Chapitre 7
Riche ou pauvre, grosse ou maigre et noire ou blanche, Nicolas les avait toutes essayées et aucune n’avait jamais suffisamment trouvé goût à ses yeux. Quelques fois, il avait dû sortir le grand jeu en investissant dans des week-ends à Las Vegas ou Paris, à base de jet privé et autres concerts à l’opéra, mais en vain. Même s’il n’était pas toujours arrivé à ses fins, aucune de ces femmes n’avait trouvée grâce à ses yeux… jusqu’à présent.
Comme prévu, Nicolas avait passé la matinée à vérifier, voire améliorer la vie en rose, de telle sorte que ce travail n’aurait pas fait honte aux capitaines les plus pointilleux. Pour effectuer cet exploit, il s’était mis à son aise en portant un T-shirt aux manches coupées et un short délavé, ce qui lui donnait un air de vieux loup de mer. Au niveau de son visage, le balafré avait une prothèse en plastique translucide qui permettait de deviner ses traits sans pour autant qu’on puisse déterminer avec précisions les expressions.
Juste avant l’arrivée de Natalie, Nicolas vit Anna sur le quai principal et à une distance d’une centaine de mètres qui semblait l’observer sans se cacher. Immédiatement, il se dirigea vers son employée de confiance et lui parla sans ménagement.
- Je ne me souviens pas vous avoir invitée.
- Je le sais, mais temps que vous êtes au port, mon travail consiste à vous protéger.
- Je vois, répondit le génie des probabilités et de la finance. Le bateau est grand et donc difficile à manœuvrer, mais je préfèrerais finir au fond de l’océan, plutôt que vous assuriez ma sécurité quand je serais en mer… avec mon invitée.
Comme à son habitude depuis un évènement advenu il y a une dizaine d’années, Nicolas avait parlé à cette femme avec une efficacité qui n’avait d’égale qu’une froideur cassante. Cependant, ce dont il ne se rendait pas compte était que la bodyguard était rongée par la culpabilité d’avoir échoué à protéger ses employeurs, alors qu’elle n’était pas en service au moment de l’agression. Elle serait même allée jusqu’à donner sa vie pour que cet évènement n’ait jamais eu lieu, si Michael son fils de dix ans n’avait pas existé. Encore une fois, elle lui pardonna, car en tant que femme jadis amoureuse, elle ne pouvait le haïr ou même tenter volontairement de s’éloigner de lui. Parfois, Anna aurait voulu être son chien afin que Nicolas ait un minimum d’affection pour elle et cette infime possibilité était suffisante pour qu’elle continue à garder espoir.
- Anna, vous allez bien ? Demanda le milliardaire à la bodyguard qui troublée, venait de voir le château de cartes de ses sentiments s’effondrer une fois de plus.
- Je suis une professionnelle, finit-elle par déclarer. Je vous comprends et vous attendrai, mais souvenez-vous qu’en cas de problème, vous disposez à bord d’un téléphone satellitaire afin de pouvoir contacter… les garde-côtes.
Sur ces mots, Anna tourna les talons et alla s’assoir à la terrasse d’un bar d’où elle pouvait admirer discrètement la vie en rose, sans que Nicolas — trop loin — ne puisse percevoir la larme qui coulait maintenant derrière ses lunettes de soleil. Ce sentiment de désespoir s’accentua encore plus surement quand Natalie qui venait d’arriver passa devant elle sans la remarquer et se dirigea droit vers le loup de mer, avec des chaussures de régates d’un blanc immaculé.
- Je n’étais jamais montée sur un bateau, dit la jeune femme en marchant sur la passerelle.
- Dans ce cas, je vous suggère de regarder l’horizon si vous ne voulez pas avoir mal au cœur. Si nécessaire, j’utiliserai une des voiles pour vous confectionner un hamac. Son tangage a tendance à annuler celui de la mer, ce qui peut aider.
À peine, Natalie était-elle montée à bord, qu’une étrange sensation la saisit. Un sentiment de déjà vu l’envahit ce qui l’obligea à s’asseoir sans attendre. Ce malaise était peut-être dû au souvenir inconscient du liquide amniotique saturé de narcotiques dans lequel elle baignait lorsqu’elle était dans le ventre de sa mère, mais de toutes évidences l’eau avait une signification différente pour les deux occupants de la vie en rose.
Pour l’hypersensible Nicolas, la mer invitait à une contemplation apaisante ce qui calmait ses questions existentielles et par conséquent restreignait ses pulsions autodestructives. À l’inverse pour Natalie, l’océan représentait un horizon des évènements hors de portée et donc inquiétants, avec des tempêtes destructrices et inconsciemment un liquide amniotique où elle avait l’impression de se noyer. Quoiqu’il en en soit, l’expression « La mer est la mère » s’appliquait aux deux plaisanciers, même si les causes et les conséquences étaient différentes.
« Voyons jusqu’où cette affaire va nous mener ? » fut leur pensée commune, alors qu’ils quittaient le port et une heureuse coïncidence allait les aider à répondre à cette délicate question, au moment où ils dépassaient la statue de la Liberté.
- Poissons volants à tribord, déclara Nicolas.
- Où ça ?
- À droite.
- Je les vois. Comme ils sont beaux, dit la jeune fille en tournant la tête vers la bonne direction.
- Oui, quand ils sortent de l’eau, on dirait des rivières de diamants aux reflets argentés, se désagrégeant dans l’écume de leur propre existence.
Natalie se tut en entendant une telle métaphore, mais elle se devait de rétorquer avec une remarque du même niveau de subtilité — ce dont Anna était incapable —.
- Je suppose que c’est l’avantage d’appartenir aux deux mondes.
- Comment ça ?
- Ce sont des poissons qui sont censés vivre dans la mer, pourtant ils volent presque comme des oiseaux. Ils sont à la frontière entre l’eau et l’air... Certains diraient qu’ils sont exceptionnels, d’autres contre nature.
- Vous en avez d’autres comme ça ?
- Par exemple les pingouins, car ce sont des oiseaux qui ne volent pas... mais ils nagent à la manière des poissons.
- Ce n’est pas faux dût avouer Nicolas avec un sourire. Suivons encore un peu nos amis aux reflets opalins, puisqu’ils semblent nous guider.
- D’accord, mais ils vont vers le large. N’est-ce pas risqué ? dit Natalie en se rapprochant du jeune homme.
- Le véritable danger ici, c’est le capitaine, répondit-il en braquant brutalement le gouvernail à bâbord, de sorte que la dame de compagnie ainsi déséquilibrée lui tombe dans les bras. Celle-ci se redressa langoureusement, jusqu’à ce que sa poitrine se frotte sur son torse. Cependant, quand leurs visages se retrouvèrent face à face, la protège faciale de l’homme s’avéra un obstacle au fait qu’ils puisent s’embrasser, telle une frontière aussi translucide qu’impénétrable.
- Houps, déclara Nicolas en admirant les jambes de la jeune femme, qui se finissaient par de bien belles chaussures de régates.
- Ce n’est rien, répondit-elle alors que ses longs cheveux bruns et bouclés s’étiraient dans le vent, telles les voiles de la vie en rose.
Il se passa quelques secondes avant que Nicolas, inspiré par sa muse, n’ai une réflexion digne d’elle.
- Le restaurant « le crabe doré ».
- C’est l’endroit où je travaille, et alors ? demanda Natalie.
- Je pensais à une analogie entre ce crustacé et un mammifère.
- Comment cela ?
- Pour un être humain, son squelette est sous sa peau et ses muscles, c’est-à-dire qu’il est mou à l’extérieur et dur à l’intérieur, alors que pour un crabe c’est l’inverse. La carapace protège sa chair, car il ne possède pas d’ossature interne.
La jeune femme plissa les yeux en signe d’approbation, vis-à-vis de cette vue de l’esprit, ce qui l’emmena vers une nouvelle réflexion.
- Je connais certaines personnes pour qui cette notion est à prendre au sens propre comme au figuré. Sous une apparence molle, l’homme a un squelette qui lui permet de se tenir debout, mais son esprit peut également l’aider à effectuer cela.
- Même s’il devait tomber.
Tant que l’armature physique ou mentale peut se réparer, rien ne me semble impossible. Un peu comme un navire après une tempête qui rentre au port.
La métaphore psychiatrique était digne des meilleurs managers ce qui rapprocha encore les deux marins qui collés l’un à l’autre suivirent les poissons volants, jusqu’à ce que la statue de la Liberté soit de moins en moins plus visible, ni New York d’ailleurs. C’est uniquement lorsque le soleil vint à décliner que Natalie prit la parole.
- Il ne va pas tarder à faire nuit.
- Au temps pour moi, dit Nicolas sur un ton gêné. Zut… les terres sont à peine perceptibles. Je crains que nous nous soyons égarés.
- Ben voyons et que proposez-vous ? demanda la jeune femme avec un sourire faussement embarrassé.
- Nous pouvons nous rapprocher des côtes, mais au risque de nous échouer.
- Ce serait dommage, d’autant que je ne sais pas nager.
- Dans ce cas, la prudence nous obligerait à jeter l’ancre afin d’éviter de nous perdre encore plus, puis attendre la nuit, pour nous repérer grâce aux étoiles. Une fois que nous connaitrons notre position, nous aurons le choix entre rentrer immédiatement au yacht club ou… diner. Il y a des provisions et du vin à bord.
La proposition était cousue de fil blanc, mais en réalité les arrangeait.
- Les deux projets ont des avantages et des inconvénients, mais dans tous les cas le fait de nous arrêter devrait me faire du bien, car mon mal de cœur persiste, mentit Natalie.
Une fois l’ancre à l’eau, Nicolas confectionna un hamac avec une des voiles qui venait d’être descendue. Profitant de cette opportunité, Natalie l’y poussa sous l’excuse de vouloir jouer, puis le rejoignit. Ils restèrent là, enlacés pendant une petite heure, jusqu’à ce que la dame de compagnie ne put s’empêcher de contempler la lune et le ciel étoilé dans le reflet du masque de son ami, qui avec la rosée du large lui donnait un aspect argenté.
C’est au rythme du basculement du hamac, que les deux amants comprirent qu’ils se complétaient aussi physiquement qu’au niveau de leur personnalité. Ils ne le savaient pas encore, mais ce moment fut le plus heureux de leur existence et ce fut la curiosité féminine qui mit fin à cet utopique instant de bonheur.
- Maintenant que les étoiles sont visibles, puis-je te demander où se trouve le port de New York ?
- Là-bas, déclara le jeune homme sur un ton apaisant et en pointant une direction apparemment au hasard.
- Tu es sûr, je ne vois même pas les côtes.
- Aie confiance. La nuit, je ne peux pas m’égarer.
- Je comprends. C’est grâce aux étoiles que tu te repères, mais comment fais-tu cela en plein jour ? demanda Natalie.
- Ta curiosité te perdra, dit le jeune homme en dégustant du caviar.
- Il parait que l’appétit vient en mangeant ; or j’ai faim des subtilités que ton psy et toi possédez. Argent, pouvoir, compréhension des arts, tout cela a l’air si facile pour vous, alors que vous ne semblez pas si doués que cela.
- Je vois, mais avant, je voudrais que tu saches que Kayak est plus que mon médecin, il se rapprocherait plutôt d’un ami, voire d’un père spirituel. Il a étouffé mes angoisses liées à mon hypersensibilité. Ce faisant, il a même révélé mon potentiel à travers des capacités de gestion financière de niveau international, ce qui m’a rendu milliardaire.
- Comment ? Par quel tour de magie a-t-il réalisé cela ?
- Je peux t’expliquer certaines choses, mais pas toutes, car en vérité je les ignore.
- Pas de soucis. Commençons par le plus simple, comment fais-tu pour te repérer en plein jour ?
Nicolas leva les yeux au ciel, puis accepta de dévoiler ce premier secret.
- Regarde cette étoile à droite de la constellation de la Petite Ourse, c’est Polaris, déclara Nicolas en la pointant sans difficulté à l’aide de son index. C’est la seule qui soit fixe, par rapport à l’axe de rotation de la Terre et elle indique donc toujours le Nord. Quand vient le jour, j’estime la course que fera le soleil, qui va d’est en ouest ce qui me donne un cap et j’essaye de m’y tenir, jusqu’à la nuit prochaine. Avec le temps, on a tendance à faire cela même à terre, mais cela est plus facile grâce aux montagnes, aux routes ou aux immeubles. C’est ainsi que j’ai réussi à me géo localiser quand nous étions dans la ruelle du crabe doré. Ai-je été assez clair ?
- Limpide, je l’avoue. Donc, tu n’as pas de pouvoir magique ou de boussole dans la tête ?
- Non, juste un peu d’astronomie, dit-il avant de faire tomber quelques œufs de caviar dans son décoté.
- Au fait, n’y a-t-il pas une constellation du crabe ?
- Si, mais on l’appelle le cancer. Elle est là, indiqua le jeune homme en la pointant du doigt. Ce sont ces quatre étoiles qui forment un Y à l’envers. Les Grecs la surnommaient « la porte des hommes », car les âmes venaient y prendre possession de leur corps avant de naître.
- C’est plutôt sympa.
- Au fait, pourquoi ton restaurant s’appelle-t-il le crabe doré ?
- Je crois que l’ancien proprio avait un cancer et qu’il a choppé un staphylocoque doré pendant sa chimio. Le nouveau patron a attendu de pouvoir acheter le bail pendant dix ans et il a un humour douteux.
- Le crabe ne sera donc pas notre animal fétiche, déclara Nicolas.
- En effet, de plus il marche de travers et je n’aime pas cela. Tiens, encore une erreur de la nature.
- Du moment où il arrive à destination, je ne vois pas le problème. Au contraire, avoir une nouvelle approche par rapport à une difficulté peut être un avantage.
- Il est nécrophage et même cannibale, dit la jeune femme.
- Il a faim et mange ce qu’il trouve, le coquin.
Sur ces mots, Nicolas pinça les hanches de Natalie en imitant un crustacé, ce qui la fit sursauter avant d’éclater de rire.
Il n’en fallut pas plus pour que les deux amants, qui n’en pouvaient plus de désir l’un pour l’autre, retirent leurs vêtements dans le hamac. Évidemment, ils eurent ensuite une relation sexuelle à même le pont avec la lune et les étoiles comme témoins. Si l’homme garda son masque, la femme refusa — dans un esprit d’équité — d’ôter ses chaussures, ce qui ne l’empêcha pas de prendre son pied.
Lorsque les tensions charnelles furent apaisées, Natalie et Nicolas retournèrent dans le hamac, confectionné par les voiles de la vie en rose.
- Et si tu enlevais ton masque, il fait si sombre que je ne pourrais voir clairement ton visage, dit Natalie en commençant à le soulever.
- Non, ne fait pas cela, ordonna Nicolas sur un ton réprobateur.
- Excuse-moi, dit-elle en stoppant net son geste.
- Ce n’est rien, mais il est le seul moyen pour moi de ne pas sombrer dans la folie. Cette prothèse est un peu comme une béquille pour un blessé à la jambe.
- Comme tu voudras, dit la jeune femme.
Sur ces mots, Nicolas qui avait besoin de faire le point sur la situation se jeta à l’eau, sous le prétexte d’avoir envie de se rafraichir. Natalie resta dans le hamac quelques minutes, puis commençant à avoir froid, décida de passer un des peignoirs blancs qu’elle avait repérés dans la salle de bains. Le hasard voulu que quand la jeune femme retourna sur le pont, le milliardaire l’y attendait déjà ; or voyant Natalie venir à lui dans son vêtement immaculé, Nicolas ne put cacher son malaise. Encore traumatisé par son agression, c’est bien sa mère qui semblait s’avancer vers lui.
- Rentrons à présent ! fut la dernière phrase qu’il prononça jusqu’à ce que le premier phare de New York soit visible.
Il avait des sentiments nouveaux et forts pour Natalie, mais dans son cœur, la mort impunie de sa mère représentait un irrépressible tiraillement, comme dans une moindre mesure, le sel qui sous son masque semblait lui ronger le visage depuis une bonne heure. Il pouvait le retirer, mais il savait qu’il prendrait le risque de montrer son faciès martyrisé à Natalie, ce que son orgueil refusait pour l’instant.
C’est en entrant au yacht-club vers les trois heures du matin qu’une surprise les attendait à une centaine de mètres : Anna.
- Évidemment, déclara Nicolas en comprenant que sa garde du corps n’avait pas bougé de toute la nuit.
- Je peux te poser une question un peu indiscrète ? demanda Natalie.
- Vas-y.
- Tu parais souvent doux, sociable et sensible à l’art, mais parfois et sans prévenir tu deviens froid et cassant. Cela me fait relativement peur, surtout quand je vois comment tu traites Anna.
- Tu as peut-être raison, je tâcherai d’être plus souple à l’avenir, mais tu ignores certains détails sur elle.
- Lesquelles ?
- J’ai été son amant et je pensais être le père de son fils Michael, mais des analyses ADN ont prouvé le contraire. J’estime pouvoir la nommer responsable pour tout ce qui touche à ma sécurité, mais je ne lui fais pas confiance pour autant.
- Je comprends, déclara Natalie avec un soupçon d’inquiétude.
Après avoir aidé Natalie à descendre de la vie en rose, Nicolas l’accompagna jusqu’à sa voiture, qu’il regarda s’éloigner avec un air pensif. C’est au moment où il la vit tourner au coin de la rue, qu’il monta dans son pick-up, immédiatement suivi par sa bodyguard qui était à moto. Celle-ci connaissait la destination de son ancien amant : la clinique Olympus du bon docteur Kayak. Anna regarda d’un air pensif la voiture franchir les grilles, puis haussa les épaules avant de rentrer chez elle, afin de libérer sa baby-sitter.
Comme convenu et malgré l’heure tardive, Natalie appela le psychiatre — qui ne dormait pas — et fit un rapport détaillé sur sa soirée. Si la jeune femme avait su à ce moment les conséquences d’un tel exposé, elle se serait abstenue ou aurait édulcoré ses propos. Quoi qu’il en soit, le médecin avait la preuve qu’il avait trouvé en la dame de compagnie l’être naturellement doué qui, aidé par sa technique de développement personnel, pouvait lui faire atteindre les objectifs qu’il n’avait jamais réussi seul à accomplir. Mais quels étaient-ils et pourquoi était-ce si important pour le psychiatre ?
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