Chapitre 6

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À 10h30, Natalie qui portait une robe noire et des escarpins à talons attendait depuis peu sur les marches du Metropolitan Museum quand elle vit venir à elle, l’homme dont elle devait tenir compagnie. Ce ne sont pas son T-shirt, son jeans ou ses baskets qui la génèrent, mais le fait que son visage était pratiquement invisible. Casquette, lunette de soleil et masque chirurgical contre le Covid empêchaient quiconque de découvrir les crevasses qui avaient irrémédiablement lézardé son ancienne gueule d’ange. Ces artifices de dissimulation avaient pour objectif de rendre le milliardaire moins nerveux, ce qui semblait très bien fonctionner, peut-être trop. De son côté, Natalie avait conscience que ce sont les déductions liées à l’art qui lui assureraient un rapport privilégié avec la famille Van Houttenberg et des revenus substantiels.

- Bonjour, Miss West. Êtes-vous prêtes à ressentir les merveilles apaisantes qui émanent de cet endroit ?

- Bien sûr, mais nous devrions peut-être en profiter pour comparer nos sens de l’observation et de la déduction, comme le voulait le bon docteur.

- Vous pensez que c’est un concours ? Ce lieu est pour moi l’antre de la contemplation, pas un tournoi de superlatif creux, annonça le jeune homme en commençant à faire la queue pour prendre leurs tickets d’entrée.

- Vous avez raison sur le fait que personne ne nous donnera de point, mais je dois avouer que j’ai le goût de la compétition. Qui de nous deux pourra le mieux déterminer les subtilités que nous allons découvrir ?

- C’est là où nous nous distinguons, car percevoir des messages cachés dans une œuvre m’est pratiquement impossible. Cependant j’aime ressentir l’art, ce qui sauf erreur de ma part, semble représenter pour vous un problème. Avant d’entrer, puis-je vous poser une question ?

- Bien sûr.

- Kayak vous trouve très douée et compétente, mais s’étonne que vous ne soyez que serveuse. Il voudrait en savoir la cause, mentit le jeune homme afin de mieux la connaitre.

La femme se redressa lentement, puis ses yeux se perdirent dans le vague. Les efforts pour laisser son passé derrière elle représentaient un chemin miné, tel un alcoolique à qui on proposerait un verre de grand cru. Elle préféra donc buter en touche, comme à chaque fois qu’on lui posait une question sur son histoire personnelle.

- Le destin, je suppose.

En vérité, la femme de compagnie ne se rendait pas compte qu’elle n’avait jamais été stimulée de manière efficace afin de développer un esprit créatif, que ce soit au sein d’un cercle familial ou à l’école. N’ayant aucun moyen jusqu’à présent de trouver une finalité à ses capacités, Natalie avait fait taire cette voix intérieure. Cependant depuis sa rencontre avec Nicolas et Pierre, un Nouveau Monde s’offrait à elle où l’envie avait remplacé le besoin.

- À moins bien sûr que ce soit un don, comme l’oreille absolue ou la bosse des maths, indiqua le milliardaire.

À peine avait-il prononcé ces mots que l’ouvreuse déchira leurs deux billets d’entrée en même temps. En entendant le cri du papier et émoustillé par le physique avantageux de la jeune femme, Nicolas eut l’impression qu’on lui arrachait son masque et il eut un mouvement de repli en se raidissant de tout son long. Ce simple son avait réveillé en lui le traumatisme de son agression. Heureusement, il se ressaisit en quelques secondes et leva la main, avant de faire la lettre V avec ses doigts.

- Ça va ? interrogea Natalie.

- Oui.

- Vous pourriez baisser le bras, s’il vous plait. On dirait que vous commandez deux cafés.

- Bien sûr, chuchota Nicolas en s’exécutant, avant de s’assoir sur un banc.

Tenant la main du richissime mutilé, la jeune femme ne put s’empêcher de remarquer une artère bleuâtre battre à un rythme trop élevé et une pâleur lunaire trahissant une angoisse incontrôlable. Afin d’essayer de le calmer, comme on le ferait pour les passagers d’un ferry surchargé sur le point de sombrer, elle lui sourit et pencha légèrement la tête sur sa droite.

- Vous voulez boire de l’eau ou …

Ce moment de grâce ne dura qu’un instant, car une odeur d’eau de Cologne vint briser ce rêve. Une main fine, mais forte se posa sur son épaule, mais bien qu’elle ne l’ait jamais vu, la dame de compagnie la reconnut, c’était celle de Miss Sorbo. Le regard noir, la femme de confiance observait les alentours avec insistance.

- Ce n’est rien, Anna. Le bruit des billets qu’on déchire m’a rappelé le son de mes os lorsqu’ils ont été brisés.

- Moi, je n’ai rien fait déclara la dame de compagnie qui était intimidée par l’attitude autoritaire de la bodyguard.

- Calmez-vous, Miss West. Je vous crois, car la lettre V avec la main est un code qui me permet de savoir qu’il n’est pas en danger, mais qu’il a juste un problème.

- Je comprends, mais cela appelle une autre question : pourquoi êtes-vous intervenue ?

- Par acquit de conscience. S’exposer est dangereux, mais de toute manière, les Van Houttenberg ne prennent jamais mes mises en garde au sérieux, déclara-t-elle avec un sourire forcé. Monsieur, vous êtes encore fragiles. Peut-être devrions-nous retourner à la clinique ? Ne rentrez pas dans ce lieu… J’ai un mauvais pressentiment.

- Anna, tu me rappelles l’Iliade… L’œuvre littéraire favorite sur la mythologie grecque de Kayak. Tu ressembles à Cassandre, cette femme qui voyait l’avenir, mais que personne ne croyait. Jadis, elle conseilla de ne pas faire entrer un grand cheval en bois dans la ville de Troie, mais le roi ne tint pas compte de ses craintes et la ville fut pillée.

- Parfois, j’ai l’impression d’entendre Kayak, avec ses métaphores sur la mythologie. En plus, j’ai vu le film.

- Et alors ? insista le jeune homme.

- Quand on sait que quelque chose est dangereux, on se doit de renoncer ou au moins d’être prudent. C’est comme voler dans un avion sans aile ou une voiture sans frein.

- Non, très chère. Ce n’est qu’une excursion dans un musée. Allons-y à présent, nous avons assez perdu de temps.

- D’accord, mais je reste avec vous.

Une fois qu’Anna eut fini de grimacer, le jeune homme fit le premier pas bon an mal an, invité par une ouvreuse qui commençait à désespérer. N’accordant aucune attention aux sculptures japonaises ou autres antiquités égyptiennes, ils se dirigèrent vers la section des arts grecs où devait se tenir le fameux Sisyphe. Cependant, ne le trouvant pas, ils se décidèrent rapidement à questionner un guide.

- Cette œuvre n’est plus exposée depuis deux semaines, déclara l’homme âgé dans son uniforme délavé.

- Vous êtes sûrs ? insista Nicolas.

- Je travaille ici depuis quarante ans, j’espère savoir de quoi je parle, monsieur.

- Mince, j’aurais dû me renseigner, avoua Nicolas. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, dit le poète.

- Ce musée abrite plus de deux millions d’œuvres, indiqua l’employer. Je pense que vous devriez trouver chaussure à votre pied, en fixant les jambes de la dame de compagnie.

- Natalie, nul doute que cinq jours seront largement suffisants pour toutes les admirer, assura le milliardaire pour plaisanter.

Les quatre interlocuteurs se regardèrent et sourirent à cette note d’humour bienvenue. Après quelques secondes, le balafré s’exprima sur un ton presque léger.

- Je m’en voudrais d’être venu pour rien, comme Sisyphe poussant son rocher. Mon brave — en s’adressant au guide —, les iris de Van Gogh sont-ils toujours visibles ?

- Oui, au second étage.

- Merci mon ami.

L’heure qui suivit ne fut utilisée par Nicolas que pour admirer ce tableau. Si pour Natalie, cette croute ne représentait que des fleurs bleues, ce n’était pas le cas du jeune homme. Pour celui-ci, une harmonie et une douceur s’échappaient du cadre en une invitation au voyage aussi abstraite que subtile. Hypnotisé par le chef d’œuvre, il n’avait pas vu le temps passé et ce fut sa dame de compagnie qui le ramena de ses rêveries, car il était l’heure de déjeuner.

L’après-midi se déroula au yacht-club où Nicolas put retrouver avec Natalie et Anna son ami le plus exceptionnel : la vie en rose qui était en cale sèche. Ce voilier de vingt millions de dollars était un Swan 100 de vingt mètres de long qui faisait fréquemment verser une larme à tous les amoureux de nautisme. Effiler comme une flèche et entièrement en tek massif, il représentait le paroxysme du luxe classique pour la plupart des adhérents du club. Cependant, pour le véritable amateur de l’auguste art qu’est le voyage aux longs cours et en particulier celui en solitaire et sans moyens de navigation moderne, au plaisir des yeux pouvait s’ajouter celui du dépassement de soi.

- C’est un superbe oiseau, s’enthousiasma Natalie. Dommage qu’il soit en cale sèche, j’aurais bien fait le tour de la statue de la Liberté à son bord.

- Miss West, ce serait un sacrilège de sortir un tel engin pour faire uniquement cela. Ce serait comme inviter un samouraï à dégainer son sabre pour couper du beurre.

- Je vois, mais vous comptez garder votre bateau ici encore longtemps ?

Van Houttenberg pencha la tête en avant et prit un air renfrogné en entendant cette bravade. Ce dont la dame de compagnie n’avait pas conscience provenait d’un désaccord entre la mère et le fils à propos d’un projet de tour du Monde avec ce navire. Après quelques secondes de réflexion, Nicolas monta sur le pont et fit une rapide inspection des lieux. À la suite de cette vérification, il téléphona au responsable du Yacht club et exigea que son Swan 100 soit au mouillage avant le coucher du soleil.

- Miss West, que diriez-vous de faire un tour à bord demain après-midi ?

- Avec plaisir, mais que devrais-je faire le matin ?

- Moi, je vais devoir le passer sur le bateau afin d’effectuer des vérifications, car ce n’est pas parce qu’on ne va pas loin, qu’on doit négliger sa préparation. Vous pouvez rester chez vous, mais une chose est sûre : je ne veux personne dans les pattes au Yacht club, car je suis d’assez mauvaise humeur quand je travaille. Cela vous conviendrait-il ?

- Oui… bien sûr, concéda la jeune femme.

- Je n’aurai qu’une exigence : pourriez-vous s’il vous plait vous procurer des chaussures à semelles en caoutchouc pour ne pas abîmer le pont du navire ?

Percevant l’attirance entre Natalie et Nicolas, Anna fit les gros yeux et pour casser cette dynamique, prit la parole en s’adressant à Nicolas.

- Peut-être devriez-vous profiter du fait que la vie en rose soit à quai cet après-midi pour commencer les préparatifs ?

- Vous croyez ? Se questionna à voix haute le milliardaire.

- Il pourrait y avoir un problème uniquement visible quand ce navire est à terre, comme une légère fissure, qui se transformera en voie d’eau au pire moment.

- Au pire moment, répéta Nicolas sur un ton monocorde.

À peine le jeune homme avait-il fini cette phrase, que son visage se durcit. Il lui fallut un effort particulier pour chasser poliment ses invités, car de toutes évidences, certaines contrariétés avaient la faculté de le plonger dans une humeur effroyable. Ni Natalie et encore moins Anna ne cherchèrent à argumenter pour rester avec Nicolas plus longtemps et face à cette étrange situation, les trois protagonistes se séparèrent sur-le-champ.

L’ultime élément important de la journée fut lié au rapport que Natalie fit au docteur Kayak par téléphone.

- Merci pour votre compte-rendu, Natalie. Je vois que mon idée de vous engager a porté ses fruits. Du coup, puis-je savoir ce que vous comptez faire demain dans la matinée ?

- Rester chez moi, tout simplement.

- Qu’avez-vous ressenti quand vous étiez au Metropolitan muséum ?

- C’était intéressant, mais je n’ai pas le bagage théorique pour comprendre les subtilités liées à l’histoire et l’art, je le crains.

- Je pourrais vous le transmettre et en échange, vous me donneriez vos impressions.

- Je pensais devoir uniquement m’occuper de Nicolas.

- Au cas où cela vous aurait échappé, je suis votre véritable employeur, cependant je vous laisse le choix.

- Je comprends, mais je vais tout de même repousser votre proposition, car il faut que j’achète demain matin des chaussures pour monter sur la vie en rose.

- Je vois, articula le psychiatre avec une voix nasillarde. Au fait, savez-vous ce que ces godasses ont de particulier ?

- Non ? indiqua la jeune femme.

- Les semelles sont adhérentes grâce à leur nature en caoutchouc et leurs stries, cependant il en existe deux types qui sont liés à des utilisations et des budgets différents. Si vous voulez effectuer une petite sortie en mer, je vous conseille d’opter pour des mocassins, quitte à ressembler à une touriste qui verra son intérêt à court terme, mais il y a un autre choix.

- Lequel ?

- Les chaussures de régate. Elles sont plus chères, mais plus durables dans le temps, ce qui entraine un niveau de confiance supérieur. Disons que c’est un atout surtout en cas de problème… comme les tempêtes.

Natalie comprit immédiatement les allusions du docteur Kayak quant aux avantages qu’elle pourrait obtenir s’il continuait à la garder à son service, à condition qu’il lui obéisse, voire lui fasse confiance. Néanmoins, livrer son âme d’artiste à une personne dont elle ignorait ce qu’il comptait en faire ne plaisait pas à la jeune femme. Finalement, elle préféra gagner du temps.

- Monsieur Kayak, je dois me concentrer sur la sortie en mer de demain. Cependant, dans cinq jours, je vous promets de vous offrir mes impressions sur l’œuvre de vote choix.

- Je comprends et vous fais confiance. Au fait, n’oubliez pas de me contacter tantôt pour faire votre rapport.

- Bien sûr, déclara Natalie, estimant à tort avoir pris l’ascendant psychologique sur son interlocuteur.

En effet, Kayak avait un atout caché à travers une technique de conditionnement qui pouvait faire fortement infléchir les résistances mentales de ses contradicteurs, sans qu’ils en aient le souvenir. Grâce à cela, le bon docteur avait fait fortune, mais un objectif personnel n’avait jamais pu être encore satisfait : comprendre le sens caché des mythes grecs d’où découle la psychiatrie moderne, afin d’entrer dans l’histoire de sa discipline médicale. Cette reconnaissance représentait le but de son existence, même si elle se dérobait systématiquement sous ses pieds depuis vingt ans. En effet, certaines subtilités échappaient à ce Frankenstein de l’esprit et aux cobayes qu’il avait pour l’instant façonnés, mais Natalie avait un potentiel qui selon lui pouvait le faire réussir là où lui et tous les autres avaient échoué. Cependant, il ne savait pas à quel point il avait… raison.

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