit comblée.
Mya paya le vendeur et disparut aussitôt de son champ de vision. Elle jeta un œil au cadran de l’horloge surplombant la place. Bientôt neuf heures. Elle était en retard. Elle aurait bien voulu aller voir le nouvel artéfact de Nisk, mais voilà déjà une trentaine de minutes que la princesse Ancestrale aurait dû être assise à son pupitre et écouter Dévandra avec la plus grande des attentions. En effet, comme chaque mardi matin, la dirigeante de l’Empire enseignait l’Histoire à la jeune femme depuis plus de dix ans. Elle ne tarissait jamais d’événements à lui conter, la création de l’univers, de l’Empire Ancestral… Ensuite venait la Grande Séparation, puis encore une multitude de conflits. Cependant, malgré les suppliques de Mya, Dévandra ne lui parlait que peu des autres civilisations. Bien sûr, elle en connaissait les noms, du moins celles des plus importantes, mais aucun détail. Aussi, savait-elle qu’existaient des êtres nommés les daityas, d’autres appelés humains ou encore les terribles démons. Leurs apparences lui étaient familières, à l’aide d’esquisses, d’images mentales et diverses projections de pensée, mais elle ignorait tout de leurs cultures respectives. La jeune femme avait tenté d’obtenir des réponses auprès des autres, mais même Copédra, d’ordinaire si bavard, se murait derrière un mutisme impénétrable. Exactement comme lorsqu’elle les questionnait sur ses origines et son statut. Tous prenaient ce visage froid et impassible.
Plutôt qu’emprunter les canaux pour retourner au Palais, elle préféra parcourir la grande avenue qui reliait la place du Chêne à la haute-ville. De là, il était aisé de rejoindre ensuite les jardins impériaux. Cela évitait aussi de reprendre le même chemin. Mya préférait nettement un circuit, afin de profiter au mieux de la diversité de décors que pouvait offrir l’Odyssée Ancestrale. C’était aussi plus discret. Elle traversa les grilles ouvragées et se faufila sous le couvert des haies.
— Où étais-tu passée, tonna une voix familière.
Dévandra se tenait devant elle, le regard d’un violet furieux. Ses cheveux améthyste soigneusement tirés et attachés en chignon lui donnait un air sévère, faisant craindre à Mya une punition sans précédent. Pourtant ses yeux s’adoucirent et son visage se fendit d’un grand sourire. Mya soupira, soulagée, se croyant tirée d’affaire.
— Ne crois pas t’en sortir à si bon compte.
— Je…
— Je ne veux rien entendre. Puisque tu as une heure de retard, le cours durera deux heures de plus.
∞
Un grondement sourd éclata au loin. Un orage ? Étrange, pensa Mya avachie sur son bureau, la météo annonçait du beau temps. Les prévisions météorologiques de l’Empire sont toujours exactes. Et puis, l’atmosphère ne recélait pas cette odeur si particulière, emplie d’humidité qui, généralement, accompagne la pluie. Le bruit laissa place au silence. Dévandra avait interrompu son cours, juste un instant, mais assez pour que l’oreille distraite de Mya le remarque. Quelque chose n’allait pas. Jamais la dirigeante de l’Empire ne se serait laissée interrompre par le tonnerre.
— Quelques temps avant la Grande Séparation, un mal inconnu frappa divers villages à travers les mondes. Aucune race n’était épargnée. Des groupes d’aventuriers se formèrent, cherchant une solution. Beaucoup furent…
Dévandra s’interrompit, pour de bon cette fois. Sa mine s’assombrit. À travers les fenêtres, des éclairs s’abattaient à répétition. Ils déchiraient le ciel, l’éventraient presque, laissant derrière eux des trainées noires persistantes. Ce n’était pas naturel. Elle jeta un dernier regard à Mya, lui intimant de rester là, silencieuse, et sortit de la pièce. La princesse Ancestrale aurait voulu se lever, hurler, réclamer des explications. Mais un sentiment qu’elle n’avait jamais connu jusqu’alors la clouait sur place. Elle était pétrifiée de peur. La ville de L’Odyssée, son doux cocon, à l’intérieur duquel rien ne pouvait l’atteindre, ne lui paraissait plus aussi sûr.
Isis surgit. Elle mordillait sa lèvre inférieure. Son regard trahissait la terreur qui l’emplissait, mais elle faisait bonne figure devant Mya. Elle ne pouvait pas s’effondrer devant la jeune Tamashi.
— Suis-moi Mya, nous devons te mettre à l’abri.
— Je… Que se passe-t-il ?
Un râle sourd s’éleva des fondations du Palais alors que le sol tremblait. Les murs craquèrent. Le plafond se fissura et un pan menaça de s’effondrer à quelques mètres de Mya.
— Nous n’avons pas vraiment le temps de nous attarder ici pour les explications, la pressa Isis. Nous subissons une attaque d’une violence sans précédent. Ici, tu es en danger.
— Je croyais que le Palais était le lieu le plus sécurisé de tout l’Empire Ancestral, s’étrangla Mya.
— Oui. Et ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas au sein de l’Empire que tu vas devoir te réfugier.
Tout en évitant les éboulements, les deux femmes étaient parvenues à se faufiler jusqu’aux jardins du Palais. Là même où, quelques heures auparavant, Mya avait tant bien que mal essayé de se faufiler pour échapper à l’ire de Dévandra.
— Que veux-tu dire quand tu dis que je ne vais pas me refugier au sein de l’Empire. Vous ne venez pas ? Et où m’envoyez-vous ?
— Notre place est ici, à diriger et protéger les habitants. Mais nous devons nous assurer que tu ne tombes pas aux mains de nos ennemis.
— Qu’est-ce qui pourrait me rendre plus importante que les dirigeants de l’Empire.
— Je… Je suis désolée Mya. J’aimerais tellement… Mais je ne peux rien te dire. Il n’est pas l’heure.
À toute allure, elles dévalèrent les marches qui conduisaient à la haute-ville. Le spectacle qui s’offrit alors à Mya s’imprima à jamais dans sa mémoire. Et il n’était rien comparé à ce qu’elle allait voir par la suite. Des tuiles brisées jonchaient les rues alentour. Certains bâtiments s’étaient carrément effondrés. Leurs murs effondrés pareils à la gueule béante d’une charogne. Mais surtout un silence, tellement pesant qu’il en devenait assourdissant. Habituellement, la haute-ville était remplie du bruit des nobles qui s’y promenaient. Là, pas même un gazouillis d’oiseau. Rien d’autre que l’odeur de l’effroi.
La place du Chêne faisait encore plus peine à voir. Les étals gisaient à côté de leurs marchandises, les badauds volatilisés. Ici, Mya reconnut même le stand de beignets, son bain d’huile coulait sur les pavés, quelques sucreries piétinées tout autour. Là encore, un silence de plomb. Pas d’enfant inattentif prêt à la bousculer. Pas même un cri. Rien.
Seul le chêne continuait de se dresser fièrement, comme insensible aux événements qui se déroulaient autour de lui, accompagné du vrombissement incessant des portails qu’il gardait.
— Avant que j’oublie, Mya, prends ceci.
Isis lui tendait un pendentif duquel pendait un arbre en améthyste. Elle se souvenait l’avoir déjà vu. Mais où ? Elle plissa les yeux. Isis lui répondit, comme si elle avait lu dans ses pensées.
— Oui, il s’agit de celui de Dévandra. Il te permettra d’atteindre ta destination, sans trop d’encombres. À la fois une balise pour te guider et une amulette pour veiller sur toi.
— Ma destination ? Quelle est-elle ? Tu ne m’as toujours pas répondu.
— Écoute-moi attentivement, Mya. Tu vas te réfugier sur le Mereti.
— Le monde des humains ? Je le croyais banni.
— Nous en limitons l’accès, mais il n’est pas interdit. Ce sont les humains qui ont été bannis. Pas leur monde. Pour leurs crimes, ils furent punis, et la sentence fut l’excommunication. Depuis, ils ignorent l’existence des autres mondes et vivent en autarcie complète.
— Pourquoi m’envoyer là-bas ?
— Kao t’y attend. Lui seul saura te protéger.
— Pourquoi n’est-il plutôt pas ici, à défendre l’Empire ? rétorqua Mya.
— Si seulement les choses pouvaient être aussi simples.
Isis tourna autour du chêne, l’air circonspect, les sourcils froncés. Quelque chose lui échappait. Elle y avait voyagé plusieurs fois par le passé. Cela remontait maintenant à quelques siècles, mais sa mémoire était habituellement parfaite. Or, il lui était impossible de retrouver la porte menant au Mereti. Elle était persuadée, que hier encore, elle se trouvait à droite de celle menant au Marevu. Pourtant, elle restait introuvable. Ses lunettes noires glissèrent sur son nez, alors que quelques gouttes de sueur y perlaient. Elle les remonta avec son index et pesta contre elle-même. Dévandra n’aurait pas eu ce souci. Elle faisait bien pâle figure en comparaison.
— Mya, est-ce que par hasard tu saurais où se trouve le portail du Mereti ?
— Si je ne m’abuse, une protection y fut intégrée il y a des années de ça. En cas d’attaque, elle se volatilise, fit une voix d’homme.
Se croyant seules jusqu’à présent, les deux femmes sursautèrent. Mya avait même laissé s’échapper un hoquet de peur. Quand elles réalisèrent qu’il ne s’agissait que de Nisk, elles poussèrent un long soupir de soulagement. L’antiquaire était un puit de savoir, il saurait les aider.
— Que fais-tu ici ? l’interrogea Isis.
Poussé par son instinct, Nisk s’était rendu sur la place du Chêne plutôt que d’obéir aux ordres d’évacuation. Il pressentait pouvoir se rendre utile là-bas.
— Estime-toi heureuse que je sois là plutôt, rétorqua-t-il en tapant avec douceur, le crâne d’Isis avec sa canne.
— Tu as une solution ?
— Oui !
Il expliqua le fonctionnement de la protection, comment la lever, ainsi que comment l’activer sur l’ensemble des portails. Nisk était toujours exhaustif. Il considérait vital de connaitre l’ensemble des informations pour en faire un usage correct.
Par chance, avant que vous n’arriviez, j’ai croisé Copédra. Lui, comme moi, nous doutions de ce que vous voudriez faire de Mya, vu l’ampleur de l’attaque. Je l’ai envoyé récupérer le matériel nécessaire dans ma boutique. C’était plus rapide que d’y aller moi-même. D’ailleurs, il ne devrait plus tarder.
En effet, au loin un homme chargé marchait d’un pas rapide dans leur direction.
— Où étais-tu ? le tança Isis lorsqu’il les eut rejoints. On t’a cherché partout avec Opalis quand les éclairs ont frappé !
— Désolé… j’étais dans la forêt, occupé à récolter des plantes pour mes travaux.
Copédra, le quatrième membre du quatuorvirat — avec Dévandra, Isis et Opalis — était avant tout l’alchimiste en chef de l’Empire. Lorsqu’il n’était pas en train de cueillir des ingrédients, il passait ses journées derrière ses alambics, à concocter des potions, filtres et poisons en tout genre. C’était un passionné, et comme tel, quelque peu tête en l’air.
— Comme d’hab’ j’y étais allé à pied. Et vu que je suis nul en magie… dit-il d’un air penaud.
— Franchement… Comment peut-on être à la fois le plus grand alchimiste de l’histoire de l’Empire, et aussi mauvais en magie ? Enfin bon… ce qui compte c’est que tu sois là désormais et en plus tu as su te rendre utile. Alors tu es pardonné.
— Parce que tu étais fâchée ?
Elle lui jeta un regard noir pour toute réponse.
— Le pardon fut de bien courte durée, s’esclaffa Nisk. Allez, ne perdons pas plus de temps.
Mya s’assit en tailleur et les regarda s’affairer. Elle se sentait bien impuissante face à ce qui se déroulait autour d’elle. Elle était sur le point d’être envoyée dans un autre monde, dont elle ne connaissait rien. Là-bas, elle devrait chercher un dieu. Seule. Car pour une raison qui continuait de lui échapper, elle était trop importante pour rester ici. Mais apparemment pas assez pour que l’on reste avec elle.
Nisk vint s’assoir à ses côtés et tâcha de la réconforter autant qu’il en était capable. Mais il ne pouvait pas comprendre. Et elle ne pouvait pas réellement expliquer ce qu’elle ressentait. Alors il lui offrit une simple étreinte. Ses bras frêles la serrèrent autant qu’il le pouvait. Elle sentit la chaleur de l’âme de Nisk l’envahir et se répandre jusqu’à son cœur. Elle glissa un merci dans son oreille.
— Enfin prêt ! s’exclama Copédra.
— Parfait, fit Nisk. Nous allons pouvoir commencer.
L’antiquaire clopina jusqu’à l’arbre. Il avait laissé sa canne à côté de Mya, elle l’aurait gêné pour l’incantation. Il plaça ses mains sur le bois cristallin et ferma les yeux. Il se laissait guider par le flux magique qui le parcourait. Lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait, il commença son incantation.
La jeune Tamashi dodelinait de la tête en rythme avec les paroles de Nisk. Elle souriait encore du câlin que lui avait offert son ami boiteux. Puis tout vira au cauchemar.
Isis et Mya n’eurent pas le temps de réagir. Lorsqu’elles comprirent ce qu’il se passait il était déjà trop tard. Nisk hurla un bref instant, qui sembla une éternité pour les deux femmes, puis s’effondra au sol. À côté de lui, Copédra, un sourire carnassier sur le visage, tenait son cœur battant dans ses mains. Il le lui avait arraché en une fraction de seconde. Il avait plongé ses mains dans sa cage thoracique, comme si elle était faite de beurre. Il éclata de rire. Il plongea ses dents dans l’organe palpitant et le dévora, recouvrant par conséquent son visage du sang du pauvre Nisk. Il tourna ensuite sa tête vers Mya, tel un pantin désarticulé. Ses traits changeaient rapidement. Sa peau se fendit et se craquela. Ses cheveux tombèrent. Ses ongles s’allongèrent pour former des griffes. Ses dents devinrent des crocs acérés. Sa peau vira à l’ébène. Il ne restait plus rien de Copédra, un démon se tenait à sa place.
— Maintenant ma chère, Mya Tamashi , tu as le choix. Tu peux me suivre bien gentiment, ou sinon Isis connaitra le même sort que ce bon vieux Nisk.
— Celle-ci avait bondi en arrière pour se placer devant Mya, prête à la défendre de sa vie.
— Qui es-tu ? Qu’as-tu fait de Copédra, le questionna Isis.
— Te voilà bien téméraire, petite ancestrale. Ne devrais-tu pas plutôt t’inquiéter de ton propre sort ?
— Réponds-moi !
— Il est parti en vacances, aux Enfers. Je crois qu’il va bien s’y plaire.
Isis serra les poings. Au moins il était encore en vie. Mais pour combien de temps ? Elle n’avait pas le temps pour les conjectures. Elle devait protéger Mya, coûte que coûte. Elle leva son bras droit vers le ciel violet de l’Empire et une épée se matérialisa dans sa main. Elle se plaça en garde, l’arme pointée vers le démon.
— Mya, je vais faire de mon mieux pour le retenir. Je…
— Allons, soyez raisonnables toutes les deux. Mya, au risque de me répéter, j’accepte d’épargner la jolie Isis, si en échange tu me suis docilement. Sinon je me ferai une joie de lui arracher les entrailles et de les dévorer. Comme pour Nisk. Et après j’aurais tout le loisir de te pourchasser et te ramener à ma maitresse.
— Ignore-le, Mya ! Fuis !
Elle n’a nulle part où fuir, rappela le démon. Votre plan est tombé à l’eau en même temps que le corps de l’antiquaire a touché le sol.
La jeune Tamashi restait muette, pétrifiée sur place. Elle était encore sous le choc. Elle ne se remettait pas de la violence avec laquelle son ami avait été tué sous ses yeux. Et maintenant Isis allait y passer aussi ? Non, elle le refusait.
— C’est d’accord.
— Que fais-tu, Mya ? s’écria Isis.
Elle s’avança vers le démon, prête à le suivre. Celui-ci essaya de l’agripper par le bras. Il fut aussitôt repoussé par une puissante décharge magique. Le collier d’améthyste flottait devant Mya.
— Elle est déjà sous sa protection ? Voilà qui est ennuyeux. Mais cette breloque finira bien par se briser.
Cependant Isis avait profité de l’ouverture créée pour charger le démon. Il para aisément, d’une seule griffe.
— Mya, tu ne peux pas te rendre à l’ennemi, tu nous condamnerais tous. Retourne au Palais. Dévandra aura une solution.
— Parce que tu crois que je vais la laisser faire ? As-tu la moindre idée de qui je suis, Isis ?
— Je n’en ai cure, ignoble créature. Fusses-tu Nakãra en personne, je donnerai ma vie pour protéger Mya.
— Oh mais crois-moi, ton vœu sera exaucé. Je ne suis peut-être pas la déesse elle-même, mais je suis son plus puissant soldat. Je me nomme Zaefan, le premier démon.
Isis tressaillit. Elle avait déjà entendu ce nom. Ce n’était pas bon. Elle n’était absolument pas de taille à l’affronter. Pourtant, elle se devait d’essayer. Non, elle devait y parvenir.
Les muscles du démon se raidirent. Il bondit en direction d’Isis. Elle para avec peine, reculant sous le choc de l’impact et contre-attaqua. Elle positionna ses appuis et asséna un coup d’estoc à son adversaire. L’épée fendit l’air, mais ne frappa que du vent. Zaefan avait déjà sauté, propulsé par ses jambes puissantes, et s’était volatilisé.
— Prépare-toi à mourir, ancestrale.
Le démon réapparut dans son dos, prêt à lui arracher sa colonne vertébrale, comme on arrache un fétu de paille. Isis ferma les yeux. Elle sentait le souffle chaud du démon dans sa nuque, elle n’avait aucune chance de parer l’attaque et se savait condamnée. Pourtant, au lieu de sentir ses os se briser, des cheveux frôlèrent son cou. Un parfum familier emplit ses narines.
— Opalis ! s’exclama Isis.
— J’arrive juste à temps, semble-t-il. Tu aurais pu me prévenir que nous avions un invité surprise.
— Que la peste t’emporte, cracha Zaefan.
Même si Isis savait maniait l’épée, elle était une bien piètre épéiste comparée à Opalis. En tant que capitaine de la garde impériale, elle se devait d’être la meilleure. Elle était un adversaire redoutable. Là où elle passait, les démons trépassaient. Zaefan le savait. Il ne craignait pas pour sa vie, mais reconnaissait un obstacle quand il en croisait un. Opalis pouvait lui tenir tête assez longtemps pour le forcer à battre en retraite.
— Isis, rejoins Mya. Et termine ta mission. Je m’occupe d’affronter cette chose.
— Mais le portail du Mereti n’est pas utilisable. Nisk avait trouvé une solution mais…
— Alors envoie là au Marevu. Ce n’est pas l’idéal mais ça fonctionne.
— Tu es sûre ?
Le regard de la capitaine de la garde suffit. Isis obtempéra et rejoint Mya. Elle la prit par la main et la guida vers le portail du Marevu. Il flamboyait tel un rubis écarlate. Il irradiait d’une chaleur intense et son nom dansait tel des flammes. Le Marevu. Le domaine de l’oubli.
— Je n’aime pas devoir t’envoyer là-bas, Mya. C’est un endroit hostile, mais il appartient à Kao, il est sous sa protection, comme l’Empire. En son cœur, tu trouveras un portail vers le Mereti. Ce ne sera pas facile, mais j’ai confiance en toi Mya.
— Tu ne m’accompagnes toujours pas ?
— Non, je dois sceller les portails derrière toi. Pour s’assurer que Zaefan ne te suivra pas. Nisk a bien fait de nous enseigner tout ce qu’il s’avait sur l’enchantement de scellement.
Mya se jeta dans les bras d’Isis. Les larmes coulaient abondamment sur son visage tandis qu’elle l’enserrait. Les échos de l’acier contre la kératine continuaient de résonner jusqu’à elles. Le combat faisait rage, il fallait se presser. La jeune Tamashi sécha ses larmes, réajusta sa tenue et traversa le portail sans se retourner. Isis la regarda disparaître, happée par la porte magique, et téléportée au loin.
— Mahlaksey kosturini. Xer sey deisel, incanta Isis.
Le chêne cristallin perdit son éclat, et le vrombissement incessant se tut, pour la première fois, tandis que, un à un, les portails se scellaient. Isis se pressa de retourner auprès d’Opalis. Elles ne seraient pas trop de deux pour vaincre Zaefan.
∞
Dévandra se pressait dans les couloirs tremblants du Palais, elle devait atteindre la salle de l’Ilnatràj au plus vite. À en croire les rapports militaires qu’elle recevait par télépathie, l’attaque était menée par Nakãra en personne. Celle-ci n’avait pas encore traversé la barrière, mais son démon Zaefan, si.
Au bout du couloir, elle tourna à droite, les poings serrés. Dévandra avait toujours su que ce jour arriverait, elle aurait simplement espéré qu’il tarderait plus. Elle porta sa main à son cou afin de saisir son pendentif. Il s’agissait d’un tic qu’elle avait développé au fil des années, un geste machinal qui la rassurait et la rapprochait de son mentor. Mais cette fois elle ne sentit que sa peau nue. Alors seulement, elle se souvint qu’elle l’avait confié à Isis, pour que l’amulette de Kao puisse protéger Mya.
— Kahlaksen, ordonna-t-elle.
La porte qui lui faisait face s’ouvrit avec fracas.
— Mahlaksen.
La pièce se verrouilla et face à Dévandra se dressait l’Ilnatràj, un catalyseur magique créé par les elfes, à-même de transcender les limites de son utilisateur. Il était hasardeux à manier et provoqua de nombreuses morts. À tel point que son utilisation fut proscrite, et tous furent détruits, sauf celui-ci.
Elle s’installa dans le fauteuil de l’appareil et en abaissa le dossier. Elle ferma les yeux. Elle cala ses inspirations sur le flux d’énergie qu’elle ressentait et enfin entra en symbiose avec l’Ilnatràj. La magie afflua, l’air devint électrique, tandis que Dévandra déployait sa puissance. Sa conscience se sépara de son corps et fusionna avec la planète, ressentant chaque vie qui la parcourait. Elle avait vu juste. Zaefan était toujours le seul ayant percé la barrière. Si elle la renforçait suffisamment, il ne pourrait pas fuir, et sa maitresse ne pourrait pas le rejoindre.
Elle ne remarqua pas la brume noire qui lentement envahissait la pièce, ni la silhouette qui se dessina dans les ténèbres. Seul le claquement sourd de talons sur le carrelage la sortit de sa transe, brisant sa connexion avec l’Ilnatràj par la même occasion. Une femme à la longue chevelure de jais se tenait devant elle, souriante.
— Nakãra, siffla Dévandra entre ses dents.
— Croyais-tu sincèrement que ton petit jouet elfique suffirait pour t’opposer à moi ?
Nakãra s’assit dans la brume qui l’entourait.
— Tu n’as jamais été de taille à m’affronter, et ne le sera jamais. Aujourd’hui, Kao n’est pas là pour vous sauver. Ton Empire tombe aujourd’hui.
— Jamais !
Dévandra avait déjà invoqué son épée et chargeait la déesse du Mal. Celle-ci cligna des yeux et des chaînes sortirent du sol, se saisissant en plein vol de la dirigeante de l’Empire.
— Non, non. Nous n’allons pas nous battre ici. Un public est nécessaire. Je veux te tuer devant tes amies, en même temps que Zaefan les tuera devant toi.
Nakãra claqua des doigts, les transportant aussitôt sur la place du Chêne.
— Divertis-moi, Dévandra, dit Nakãra en la libérant de ses chaînes.
La déesse du Mal fendit l’air de sa main droite et une épée noire comme la nuit prit forme. Elle s’en saisit puis feinta une approche sur le flanc gauche de Dévandra pour mieux lui asséner un coup de taille du côté opposé. La dirigeante de l’Empire lut clair dans son jeu, para, et enchaina avec une contre-attaque. Nakãra détourna avec aisance et propulsa Dévandra au loin d’un simple geste de la main. La femme aux cheveux améthyste se volatilisa avant de réapparaitre dans le dos de la déesse. Celle-ci ressenti le déplacement et enfonça aussitôt sa lame dans la tête de l’ancestrale.
— Dévandra ! hurla Isis de terreur.
— Iz, reste concentrée ! la reprit Opalis.
Isis, aidée d’Opalis, dévia de justesse une nouvelle attaque de Zaefan.
Satisfaite, Nakãra avait relâché sa garde alors qu’une nouvelle Dévandra apparaissait derrière elle, tenant dans ses mains un curieux fragment de métal à la blancheur éclatante. Sans attendre, elle poignarda la déesse avec ; sa chair se mit à bouillir autour du morceau de métal alors qu’il disparaissait en elle. Nakãra en lâcha son arme de surprise et porta ses mains à son visage, distordu par un râle terrible.
— Impossible ! s’étouffa la déesse. Où as-tu obtenu ça, sale garce ? Je t’arracherai tout ce à quoi tu tiens avant de te tuer de mes propres mains. Zaefan, pyrej !
L’apparence du démon changea encore. Ses membres s’étaient allongés. Ses muscles augmentés de volume. Sa vitesse était telle que ni Isis, ni Opalis, ne parvenaient à suivre ses mouvements. La puissance décuplée de ses coups les rendait impossibles à parer. Zaefan fendit l’air en avant. Isis esquiva sur la gauche. Mais le démon avait déjà changé sa trajectoire et coupa sa retraite. Il contracta ses muscles et d’un coup précis entailla l’abdomen de la femme. Elle s’effondra au sol. Nakãra poussa alors un nouveau râle :
— La douleur… Elle est intenable. Zaefan, tar.
Aussitôt le démon reprit une apparence presque humaine. La déesse cligna des yeux et ils disparurent. L’Empire Ancestral cessa de trembler et le ciel redevint d’un violet pur. Dévandra était parvenue à forcer leur retraite. Mais à quel prix ? Isis gisait au sol, la respiration haletante.
— Tu vas t’en remettre, pleurait Dévandra. Je vais te soigner, tout ira bien, tu verras
Elle n’avait pas attendu pour placer ses mains sur la blessure de son amie, usant de toute sa magie pour refermer la plaie, arrêter l’hémorragie. Pourtant la vie d’Isis continuait de filer à toute vitesse. Opalis voulut poser une main réconfortante sur l’épaule de Dévandra, mais celle-ci la repousse d’un geste brusque.
— Dev’…
— Tais-toi !
Une intense lumière entoura le petit groupe alors que Dévandra augmentait l’intensité de ses soins. L’énergie vitale d’Isis se stabilisa et la douleur devint presque supportable, mais la respiration restait difficile, alors que ses veines se tentaient de noir.
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