Le malheur du bonheur
Le jour qui précède celui où l'on doit partir est le pire des jours. Ce qui est encore pire est qu'on est le seul à sentir une joie taboue, une joie de pouvoir enfin goûter l'air frais d'ailleurs alors que tout le monde est en deuil...
Nous ménagions dans notre nouvelle maison quand j'avais huit ans. Dix ans après, ma famille vit toujours dans le même deuil. Toujours les mêmes expressions mornes, les mêmes larmes versées avant le coucher du soleil et le même thé teinté de lamentations. Je n'ai jamais pu me sentir aussi malheureux qu'eux. Aussi épouvantable que celui puisse paraître, j'essayai de trouver mon propre deuil pour qu'ils m'acceptent dans leur clan. " Le clan des malheureux ". Cela est absurde, dira-t-on ! Quand les gens ne cherchent qu'être heureux, moi je fuis le bonheur. Quand on cherche à tomber amoureux, moi j'enterre tout ce qui me chatouille le cœur et courbe les coins de mes lèvres.
Je le lui ai dit, à Maurice. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas l'aimer. Elle m'avait regardé avec ces grands yeux cristallins. Elle me faisait peur avec ces yeux, comme si elle regardait à travers mon âme troublée.
– Ce n'est pas grave, je ne t'aime pas... maintenant.
– Mais tu m'aimeras un jour, c'est inéluctable.
Elle rit et je vis les petits rides autour de ces yeux. Je les aime bien, ces petits rides. Comme si elle me dit : " Tu vois ? Tu me fais toujours rire. Tout le temps. "
– Et si je t'aimais, tu ... ne m'aimerais pas en retour ?
– Ce n'est pas quelque chose qu'on fait en retour ...
Maurice.
Un nom masculin pour une créature si féminine. Un autre détail que j'aime.
– Tu n'est pas "On".
Je ne sais pas quoi répondre.
– La vérité est plus âpre, ma chère...
Elle croise les bras.
– Si tu ne peux m'aimer, ne m'appelle pas ceci...
– Pardon alors. Comme je te disais, la vérité est bien plus âpre, mon amie.
Elle met une mèche récalcitrante derrière son oreille. Chevelure hirsute noire, un deuxième - ou est-il troisième ?- détail que j'aime bien.
– Je ne peux plus te voir. On ne peut pas passer du temps ensemble à se balader la nuit à côté de la mer ou à ceuillir des fleurs dans les prés.
– Pourquoi ?
Elle est perplexe, de nouveaux rides apparaîssent sur son front. Maurice n'a que vingt ans, mais on dira qu'elle a vit des décennies.
–Parce que ...
J'ai du mal à formuler mes idées. Sont-ils même des idées ? Que sais-je ! Quand je suis avec elle, je parle et je ne fais que parler. Je ne sais pas d'où viennent ces paroles langoureuses, sincères, et un peu cacophoniques, mais je parle. Je parle sans cesse. Une fois de retour à la maison, je passe du temps à réfléchir à toutes les choses que je lui ai dites. "Ce n'est pas même possible, quand je suis avec toi, je me mets à parler comme un poète !". Elle rit, encore une fois. Et je contemplais les rides sur ses yeux.
Mais cette fois, je dois lui dire ce que je pense. De cette amitié qui naquit au murmure des vents. Des vents farouches.
– Parce que tu me rends heureux.
Oui, je dois rompre cette amitié parce que cette fille me rend heureux.
Elle rit encore une fois, plus abruptement. Le son frappe mes oreilles et c'est comme de la foudre. Quelque chose de délicat et de brutal. Maurice n'a pas aimé cette phrase.
– Est-ce un compliment ?
– Une vérité âpre.
– Tu me rends...
Elle ne voulait pas répéter le même mot. Je la connais bien, ou au moins je connais ces préférences linguistiques. Elle dit oui mais elle veut dire non. Elle n'aime pas marcher sur un sentir bien tracé et préfère se salir les mains en fouillant dans la terre humide, cherchant du jamais vu.
– Pas la peine de chercher un mot.
Parce qu'en fait, je la comprends. Je comprends ce silence qui l'enveloppe quand elle veut me dire comment elle me trouve, comment elle se sent avec moi ou même pour décrir la couleur de mes yeux.
– Donc tu ne veux plus me voir parce que je te rends heureux ?
Un mouvement imperceptible de la tête. Je ne la regarde plus. Mes yeux sont cloués sur les feuilles jaunâtres. On est assis dans un jardin public. Soudain, je sens le banc secouer terriblement et je faillis tomber. Je retournai pour la voir immobile, me foudroyant du regard. Elle était triste. Je fixe alors les squelettes d'arbres derrière elle.
– Je ne comprends pas...
Elle n'est pas triste. Triste est un mot inconvenable à utiliser quand on sent mille choses. Maurice est engloutie dans un courant d'eau acharnée et je suis incapable de la sauver. Je la regarde se noyer et je me noie aussi, sans même toucher l'eau.
– Regarde-moi.
– Je ne peux pas.
Un silence qui dura quelques instants. Ou peut-être une éternité. Quand on subit le temps, on ne sait jamais le quantifier.
– Tu ne veux pas être heureux ?
– Je ne peux pas l'être...
– Cesse d'utiliser le mot "pouvoir". Est-ce que tu le veux ? Est-ce que tu veux bien me parler tous les jours ? Est-ce que tu veux bien me rencontrer et éclater de rire quand je te raconte les histoires les plus farefelus ? Est-ce que tu veux bien voir dans mes yeux un ciel étoilé quand celui au-dessus est encombré de nuages ? Est-ce que tu... veux bien m'aimer un jour ?
Oui. Oui. Oui. Oui. Oui.
– Je .. ne le crois pas. Je veux dire que ce n'est pas une affaire de vouloir, c'est une affoire de ne pas pouvoir.
Elle soupira. Ses traits se sont décomposés et il ne resta qu'un regard vague. Un regard troublant.
– Maurice...
Un autre détail que j'aime bien. Répéter son nom, le laisser traverser mon esprit tout le temps. Quand je suis seul ou avec quelqu'un, je me mets simplement à rejouer cette scène, où je l'avais appelée par son prénom pour la première fois. Elle rit aussi. Mais cette fois, ce fut un rire transparent, comme l'enfant qui reçoit son premier jouet.
– Maurice, je ne veux pas que tu te faches de moi. Je veux que tu comprennes.
Des larmes. Ils s'apprêtent à se dégringoler. Je peux le voir. Moi, je ne pleure pas. Si je pouvais pleurer, je serais plus heureux. Et ceci ne doit pas avoir lieu.
– Tu as peur d'être heureux... C'est pathétique.
Ce n'est pas grave. Elle dit la vérité. Vérité âpre. Et ceci me fit saigner.
– Je suis pathétique... Oui, je le suis.
– Non, tu ne l'es pas, murmura-t-elle en fronçant les sourcils.
Je souris et tout en jouant avec l'anneau dans mon doigt.
– C'est justement ce que tu as dit un instant avant.
– Tu me remettras ceci aussi ? Comme tu en train de me remettre mon coeur ?
Je ...
Je l'aime.
Je crois que je l'aime.
Et je ne peux pas le lui dire parce que ça passera. Je trouverai quelqu'un d'autre. C'est comme ça, avec moi. Je m'ennuie vite, je trouve quelqu'un d'autre et ...
Mais zut... Je me rends compte que je ne suis jamais été amoureux. Alors pourquoi suis-je en train de le répéter dans ma tête ? Est-ce que je ne veux pas l'aimer ? Si. C'est juste que je ne me vois pas capable de l'aimer pour longtemps et qu'elle m'aimera pour toute sa vie.
– Je ne veux pas te le rendre. C'est le mien maintenant.
Je dis ceci avec un petit sourire triomphant. Elle me demanda encore une fois pourquoi je ne voulais pas être heureux, si c'était à cause de ma famille...
Je lui ai dit oui. Un simple oui. Ce n'était pas un mensonge ni une vérité.
Avant l'âge de huit ans, on habitait dans une jolie maison avec une vue sur la mer, on pouvait voir les bateaux et on sentait l'air salée nous rafraîchir les poumons. C'était moi, mon frère, ma soeur et mes parents. J'étais le benjamin et donc le moins informé de ce qui se passe. Ou dois-je dire, je vivais dans mon propre monde. Peuplé de créatures surnaturelles et de héros puissants. J'aimais la fiction.
Tout ce que je savais du monde réel est que mon frère n'aimait pas ce qu'il faisait dans l'école, que ma soeur passait tout le temps chez ses amies et ne passaient même pas dire bonjour, et que mes parents s'aimaient... Ou au moins, ils le prétendaient.
Donc, quand l'incident nous frappa, on s'est retrouvé ... perdus. On avait besoin l'un de l'autre.
L'incident... Je ne sais pas ce que c'est. On m'a dit qu'on devait partir loin, vivre dans l'autre côté de la ville.
Je n'ai pas osé demander pourquoi. Je n'ose toujours pas. Maintenant, je vis avec des personnes tristes tout le temps et je dois chérir un deuil dont j'ignore la cause.
– Tu me manques.
Je la regarde. Elle pleure. Sans bruit, doucement. Comme une agonie.
– Mais je suis là.
– Je sais. Tu me manques déjà.
Je ne sais pas quand ou comment mais nos mains se sont enlacés. Et on est resté, à sentir nos coeur battre dans nos mains et à regarder les feuilles jaunîr.
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