Chapitre 5
Le revolver de poche du docteur Kayak lui parut plus lourd que le matin même, quand il se présenta dans la ruelle du restaurant à 16 h, accompagné de son patient. Ils y attendirent Natalie qui n’eut que quelques minutes de retard.
- Ben voilà, la fourrure était là, déclara la serveuse en ouvrant la benne.
- Cette caméra au sud, dit le balafré en la pointant du doigt. Pourquoi l’enquête ne la mentionne-t-elle pas ?
- Je crois qu’elle a été mise après qu’on ait trouvé le manteau. Au fait, comment savez-vous où est le sud ? demanda Natalie sur un ton un peu hébété.
- En théorie, c’est à moi de poser les questions ?
- Vous voulez un chèque en bois, beau brun ?
Nicolas sourit à la répartie de son interlocutrice, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. Après quelques secondes de réflexion, il décida tout de même d’éclairer la lanterne de son « amie ».
- J’ai une seule véritable passion : la voile. J’appartiens au New York Yacht Club qui est une association de puristes qui organise des courses de monocoque de luxe en solo sur de longues distances et sans assistance. Je suis spécialisé dans la navigation et j’ai appris à me repérer grâce aux étoiles.
- Mais il fait jour ? fit remarquer la jeune femme en montrant le soleil.
- Disons qu’avec l’habitude, on ne perd jamais le nord.
Sur ces mots, Nicolas sortit son téléphone portable et grâce au GPS intégré, il put prouver qu’il ne s’était trompé que de quelques degrés.
- Vous avez une sorte de boussole dans la tête, dit Natalie en souriant.
- C’est indispensable quand on veut éviter de s’égarer. Tous les marins qui naviguent sans assistance doivent être plus ou moins capables de faire le même genre de tour de magie, dit le jeune homme d’un air malicieux.
- Si je peux me permettre, je dirais que mon patient est une sorte d’ermite de la mer, indiqua Kayak.
- Je suis comme ces gens qui aiment les déserts à perte de vue du Sahara ou les immenses étendues glacées des pôles. Une fois, je suis monté en haut du mat de mon navire et partout où je regardais, il n’y avait que l’horizon. Je dois admettre que je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie.
- Vous êtes un peu comme un prêtre qui aime s’isoler, prier et réfléchir ? demanda Natalie.
- Je me définirai plus comme un artiste qui cherche un sens à son existence.
- Si je peux me permettre, je vous considérerai plutôt comme un marginal qui a les moyens financiers d’assouvir ses passe-temps.
- Comment ça ?
- Vous n’êtes pas vraiment un artiste, car vous ne créez rien, ni peinture ou musique, pas même un poème.
Nicolas eut un mouvement de recul en entendant de telles choses, car sa mère lui avait fait souvent pareils reproches.
- Et qui définit ce qu’est une œuvre d’art ? Regarder cette benne à ordure, je peux la prendre en photo et me déclarer artiste, mais en serais-je vraiment un ? J’estime qu’il n’y a rien de plus beau que la contemplation de la nature, comme un ciel étoilé ou le sourire d’un enfant. Essayer de percevoir ce que Dieu ou l’évolution a bâti me semble plus noble que de mettre un ruban à cadeau sur une crotte de chien.
- Les films qui sortent au cinéma et qui sont vus partout dans le Monde, ce n’est pas de l’art ?
- Pas vraiment, car ils sont le résultat d’un travail d’équipe, plus que celui d’une seule personne.
- Et les tableaux qui se vendent des millions ou qui sont dans les musées. C’est juste un coup de chance ?
Le balafré ne put trouver à cet instant un argument capable de s’opposer à la dialectique de la jeune femme, assurément vive d’esprit. Cette remise en question plut particulièrement à Kayak qui perçut dans ce duel verbal un moyen de faire sortir son patient de sa morbide coquille et décida d’ajouter sa touche personnelle à cet étrange tableau.
- Excusez-moi, mais j’estime que ce qui est beau dépend du goût de chacun. Nicolas, qu’est-ce que vous aimez le plus et qui a été fabriqué par un homme ?
- Mon bateau : La vie en rose.
- Je l’ai vu et il est magnifique. Si un amateur le construisait seul et sans se soucier du temps que cela prendrait, on pourrait considérer ce navire comme une œuvre d’art, non ?
- En effet.
- Pourtant, en suivant votre logique, votre voilier que vous aimez est moins beau qu’un coucher de soleil qui ne survivra que quelques minutes.
- Ce n’est pas faux, dut avouer le jeune homme.
- Le truc est peut-être là, indiqua Natalie. C’est parce que cet évènement est éphémère qu’il vous plait. Un peu comme le gars qui continue de pousser son rocher alors qu’il sait qu’il ne pourra jamais le monter en haut de la montagne. C’est le voyage qui le motive, pas la destination, car il a conscience qu’il ne pourra jamais vraiment l’atteindre.
- Ou une rose qui venant d’être coupée, doit s’attendre à ne jamais plus refleurir, dit le beau marin à la jeune serveuse.
À ces mots, Natalie baissa les yeux, car elle avait apprécié la métaphore liée à sa féminité et au fait qu’elle n’était pas éternelle, ce qui n’échappa même pas au psychiatre.
« Que ces deux personnes aient une sensibilité artistique convergente est une bonne chose, car cela éloigne Nicolas de sentiments autodestructeurs, mais s’il la drague, je vais être de trop ». Quoi qu’il en soit, le docteur Kayak ne pouvait décemment pas laisser une telle chance d’aider son patient, surtout que d’autres activités réclamaient son attention et il s’exprima donc sur un ton presque paternaliste.
- Jeune fille, permettez-moi de vous féliciter pour votre esprit vif. Si j’osai, je souhaiterais que cette conversation ne s’arrête jamais. Qu’en pensez-vous Nicolas ?
- Oui, j’ai apprécié de savoir où le manteau avait été trouvé et cette discussion stimulante qui m’a permis de me changer les idées.
- Pareillement... mais le soleil ne va pas tarder à se coucher et moi aussi, dit Natalie en le pointant du doigt.
Le bon docteur ne dit rien pendant quelques secondes, car son attention se devait d’être projetée vers une perspective qu’il n’avait plus revue depuis des années. « J’ai de l’argent grâce à Nicolas et il ne m’est plus vraiment utile pour mes recherches, alors que m’occuper de lui me prend beaucoup de temps ». Il n’en fallut pas plus pour qu’il se décide à faire une proposition à la limite de la cavalerie.
- Vous savez… Je suis un ami de la famille et j’ai été personnellement engagé pour remettre sur pied Monsieur Van Houttenberg, mais j’ai d’autres obligations professionnelles, comme m’occuper de ma clinique. Votre honnêteté et vos rapports privilégiés avec Nicolas par rapport au décès de sa mère, ainsi que votre esprit vif lui ont permis de faire plus de progrès en une journée que moi en trois semaines. C’est pour cela que je voudrais vous engager comme… une sorte de dame de compagnie. Au fait, il y a une statue de Sisyphe au Metropolitan Museum of art qui est à moins de cinq minutes d’ici. Peut-être pourrions-nous l’admirer ?
- Maintenant ?
- Pourquoi pas ?
- Sisyphe va devoir attendre, car je vous connais à peine et le soleil se couche à présent.
- Demain ? Déclara le balafré.
- Je travaille.
- Je vois… Puis-je vous demander combien vous gagnez par jour dans ce restaurant ? dit le psychiatre. Environ 200 dollars ?
- À peu près.
- Une dame de compagnie capable d’aider mon patient pourrait obtenir dix fois cette somme.
- Vous plaisantez ?
- Docteur, dit Nicolas en l’interrompant. Si j’ai accepté de quitter ma chambre, ce n’est pas pour autant qu’il me faut une baby-sitter.
- Nous avons déjà parlé de cela. Vous avez beau être sur la bonne voie, je ne peux être avec vous en permanence et aller au musée demain vous fera du bien.
- Je n’aime pas trop votre façon d’arriver à vos fins.
- Un an sans quitter la clinique, mon ami. J’estime que vous vous êtes assez puni et qu’il est temps de reprendre votre vie en main, quitte à forcer le destin. Amusez-vous un peu, vous êtes si triste d’habitude.
- Concrètement, que devrais-je faire ? demanda la jeune femme en dévisageant ses interlocuteurs d’un air inquiet.
- Lui redonner goût à l’existence en le sortant de la chambre où il périclite, dit Kayak. Nicolas finit sa séance de thérapie à 10h00 et devra rentrer avant le coucher de soleil. Dans ce laps de temps, je souhaiterais que vous l’accompagniez hors de la clinique. Vous pourriez aller au musée ou l’emmener voir la vie en rose qui ne se trouve pas très loin. Aucune prestation supplémentaire ne sera exigée et l’accord serait annulable à n’importe quel moment par une ou l’autre des parties sans justification. Je vous demanderai juste de me contacter tous les jours afin de me faire un compte-rendu ou immédiatement en cas d’incident. Alors, acceptez-vous ma proposition ?
- Pour 2000 dollars par jours ?
- Bien sûr.
- Dans ce cas, je suis d’accord, dit la jeune femme. Je vais m’organiser pour poser des congés ou me faire remplacer.
- Félicitations, déclara Kayak en lui faisant un chèque de 10 000 dollars.
- Merci, dit la dame de compagnie en prenant l’argent.
- Si vous le permettez docteur, Anna assura ma sécurité étant donné que vous ne viendrez pas avec nous ?
- Bien sûr, répondit le psychiatre.
- Qui est-ce ? demanda Natalie.
- Mademoiselle Sorbo est comme moi une amie, mais elle est en plus l’homme de confiance de la famille, même si c’est une femme. Elle est une ancienne policière reconvertie dans la sécurité des VIP et n’a qu’un client, Nicolas Van Houttenberg. Elle fait office de garde du corps, chauffeur ou maître de maison et elle est notoirement connue comme étant aussi fidèle que discrète. C’est elle qui nous a amenés ici et je pense qu’elle nous observe actuellement même si nous ne pouvons la localiser.
Natalie se mordit les lèvres afin d’éviter de demander où était cette professionnelle quand les Van Houttenberg étaient agressés, mais préféra se taire. Tout en mettant le chèque dans son sac, la dame de compagnie comprit qu’elle allait pouvoir améliorer son cadre de vie d’un point de vue financier, mais que cela ne serait pas forcément sans danger tant physiquement que psychologiquement.
- Dans tous les cas, vous pourrez garder cette somme. Je vous engage donc pour les cinq prochains jours.
- Docteur, vous savez comment parler aux femmes. Au fait, quel est le programme de demain ?
- Vous êtes tous les deux sensibles à l’art, mais si Nicolas est plus enclin à un travail intérieur de contemplation, vous semblez attirée par les détails, Natalie. J’y pense, vous pourriez admirer le Sisyphe du Metropolitan Museum à partir de 10 h 30. Qu’en dites-vous ?
- Pourquoi pas ? déclara Nicolas. Vous avez tout de même de la chance que je crois au destin.
- Comment ça ? demanda la jeune femme.
- J’estime que la mort de ma mère et la découverte du manteau ne sont peut-être pas le fruit du hasard, mais qu’une force quelque part nous contrôle et par conséquent que nos vies ont à un objectif que nous ne pouvons percevoir.
Kayak sourit face à cette notion d’imprévisibilité du destin. Le soleil allait finir de se coucher, quand une ultime remarque traversa la pensée du praticien.
- Miss West, si au cours de vos réflexions avec Monsieur Van Houttenberg vous faites preuve d’une observation comme avec le mythe de Sisyphe, j’apprécierai que vous me la fassiez connaitre. Cela pourrait m’aider dans mon travail « ou pour briller en société » pensa-t-il.
- Quand on me paye 2000 dollars pour aller au musée, on peut me demander mon avis sur toutes les œuvres d’art qu’on veut.
Sur ces mots, Natalie rentra chez elle. Ce dont elle n’avait pas conscience — mais que Kayak avait perçu — provenait du fait que l’ex-serveuse avait le don de déceler certaines subtilités, voire des messages cachés dans les œuvres artistiques, ce qui l’intéressait au plus haut point pour des raisons personnelles.
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