10 - Lit double
— J’ai peur, Janette.
Les bras ballants, Bertrand semble désemparé. Je ne réagis pas. Il s’avance jusqu’au chevet du lit, et répète :
— J’ai très peur. C’était horrible.
Je me décide à parler avant qu’il ne soit trop proche de moi :
— Ce n’est rien, ce n’était qu’un rêve…
— Oui, mais j’ai encore peur.
— Tu n’as pas de raison d’avoir peur. Ce n’était pas réel.
— Je sais, mais quand même… Ça paraissait si vrai.
— Mais non. Tout est dans ta tête, nulle part ailleurs. Va te recoucher maintenant. Il est tard.
— J’ose pas redescendre. J’ai trop peur. Je veux pas être tout seul.
— Ne t’inquiètes pas, je te dis qu’il n’y a rien d’inquiétant en bas, tu peux y retourner.
— Oui mais, je veux pas… C’était trop effrayant.
— De quoi tu as rêvé ?
Je regrette instantanément ma question. Qui sait quelles horreurs peuvent apeurer un psychopathe pareil ?
Blottie dans ma couverture, persuadée qu’elle me protégera, je vois l’homme poser son postérieur nu sur ma couette et me raconter son histoire.
— C’est toujours le même rêve. Au début, je m’imagine heureux, avec maman, papa, et toi. On fait des jeux dans le jardin. Et puis, d’un coup, il apparaît. Le tueur. Il va voir nos parents, il leur parle, il dit plein de trucs, mais ils sont trop loin, je n’entends rien. Et leur visage se déforment à ce moment-là. Ils ont les sourcils froncés. Ils s’avancent vers moi et me frappe, ils disent qu’ils ne veulent pas de moi, qu’ils ne m’aiment pas, qu’ils ne me connaissent même pas. Et derrière, il a un grand sourire qui monte jusqu’aux oreilles. Il est content de me voir souffrir. Et alors, il s’approche. « C’est toi, ou ta sœur. » il dit. « L’un de vous doit mourir. ». D’un coup, il sort des ciseaux géants de son dos. Les lames font deux fois sa taille. Papa et maman, d’un air sévère, me pointe du doigt. Ils ont l’air énervé, de me détester, comme si je leur avais fait du mal. Mais j’ai rien fait. Alors, tu arrives derrière mon dos, tu m’attrapes et m’empêche de bouger. J’essaye de fuir, mais on dirait que mes jambes ne touchent plus le sol. Il vient vers moi, ouvre ses grands ciseaux, et me découpe le crâne d’un seul mouvement. Mais je suis toujours vivant. Je vois mon sang qui recouvre son énorme sourire et sa veste blanche. À ce moment-là, on n’est plus dans le jardin, mais dans une sorte de volcan. Tout brûle autour de nous. J’ai très peur et j’ai très mal. Ensuite, vous avez disparus. Il ne reste que moi, et lui. Il croit que je suis mort. Il me porte dans ses bras jusqu’à une grosse poubelle. Et juste avant d’être jeté, je me remue. Il comprend, je suis en vie, même si je n’ai plus de crâne. Il panique et me redécoupe, au niveau du torse. Et je bouge toujours. Il me balance quand même dans la poubelle, et là je tombe, je tombe, je tombe, sans fin. Il n’y a que du noir autour. Quand je touche le fond, c’est là que je me réveille en général.
Je suis sans voix. C’est troublant. C’est si précis comme description, pour un rêve… Et il me voit dedans. Ce n’est pas la première fois, apparemment. Il me connaissait donc déjà il y a bien longtemps. De là où je suis, je peux pleinement observer son corps. Les cicatrices ont des allures étranges, du genre que je n’ai jamais vu, comme si les morceaux de chair alentour provenaient d’autres personnes, ou alors comme si elles avaient été cautérisées par le feu, pour le peu que je connaisse de ce genre de blessures… Et, tout comme dans son rêve, il y a effectivement deux balafres, encore plus imposantes que les autres, sur son torse. Je ne les avais pas remarquées plus tôt, mais c’est flagrant désormais. Ses songes doivent provenir de traumatismes, toutefois, je ne souhaite pas en savoir plus. Je ne dois pas réveiller davantage de souvenirs angoissants sommeillant en lui.
Je peux également observer dans toute sa laideur la liane qui pendouille depuis son ventre et s’allonge comme un serpent fatigué sur le drap. Il s’agit d’un mélange de fils torsadés beige et bleus, le tout formant une sorte de tube d’un diamètre approximatif de deux centimètres, et d’une longueur d’un demi-mètre, à vue de nez. La corde est directement fixée à son nombril. Elle semble être sèche par endroits, mais un liquide visqueux paraît recouvrir certaines zones également, surtout à l’extrémité en contact avec son corps. Il coule tout doucement et vient engluer les parties les plus desséchées, puis enduire légèrement ma housse de couette. On dirait que ce truc répugnant a une vie propre.
— N’y pense plus, je bredouille.
— J’y arrive pas. J’ai jamais réussi à me rendormir après ce rêve.
— Je t’assure. Réessaye, une dernière fois.
— Non, je le sais ! Ça sert à rien ! J’ai peur d’être tout seul.
J’ai peur de comprendre où il veut en venir.
— Mais non, tu ne seras pas seul, je serais toujours là, en haut.
— Je peux dormir avec toi, s’il te plait ?
— Bertrand, non… On en a déjà discuté, je n’aime pas être dérangé pendant mon sommeil, je veux dormir seule moi.
— Je vais pas réussir à dormir sinon. Et ça va m’énerver. J’ai pas envie d’être énervé. Je fais des trucs pas bien après.
— Bon, très bien, vas-y, tu peux venir.
— Oh, merci !
— Éteins la lumière, par contre.
Il s’exécute, puis me rejoint sous la couette.
— Bonne nuit ! je lance
— Oui, bonne nuit.
Son odeur m’écœure. Quand il se tourne vers moi, son haleine fétide vient m’agresser de pleine face. L''idée d'être sous la même couette qu'un inconnu immonde nu me donne la gerbe. Et encore plus s'il s'agit réellement de mon frère. Il se remue sans arrêt, n’arrête pas de bouger, de se tortiller. Le lit est devenu un véritable radeau perdu en pleine mer et secoué par les vagues lors d’une tempête. Il fait de petits sauts de côté pour changer de sens. Impossible de dormir pour moi dans ces conditions, et tant mieux. Soudain, après une autre de ses roulades, je sens son cordon poisseux rentrer en contact avec la peau de ma jambe. Un frisson de dégoût parcourt mon échine. Et il ne semble plus déterminé à se déplacer, maintenant. Je prends sur moi, essaye de dégager mon pied tout doucement. Je ne sais même pas s’il est capable de ressentir, avec ce long filon huileux.
Après ce qui doit être près d’une heure, j’entends sa respiration s’alourdir, comme de légers ronflements. Je patiente encore un peu, pour ne me déplacer que lors de sa phase de sommeil profond.
Je décide enfin de me lever. Je m’extirpe avec légèreté de la couverture. Me voilà assise sur le bord du lit. Mais je crois que j’ai trop attendu. Il doit déjà être dans sa phase de sommeil paradoxal, puisque je l’entends murmurer quelques morceaux de phrases :
« Pardon… Je voulais pas… Papa… Maman… Je voulais pas… Pas faire ça… Mais vous… M’avez obligé… Pourquoi… Vous me croyez… Pas… Je dis… Que la… Vérité… C’est moi… Pourquoi… Vous m’acceptez pas… J’étais forcé… Sinon... Vous voulez pas... De moi... Et... Tellement désolé… »
Je me suis levée comme une ombre, plaçant toujours le couteau de manière à ce qu’il soit hors du champ de vision éventuel du dormeur. Je marche à pas feutrés vers la porte. Heureusement, il l’avait laissée entrouverte. C’est alors qu’il prononce cette phrase :
— Tu vas où ?
— Aux toilettes, je chuchote.
— Moi aussi je dois… Faire pipi… répond-il avec lenteur
C’est pas croyable ! Il va me faire le coup à chaque fois ?! Ne me laissera-t-il jamais un instant de répit ?
— Reste-là, confortable. Je t’appelle quand j’ai fini.
— D’accord…
Il devait sûrement encore être à moitié endormi.
Je me faufile le long des escaliers, descendant chaque marche une par une pour ne pas faire craquer le bois, puis me rend le salon.
Finalement.
Je le vois.
Il est là.
Le téléphone.
La lumière de la lune filtrant à travers la fenêtre se reflète sur le petit écran, m’éblouissant presque. Je me saisis de l’appareil, puis me dirige vers la sortie.
Le couloir paraît si long désormais. Une fois franchi, je serai sauve.
Trop beau pour être vrai.
À mi-chemin, j’entends un craquement. Oui. C’est bien celui de l’escalier. Je lève ma tête et vois, entre les interstices de chaque marche, des pieds sales se poser, l’un après l’autre, suivis par un fil graisseux.
D’un sprint silencieux, je me jette dans les toilettes et ferme le verrou derrière-moi.
La poignée s’agite.
— Janette ?
Je retiens mon souffle.
— T’es dedans ?
Je garde mon calme.
— Hey ! Janette, t’es aux chiottes, c’est ça ?
— Oui, je réponds finalement. Laisse-moi finir s’il te plait.
— Bien sûr. Je t’attends.
Moi aussi, j’attends. Mais il ne part pas. Je pourrais rester des jours qu’il resterait devant.
Me voilà coincée dans mes propres toilettes.
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