Chapitre 4
Un an s’était écoulé depuis l’agression et New York était passé à autre chose, quand deux hommes entrèrent dans le crabe doré dès l’ouverture et demandèrent à être servis uniquement par Natalie.
Le premier était Nicolas. Il portait une marinière sous un caban bleu foncé, une casquette et un masque anti-Covid de sorte que son visage était à peine visible. Le second avait un costume à carreau, il s’agissait de Kayak et c’est celui-ci qui s’adressa à Natalie en premier.
- Bonjour, Miss West, pouvons-nous vous parler un instant, je vous prie ?
- Qui êtes-vous ? demanda la serveuse avec un air circonspect.
- Je me nomme Pierre Kayak et je suis psychiatre. Je vous ai téléphoné et laissé des messages. Ce monsieur s’appelle Nicolas Van Houttenberg et il est mon patient. Il a été la victime d’une agression, il y a plusieurs mois...
- Chut, pas si fort. Personne ne sait ce que j’ai fait, déclara Natalie en faisant signe à Kayak de baisser d’un ton.
- Vous n’avez rien fait de mal.
- Je me suis assise sur un paquet de dollars en remettant le manteau à la police. D’où je viens, il y a de quoi se faire passer pour une poire juteuse. Maintenant, dites-moi simplement ce que vous voulez.
- Boire un coup et discuter un peu, si vous le permettez.
Après quelques secondes de réflexion, Natalie estima qu’il était difficile de ressentir de l’empathie envers quelqu'un ayant subi une agression, si on ne l’a pas été personnellement. Ce fut plus la curiosité d'apprendre si elle pourrait éprouver de la compassion pour un homme qu’elle savait très riche, mais traumatisé qui la poussa à accepter la proposition. La serveuse eut un peu honte de cette curiosité malsaine, mais fit un écart à son sens moral, surtout que le défiguré semblait ne pas l’être plus que cela.
- Je pense que je peux faire cela, car il n’y a que quelques habitués dans le restaurant pour l’instant. Mettez-vous au fond et je viendrais vous voir dès que possible.
Les deux hommes s’exécutèrent et s’assirent l’un à côté de l’autre, afin d’inciter la serveuse à se positionner en face d’eux, ce qu’elle fit après quelques minutes.
- Merci d’avoir accepté notre invitation, déclara le psychiatre.
- De rien, mais je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider.
- C’est simple. Pour reprendre une vie normale, mon patient souhaiterait connaître les détails liés à son agression et cela passe par la découverte du manteau de sa mère. Vous devez savoir qu’on a trouvé un ADN en plus du vôtre sur la fourrure.
- Avez-vous appris à qui il appartenait ?
- Pas encore.
- Donc, vous venez jouer les inspecteurs de police dans mon restaurant et poser des questions, alors que n’importe quel client ou collègue pourrait être l’assassin ou un complice et vous vous étonnez que cela m’inquiète ? déclara Natalie.
La remarque judicieuse n’échappa pas aux deux hommes qui prirent un air embarrassé en comprenant leur erreur et leur manque de tact. Après quelques secondes de réflexion, Nicolas qui n’avait pas encore dit un mot s’exprima.
- Nous vivons dans la même ville, mais j’ai l’impression que vous avez des contraintes personnelles ou financières qui nous font coexister dans deux mondes différents. Si nous vous avons offensé ou mis en danger, je vous demanderais de bien vouloir nous en excuser et nous prendrons nos responsabilités.
- Merci de ne pas me considérer pour un objet, monsieur.
- Ce que mon psy n’ose vous révéler, c’est que j’ai passé les deux derniers mois à regarder la photo de la tache de sang séché sur la fourrure de ma mère, en me demandant ce que j’aurais pu faire pour éviter qu’elle existe.
Peut-être était-ce parce que Natalie était mal lunée ce jour-là ou l’homme sans visage possédait une langue un peu trop pendue, mais la jeune femme voulut titiller son orgueil.
- Je compatis, mais vous me faites penser aux généraux qui pendant la bataille se cachent à l’arrière pendant que les soldats en première ligne tombent comme des mouches.
- Parce que vous estimez que devenir officier est facile ? Parti de rien, j’ai monté ma boîte tout seul et moi aussi, je suis passé par des moments difficiles. Vous n’avez pas le monopole de la souffrance, car vous êtes actuellement moins à l’aise financièrement que moi.
Natalie plissa les yeux en prenant un air inquiétant, car elle n’avait pas l’habitude qu’on lui présente des idées de manière si construite. Quelque part elle était impressionnée par la vitesse d’esprit de cet être, même si son brusque changement d’humeur lui faisait un peu peur.
- Cette tache de sang symbolise votre traumatisme, n’est-ce pas ?
- Elle est la plus grande honte de mon existence, car malgré ma présence au moment de l’agression, j’ai échoué à protéger ma mère. Je veux être sûr que la police a bien fait les choses pour retrouver cet assassin et cela passe par la découverte du manteau. Est-ce trop vous demander que de nous montrer l’endroit où vous l’avez trouvé ? déclara le jeune homme d’une voie sincère.
À ces mots, Natalie ne put s’empêcher de dévisager son mystérieux interlocuteur masqué avec une pointe de compassion. Jamais, elle avait vu un regard aussi bleu et triste, même quand enfant, elle se contemplait dans un miroir. Cette impression de grande souffrance la força à une certaine collaboration, mais la différence de classe sociale qui les séparait l’incitait également à remettre à leur place les gens riches qu’elle n’appréciait pas particulièrement.
- On ne jette pas du sel sur une coupure, sans s’attendre à avoir mal, gentil matelot. Personnellement, j’essaye de m’abstenir. Un conseil, vous devriez faire de même.
- Tout dépend des causes pour lesquelles vous êtes blessé, répondit le jeune homme.
- Le pourquoi me semble moins important que la douleur.
- Même si cela permet d’éviter l’infection ?
- Je n’ai pas le luxe de pouvoir choisir entre mes malheurs, indiqua la serveuse après un instant de réflexion.
- Je peux vous dédommager pour le dérangement, dit Nicolas après quelques secondes de silence.
- Pourquoi pas, homme invisible !
Aussitôt, le psychiatre sortit un chéquier et y inscrivit un chiffre. Cependant, au moment de lui remettre, Nicolas s’en saisit et le retourna afin que la serveuse ne puisse en lire le montant, puis y posa une salière au-dessus.
- J’aurai préféré du liquide, indiqua Natalie.
- Chat échaudé craint l’eau. J’ai appris à mes dépens à ne pas étaler mon agent en public. Avons-nous un accord, Mademoiselle ?
- Bien sûr, je vous expliquerai tout ce que vous voudrez savoir, mais je ne pourrais vous montrer le lieu exact de la découverte qu’après mon service.
- Parfait. J’ai lu votre déclaration à la police, mais j’aurai besoin d’éclaircir certains détails.
- C’est à dire ?
- C’est délicat. J’estime devoir ma fortune à ma capacité à trouver un équilibre entre le sens des affaires dont la caractéristique est la loi et les risques de s’en soustraire. C’est cette inspiration qui me permet d’avoir toujours un coup d’avance sur la concurrence. Ramené à l’agression, je suis arrivé à la conclusion qu’à partir du moment où cet assassin a jeté la fourrure et que vous l’avez trouvé, son crime ne pouvait plus lui rapporter d’argent et n’avait donc plus de finalité. C’est peu, mais cela a été suffisant pour ne pas que je me suicide. Maintenant, je souhaiterais savoir ce qui s’est passé en détail, afin de faciliter mon deuil et éventuellement le travail de la police. Voulez-vous m’y aider ?
Face à ces propos, la serveuse se sentit troublée, presque menacée par les arguments cohérents, mais si construits qu’ils lui glacèrent le sang. Pour éviter qu’elle ne prenne peur, se lève et parte, le docteur Kayak s’exprima sur un air plus diplomatique.
- Ne voyez rien de malsain dans la démarche de mon patient, car il ne fait que suivre mon protocole. Ce travail de Sisyphe l’oblige à se remémorer cette tragédie en permanence, ce qui lui pèse...
- Le travail de qui ? demanda Natalie en lui coupant la parole.
- Pardon, c’est une histoire appliquée à la psychiatrie. Dans la mythologie grecque, le personnage de Sisyphe fut condamné à pousser un rocher en haut d’une montagne, d’où il finissait toujours par retomber. Cela symbolise une tache inutile qui se termine inéluctablement par un sentiment de désespoir.
Natalie n’avait pas beaucoup d’occasions de faire preuve de sagacité intellectuelle, mais ces gens aisés financièrement qui semblaient avoir besoin d’elle représentait une stimulation pour son égo qu’elle ne pouvait laisser passer. Était-elle toujours celle qui avait identifié la fourrure où tous les autres avaient passé leur chemin ? Natalie eut une de ses absences, puis tapota la table devant laquelle elle était assise, avant de s’adresser à Nicolas.
- Il existe beaucoup d’évènements qui se répètent, mais sont en apparence sans finalité comme la nuit et le jour. Là où votre patient cherche un équilibre, je perçois une frontière, comme un soleil rouge se couchant sur l’horizon.
- Votre analyse est judicieuse, mais revenons à nos moutons et donc à Nicolas. Je voudrais faire en sorte qu’il accepte la mort de sa mère, afin de passer à la phase de deuil, puis reprendre sa vie en main. Il pourrait faire cela plus facilement si l’agresseur était arrêté et jugé, mais cette personne est introuvable. Pendant ce temps, j’essaye d’éviter que son esprit ne sombre dans une mortelle dépression et cela passe par une phase de découverte d’informations, liée à l’agression. Au fait, le patron commence à nous regarder de travers, nous devrions peut-être consommer. Je prendrais un coca, rien de fort, car j’ai l’estomac fragile.
Nicolas était un être sensible qui venait de subir une humiliation. Le fait que cela ait été par une serveuse n’avait pas d’importance, mais son esprit habitué à ne jamais capituler se devait d’essayer de prendre l’ascendant sur la jolie jeune fille.
- Je suis parti de zéro et devenu milliardaire en créant une intelligence artificielle permettant d’effectuer des opérations d’action en bourse et de l’évasion fiscale. Arrêtez cette torture en gagnant du temps, ce qui met mon âme à nu et acceptez ce chèque ou vous nous désobligeriez. À moins que cela soit votre objectif ?
- J’y suis allée un peu fort, veuillez m’en excuser, concéda la serveuse.
« Voie, geste, regard, tout a changé en un instant chez cet homme. Comment est-ce possible ? Dans tous les cas, je dois bien admettre que cela n’est pas pour me déplaire ! » dut admettre Natalie qui décidément trouvait de plus en plus de qualité à ce beau balafré. Sur ces mots, la jeune femme se leva et leur ramena docilement deux cocas, puis se rassit à sa place, afin que la discussion puisse continuer.
- Docteur, vous êtes bien tenu au secret professionnel ?
- Bien sûr, cette discussion est confidentielle entre vous, mon patient et moi-même.
- Soit, j’accepte votre proposition, mais je dois retourner travailler à présent, car je ne veux pas être renvoyée. Je finis mon service à 16 heures aujourd’hui. Rendez-vous derrière le restaurant au niveau des bennes à cette heure-là et je vous dirais tout ce que je sais, d’accord ?
- Soit, mais je ne pourrais rester dans les ruelles sombres pour des raisons de sécurité après le coucher du soleil, répondit Nicolas qui semblait beaucoup plus sociable.
- Ben voyons, vous êtes l’inverse des vampires. Vous craignez la nuit.
- Je n’aime plus les risques inutiles. L’obscurité en fait partie.
- Il y aura bien un moment où vous devrez remonter en selle, cow-boy ! À votre place, je ferais cela le plus tôt possible.
À cet instant précis, la serveuse déchira le chèque tout en fixant le jeune homme, comme pour le défier.
- Vous savez combien vous venez de perdre ? demanda Nicolas.
- C’est moi qui me paye un semblant de sens moral, aujourd’hui, et le rendez-vous de 16 heure en fait partie. Un conseil, profitez-en.
Sur ces mots, les deux clients se levèrent et quittèrent le restaurant. Si le mutilé en tenue de marin avait eu plus observateur, il se serait rendu compte que son interlocutrice n’était pas insensible à son regard aussi charmant que ténébreux.
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