1- Seule

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 La retraite est un cadeau réjouissant, mais empoisonné. Après des années passées à vouloir que ça cesse, à ne désirer que la tranquillité, une fois qu’on n’a plus de travail, il nous manque. L’inactivité est mon activité principale de la journée. Et c’est là que je regrette les décisions de ma vie active. Je suis seule.

 Quand j’étais encore jeune, je pensais ne pas vouloir d’enfants. Il s’agissait d’un choix égoïste en quelques sortes ; je ne voulais pas me priver de ma liberté, pas être forcée à devoir rester dans le même pays, le même département, la même ville, la même maison, pour m’occuper jours et nuits de marmots insupportables. Sans compter la douleur de la grossesse. En vérité, je n’ai jamais profité de ma liberté, piégée dans les autres rouages de la vie que je m’étais moi-même construite. Cette indépendance que je chérissais tant, aujourd’hui, je la regrette. Je suis seule.

 Mes enfants auraient bien grandi si j’avais pris la peine d’en faire, et ils auraient pu s’occuper de moi, me rendre visite de temps en temps. Hélas, personne ne le fait, et personne ne pense à moi. Surtout pas mon ex-mari. Il s’est barré voilà huit ans maintenant, se faire une autre de ces jeunettes dévergondées. Lui voulait des enfants, je le savais, et j’ai toujours refusé. Je comprends aujourd’hui sa frustration, et ces huit dernières années, il n’a pas chômé ! Il a bien compensé son manque en engrossant sa bimbo à quatre reprises ! Moi qui ne voulais pas subir de grossesse, également par peur de devenir laide et indésirable, je suis forcée de constater que je le suis devenue quand même. Et en prime, je suis seule.

 Je n’ai plus mes parents pour me chérir, et suis enfant unique. Je n’ai jamais essayé de maintenir de contact sérieux avec les autres membres de ma famille – mes oncles, mes tantes, mes cousins, mes cousines… – et ça aussi, je le regrette maintenant. Maintenant que je suis seule.

 Sur mon rockingchair, dans ma petite maison miteuse au fin fond de la campagne, je me balance et joue aux sudokus, aux mots-croisés et compagnie. Mais ces occupations sont sans cesse interrompues par mes pensées noires qui reviennent toujours me frapper, en boucle. Et c’est aujourd’hui, après un nombre de jours incalculables que je passais, immobile, enfermée dans ma spirale dépressive, que quelque chose m’en fait sortir.

 On sonne. Mais ce n’est pas l’heure où le gentil facteur passe. Je n’ai pas de voisins non plus, et n’ai entendu aucune voiture se rapprocher. Mais qui viendrait me voir ? Peu importe, je me fiche de résoudre ce mystère, et quand bien même un tueur m’attend de l’autre côté de la porte, ma brûlante envie – non, besoin – de contact humain me pousse à l'ouvrir dans un sentiment d'allégresse.

 — Bonjour ! me fait l’homme avec un grand sourire, comme quand on revoir un ami de longue date.

 — Qui êtes-vous ?

 Ma voix me fait peur. Ma propre voix, celle d’une vieillarde malade et méfiante. Je ne me contrôle plus. Ma crainte de l’inconnu, amplifiée par ces dernières années de recluse, m’empêche de réagir de manière agréable face à l’homme à l’air pourtant fort sympathique.

 — Janette, c’est bien ça ? demande-t-il en ignorant ma question. Janette Morganfer ?

 — Qu’est-ce que vous lui voulez ?

 — Oh Janette, je suis si content d’enfin te retrouver !

 Il a bien deviné mon nom, mais son visage ne me dit rien. Ni son corps d’ailleurs. C’est un grand gaillard, relativement costaud, avec des bras imposants, un début de bide à bière et une tête carrée. On y reconnait là un homme musclé mais qui, depuis quelques temps, se laisse aller. Il doit avoir dans la quarantaine, sa légère barbe devant paradoxalement lui donner un visage plus jeune. Son grand et gros nez s’accorde parfaitement à sa mâchoire proéminente et à son menton marqué. Ses cheveux bruns, mi-longs, couvrent son long front, sous lequel apparaissent deux yeux verts-gris pétillants. Non, décidemment, il ne me dit rien. Il comprend l’incompréhension qui me traverse tandis que je le dévisage, et se présente alors :

 — Bertrand. Bertrand Morganfer.

 — Morganfer ? Je ne connais aucun Bertrand dans ma famille.

 — Janette, je suis ton frère. Ah, comme ça fait longtemps !

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