Chapitre 1
Un Hôpital de Chicago en 2004
- Vous en êtes à combien de mois de grossesse ? insistait depuis cinq minutes un médecin des urgences à une jeune fille.
Ses pupilles dilatées et ses tremblements trahissaient une consommation de produit stupéfiant qui, selon l’expérience du praticien, devait être un opiacé de synthèse. Ce n’était pas la première fois qu’il observait les conséquences d’une telle addiction, mais heureusement la jeune femme pouvait lui répondre, bien qu’elle éprouvât des difficultés à garder la tête droite.
- Restez avec moi ! Vous êtes enceinte depuis combien de temps ?
- Huit mois, j’crois bien, bredouilla-t-elle.
- S’il vous plait, j’ai besoin de connaître votre identité.
- Éteignez la lumière, j’ai mal aux yeux.
- Il fait jour… Attendez, je vais tirer les rideaux.
Le médecin s’exécuta, espérant gagner la confiance de sa patiente. En revenant vers elle, il vérifia le radioscope qui effectuait des bips faibles, mais réguliers, ce qui le rassura un peu.
- Pouvez-vous me donner votre nom ? persista l’urgentiste en prenant un stylo rouge dans la poche extérieure de sa blouse blanche.
- Je veux n’être personne, car sinon j’aurai des problèmes, dit-elle avec une grimace embarrassée.
- C’est votre droit. Indiquez-moi au moins votre âge.
- 18 ans, je suis majeure, mentit-elle.
- Je vois, et pour le père ?
- Vous m’avez regardé ? J’ai l’air d’une fille pour qui on s’inquiète ? Non pas de papa pour ma petite ! Pour ça comme pour le reste, j’ai arrêté de rêver.
- Est-ce que vous voulez que je prévienne quelqu’un quand même ?
- Non merci.
- Ok, je ne vous juge pas, mais le bébé arrive et si je peux me permettre, vous ne me semblez pas prêtes à l’accueillir dans de bonnes conditions.
À ces mots, la future mère envoya une volée d’insultes, puis de menaces à l’urgentiste, expliquant qu’il ignorait les raisons de sa situation et qu’elle refuserait de les lui révéler. Celui-ci avait beau faire preuve de compassion, il se devait de penser à l’avenir de l’être qui allait venir au monde. Face à cette situation difficile, le praticien appela la sécurité qui la sangla à son lit, ce qui lui permit de sortir de la chambre quelques minutes, ce à quoi son sens moral l’obligeait. À son retour, la jeune femme s’était calmée, mais sans qu’elle le sache, son destin et celui de son enfant étaient déjà scellés. L’urgentiste avait dû arbitrer entre la mère et le nourrisson et maintenant que cela avait été tranché, il ne restait plus qu’à faire admettre son choix à sa patiente. Heureusement pour lui, la cavalerie arrivait et il devait uniquement gagner du temps.
- Je dois vous prévenir que nous avons réalisé des analyses de sang, à la suite de votre… malaise.
- Vous n’aviez pas le droit ! s’emporta-t-elle en examinant son bras gauche qui était affublé d’un pansement.
- Vous vous êtes écroulés en pleine rue et des passants ont appelé les pompiers. Ils n’allaient pas vous laisser comme ça.
- Mais je suis tombée dans les pommes, c’est tout.
- Je suis désolé de vous contredire, mais ce n’est pas ce que montrent vos analyses qui indiquent des traces de morphine.
- Et alors ?
- Ce n’est rien, à part que cela prouve votre addiction aux opioïdes, déclara le médecin en vérifiant les examens sanguins.
- Vous me retenez de force, je veux partir !
- Bien sûr que… non, car le travail a débuté et vous ne sortiez d’ici qu’une fois que vous aurez accouché. Alors, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de nous indiquer ce que vous avez consommé ces dernières heures, pour votre bien comme celui du nourrisson.
Sachant qu’il était inutile de nier et face à l’imminence de sa délivrance, la post-adolescente se résigna quelques secondes, puis pleura un peu, avant de trouver une forme de justification.
- Ce n’est pas ma faute si mon ordonnance d’oxycontin n’a pas été renouvelée.
- C’est parce que cet antalgique est interdit aux personnes enceintes ? expliqua du tac au tac le praticien, avant de noter l’information directement sur la feuille d’analyse.
À ce moment, une femme noire, un peu forte, habillée en tailleur et à l’allure stricte entra dans la pièce.
- Ah, vous voilà enfin, dit le médecin.
- Bonsoir, je suis l’assistance sociale de l’État. Il faut que nous prenions une décision vis-à-vis de l’avenir de cet enfant, jeune fille.
La surprise se vit dans les yeux de la femme enceinte, qui comprit qu’elle ne passerait plus entre les mailles du filet. Était-ce la police, les pompiers ou ce médecin qui avait prévenu les services sociaux ? Qu’importe, sa bouche parlait, mais son esprit était déjà à espérer une solution miraculeuse à base d’excuses élimées.
- Pour ma fille, je vous jure que je vais arrêter mes conneries.
Les deux interlocuteurs se regardèrent avec un air complice, jusqu’à ce que l’assistante sociale prenne la main de la jeune femme et s’exprime d’une voix compatissante.
- Je vais être franche avec vous, étant donné que le temps joue contre nous. Selon mon expérience, il y a deux raisons pour qu’une fille qui a vos addictions tombe enceinte et aille jusqu’à l’accouchement. Soit elle veut que son proxénète la laisse tranquille — car les clients ne montent pas avec les femmes dans cet état —, soit elle est tellement accro qu’elle ne peut concevoir les responsabilités qu’impliquent le fait d’être parent. Dans les deux cas, son enfant n’est jamais sa priorité.
- Ce n’est donc pas pour moi que vous êtes là, mais pour elle ? interrogea la jeune femme en montrant son ventre.
- En partie, mais laissez-moi vous expliquer quelque chose. Même si votre bébé survit, il faudra le sevrer ce qui lui sera douloureux, sans compter les risques de retards mentaux ou physiques. Dites-moi que j’ai tort de m’en soucier...
- Je peux changer, insista la post adolescente en lui coupant la parole.
- Pouvez-vous le prouver dans les cinq prochaines minutes ?
- Non, pas comme ça ! Je ne suis pas magicienne.
- Alors, je suis désolé, mais l’intérêt de l’enfant doit prévaloir. Qu’est-ce qui me dit que dès que vous sortirez d’ici, vous ne replongerez pas ? À ce moment, que deviendra ce bébé ? Êtes-vous certaine de n’avoir ni famille ou amis à qui le confier ?
En entendant de tels propos, Miss X craqua nerveusement. Elle commença par menacer la professionnelle de santé, mais une fois calmée, signa en pleurs tous les documents qu’on lui présenta.
Une fois que l’ex-future mère fut en salle d’accouchement, l’urgentiste et l’assistante sociale purent s’entretenir tranquillement autour d’un café.
- Vous avez bien fait de m’appeler, déclara la femme en tailleur.
- Les antalgiques utilisés comme opioïdes font de plus en plus de ravages dans la rue. C’est la troisième fille comme elle, que je signale cette année.
- Je vous crois. J’aurais voulu l’aider plus, mais elle nous a été désignée trop tard, voilà tout.
- Au fait, connaissez-vous le pourcentage d’enfants qui naissent avec des séquelles dans des situations analogues ? demanda le médecin.
- Pour les femmes à huit mois de grossesse… 50 %. Vous savez ce qui m’ennuie le plus dans tout cela, c’est que le système fait en sorte que les parents aisés financièrement et qui veulent adoptés ont la possibilité d’écarter ce genre de nourrissons.
- Comment cela ?
- À Chicago, les familles perçoivent des aides de l’état. Si l’enfant présente un handicap mental ou physique, elles sont plus importantes. Rien qu’au titre des frais divers, les parents touchent mille dollars par mois les premières années. Pourquoi croyez-vous que je trouve régulièrement ces gamins dans un placard ou enchainés à un radiateur ?
- Pas par leur faute, ça c’est sûr, déclara l’urgentiste en finissant de boire son café.
L’accouchement se passa par césarienne et Miss X, qui ne demanda même pas à voir au moins une fois sa descendance, replongea dans la drogue dès sa sortie de l’hôpital. Le nouveau-né fut sevré avec des doses décroissantes de morphine et il survécut. La seule séquelle diagnostiquée fut un trouble de l’attention.
*
Au bout d’une semaine, le nourrisson fut adopté par une famille appelée les West. Ceux-ci lui donnèrent le prénom de Natalie, car le film West Side Story avec Natalie Wood était leur préféré. Il n’y avait pas vraiment d’amour ni de désir de s’occuper de cet enfant, mais prioritairement une envie utopique de chaleur humaine pour la mère infertile, alors que le père n’en voulait simplement pas. Ils ne la maltraitèrent jamais, mais l’affection qu’ils lui portaient était artificielle, un peu comme le chat qu’on confie aux voisins pour pouvoir partir sereinement en vacances. Sa scolarité se passa correctement, même si Natalie avait certains problèmes non de réflexion, mais d’attention qui l’empêchèrent de poursuivre des études supérieures. Ce que ses parents ignoraient était lié au fait qu’elle n’en avait cure, car son esprit était déjà dirigé vers un autre objectif : partir ou plutôt fuir ces êtres aussi creux qu’insipides qui l’auraient rendu comme eux dans quelques années.
Le jour de ses 18 ans, la nouvelle majeure fit sa valise et dit un rapide au revoir à ses parents adoptifs, qui l’aimaient à leur manière, mais ne purent jamais le lui déclarer à cause de leur manque de chaleur humaine. Elle savait lire, écrire et avait une santé correcte malgré un trouble qui l’obligeait parfois à fixer les gens ou des objets, pendant quelques secondes. Ayant appris par une voisine qu’un restaurant de fruit de mer new-yorkais nommé le crabe doré cherchait une serveuse, elle les appela et grâce à un petit coup de pouce de cette connaissance, fut engagée à l’essai.
Une bonne douche chaude et un ticket de train, c’est tout ce dont elle avait eu besoin pour laisser à Chicago un manque d’affection caractéristique, de sorte que cette ville aussi gigantesque qu’anonyme représentait un nouveau départ à plus d’un titre.
Les choses se mirent en place bon an mal an à New York entre travail et logement. Son principal problème provenait de ses absences. Celles-ci advenaient quand elle ne pouvait finir ce qu’elle avait commencé, comme arranger le mauvais pli d’une nappe ou identifier toutes les subtilités d’une sauce. Cet étrange handicap traduisait le fait qu’elle ne s’octroyait aucun plaisir au travail ni en dehors, mais ne vivait que pour un objectif simple : gagner assez d’argent pour exister par elle-même.
Vingt années à compenser les opioïdes que sa mère avait consommés lors de sa grossesse et une enfance sans plaisir avaient fait de Natalie une femme presque asociale, voire à la limite de l’autisme selon l’avis de certaines mauvaises langues. Une minorité alla jusqu’à évoquer la possibilité que malgré un physique agréable, elle serait incapable d’aimer un homme… Ils ne savaient pas à quel point ils avaient tort.
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