Il se passa plusieurs jours avant que je ne pose la question fatidique à Papy Merrill :

 " Une fois rentré à Rum Cay, il a fait quoi, Cassius ?

 - Il a pris sa retraite de ce monde de compétition. Il était fatigué de courir, des hommes et de faire du mal aux tortues. Tu sais, Richie, Cassius était un garçon sensible. Et surtout, sa femme lui manquait.

 - Il a continué à travailler pour ton grand-père ?

 - Au début, oui. Comme contremaître. Mais les journalistes venaient presque quotidiennement sur la plantation pour l'interviewer. Lassé, il s'est retiré.

 - Où ?

 - Tu te rappelles l'îlot où poussent les Boletus Nocturnus ?

 - Oui.

 - Je ne t'y ai jamais emmené mais il y a une cabane de l'autre côté. Mon grand-père lui faisait porter des vivres tous les quinze jours. Cassius lui disait que de là-bas, il voyait trembler la terre comme sous l'effet de la chaleur ou d'un mirage. Il y a vécu jusqu'à... "

La voix de Papy Merrill se brisa tout à coup. Un instant, ses yeux épousèrent la crête des vagues. Je crus déceler une larme aussi salée que la Grande Bleue. Mon impatience l'emporta sur la pudeur :

 " Jusqu'à quoi ?

 - Jusqu'à l'ouragan de 1912. Un vilain, celui-là. Je m'en rappelle bien. Après son passage, la cabane était toujours debout quoique bien ébranlée par les vents et l'onde de marée. Cassius et Marita, son épouse, avaient disparu. On ne les retrouva jamais. Cassius était aussi rapide que le vent mais la tempête avait gagné le round final. Peut-être a-t-il profité de l'ouragan pour s'offrir une nouvelle vie. C'est ce que j'aime à croire en tout cas. Allez, viens mon grand, Mamie voudrait des citrons pour son key lime pie. "

Je restai un long moment à contempler la houle, mes émotions au diapason.