Je rêve souvent. J’en suis sûr. Autant que je suis certain de dormir chaque nuit et de me lever chaque matin. Pourtant, il est très rare que je me souvienne du contenu d'un de ces rêves. Il ne me reste généralement en mémoire qu’une sensation étrange, si floue, si incohérente, qu’elle paraît trop irréelle pour que j'en tire le moindre enseignement sensé. Et s’il m’arrive de me rappeler parfaitement l’une de ces scènes oniriques quelques instants après mon réveil, ces souvenirs s’effacent avec une rapidité déconcertante, avalés soudainement, aisément, par la routine encombrante du quotidien.

Malheureusement, il arrive que certaines sensations désagréables expérimentées dans un rêve persistent, bien que les détails de ce songe, eux, se volatilisent.

J'avais rencontré une personne particulière durant mon sommeil, une certaine nuit ; la date m'échappe. Un homme qui se faisait appeler le rêveur. L’atmosphère l’entourant se teintait d’une forte mélancolie et d'un aspect froid et immoral que je ne parvenais pas à décrire. Cette sensation qui flottait dans l'air lui collait à la peau, en quelque sorte. En y repensant, j’ai plutôt l’impression que c'était lui qui, de par sa présence, avait empli l’atmosphère d’une telle impression.

Malgré mes efforts, je ne me souvenais pas de son visage ; mon esprit ne parvenait pas à le restituer. En outre, il ne manifestait pas la moindre expression. Difficile, par ailleurs, de retenir l'expression d'une personne dont on ne se rappelle pas l'apparence.

Ou alors, peut-être n'avais-je pas oublié de visage. Peut-être en était-il dénué, tout simplement. Cette éventualité m'avait effleuré l'esprit dans un premier temps. Après un court cheminement, elle paraissait logique et inéluctable.

S'il avait eu un visage, je m'en souviendrais certainement !

Ses paroles, par contre, restaient gravées en moi. Dans le son de sa voix vibrait une forme de plaisir malsain. Sa prononciation claire, précise et malveillante, résonnait dans mes pensées en écho lancinant et interminable. Les mots se réverbéraient en moi tels les préceptes incessants d'un gourou. À la simple évocation de ces phrases, une peur panique m'envahissait, au point de me faire douter de l'aspect tangible de la réalité, de mes perceptions. L'environnement tremblait, menaçant de s'éteindre au profit d'une folie naissante.

« Te souviens-tu de ce que tu as fait à Jade Lauren ? »

Cette remontrance sans fondement venue du fin fond de mes rêves n'aurait pas dû m'alerter outre mesure, cependant un terrible remord m'accablait depuis que j'avais ouvert les yeux. La culpabilité m'assaillait, m'enveloppait dans un silence pesant. Le temps n'avançait plus, suspendu à mes pensées. Pourtant, la réalité semblait s'obscurcir à mesure que je la contemplais.

« Te souviens-tu de ce que tu as fait à Jade Lauren ? »

J'avais besoin de savoir, sinon j'allais imploser.

Jade Lauren avait été ma petite amie durant six ans. Nous nous étions éloignés une courte période à cause, entre autres, d'obligations professionnelles et de différends sans importance, que j'avais oubliés. Ne réussissant pas à reconstruire notre histoire, nous avions décidé d'y mettre un terme. Je n'avais plus de nouvelles de sa part depuis notre rupture, huit mois auparavant.

Sous la contrainte d'une culpabilité fantôme, je me décidai à l'appeler, à plusieurs reprises, mais tombai systématiquement sur son répondeur.

Je ne laissai aucun message. Je savais parfaitement ce que j'avais à lui dire, mais j'ignorais comment aborder le sujet.

Je t'appelle car un homme sans visage m'a dit dans un rêve qu'il t'était arrivé quelque chose de grave et que j'en serais, apparemment, à l'origine.

Cela n'aurait eu aucun sens.

J'avais pourtant une mauvaise intuition.

Pourquoi ne me souvenais-je de rien ? Et en quoi pouvais-je être responsable ?