Chapitre 7
« Je vous imaginais moins… enfin plus…
- Ouais, ouais, ça va, on n’a pas toute la nuit non plus.
- Ah mais j’ai pas demandé à mourir, moi, hein.
- J’ai pas non plus demandé à être psychopompe. Chacun sa croix. C’est votre tour, voilà, si on pouvait ne pas en faire toute une histoire.
- Non mais d’accord, mais enfin, c’est toute l’expérience d’une vie, quand même, et découvrir que Mort est en fait… enfin…
- T’es grossophobe, c’est ça ? ‘foiré !
- Non non, pas du tout, c’est juste que…
- Bon, le cureton, là...
- Pasteur.
- Ouais, peu importe. J’ai besoin de mes dix heures de sommeil en ce moment, je me balade avec un boulet sur le bide, quand je bouge j’ai l’impression de porter la mer Rouge, donc le boulot on va régler ça en vitesse. Vous avez droit à être personnellement psychopompé par Mort, je vous psychopompe et fissa, rendez-vous chez Vishnou.
- Moi c’est St Pierre.
- St Pierre, Déméter, peu m’importe. Allez, circulez ! »
Youssouf Pestilence se faisait du souci pour Martiale. On avait l’impression qu’elle traînait la patte. Elle se renfermait, mais sans se plonger dans le boulot. Il l’avait même vue déployer sa longue chevelure rousse au lieu de la serrer dans un chignon impeccable. Et pourtant le monde semblait marquer une pause. Il en avait parlé avec Famine, qui tirait une tronche de six pieds de long. Famine comptait tout. C’était son boulot, c’est comme ça qu’il est décrit. L’Affameur est un comptable. C’est même lui qui avait inventé les maths. Il avait commencé par mettre des marques sur des boules d’argile, puis à les additionner, les multiplier, les diviser, les exponentier, les dériver et les intégrer. Au 21ème siècle, il l’avait encore mauvaise que des petits rigolos s’amusent à lui piquer ses notes pour « démontrer » l’irrationalité de pi. Des amateurs qui avaient pris la grosse tête, oui. Il s’était personnellement occupé du cas de certains. Cantor, par exemple. Ou Turing. Ah on fait moins le malin avec une pomme au cyanure, hein ? Et dans les archives de Famine, on trouvait donc l’historique intraday, cours d’ouverture et de fermeture, volume et carnet d’ordres de la bourse de Hollande depuis sa création, y compris pendant le krach dit « des tulipes » du 3 février 1637. Ce jour-là, Famine avait enregistré les cours, emporté par une excitation sans borne, une excitation telle que celle qu’on peut avoir lorsqu’on ferme sa caisse sans un centime d’écart du premier coup.
Et donc, Famine avait appris à Pestilence, entre deux Xanax, que les gens s’envoyaient moins de roquettes. Mais qu’on construisait des centrifugeuses à uranium.
« Hé ho, ça m’arrange pas, ça, moi ! Je veux qu’on brûle du charbon, je leur en ai mis plein ! C’est trop mesquin, le nucléaire ! Ça brille la nuit et c’est tout. Naze. Dis moi, toi, ça n’a pas l’air d’être la forme ?
- Non.
- …
- …
- Non quoi ? C’est un peu court, comme réponse. J’en reste sur ma faim.
- Calembour de bren. J’ai inventé la bourse, les stock options, pfiout, envolés ! On a fait les OGM ensemble, regarde, c’est magnifique, on a des champs entiers qui deviennent ingérables, et tout ça… Pour une version bêta ? »
Une grosse larme toute sèche roula sur la joue de Famine. Pestilence le prit dans ses bras de grenouille asthmatique.
« Saint Calice ! J’ai pas fait une version de test, moi ! J’ai été sérieux, j’ai inventé, j’ai bossé, j’ai lutté contre l’humanité de toutes mes forces ! Elle me l’a bien rendu avec son inventivité de tous le diables ! C’est une affaire entre leur créativité à eux et mon intelligence à moi, et tout ça part en appuyant sur le bouton ? Non ! »
La rage de Famine faisait peine à voir. Pestilence en conçut un peu de jalousie. Voilà, n’est-ce pas, un type qui haïssait avec âme. Que toute cette rancœur disparaisse après un bouquet final de simple violence guerrière était injuste. Pestilence eut un moment de réflexion. Puis il prit Famine par l’épaule, lui remplit un verre de ce qu’il trouva dans les placards, rangea le verre toujours vide et lui exposa l’ébauche d’un plan.
Dans le bien-être d’un foyer joyeux et aimant, et plus précisément sur le lit conjugal, on faisait de l’exploration corporelle : « Il bouge, Élodie ! Comme c’est mignon, regarde, il bouge ! Tu vois, là, je sens sa jambe qui se déplie.
- Vers le haut ? C’est une danseuse de capoeira ?
- Mais oui, le bébé prépare sa sortie, il est la tête en bas…
- Il fait du hip-hop ?
- Mais c’est pas possible… T’es c… hé ! Tiens, oui, peut-être bien, oui.
- C’est pas mal comme début dans la vie, ça, non ?
- Tu faisais du hip-hop dans le ventre de ta mère. »
Élodie et Fatima avaient un sens de l’humour sur-développé. Elles pouvaient sentir une vanne fuiter ne serait-ce que d’un femtocalembour.
- Dis voir, ma chérie ?
- Oui ?
- Il connaît déjà la vague, comme figure de break dance ?
- Ah non, mon cœur, ça c’est ton utérus. Je crois que notre bambin prépare sa sortie de piste. Je veux dire son entrée en scène. Bon, cette histoire de dedans-dehors, c’est pas bien défini, non ?
- Si ma belle. C’est parfaitement défini. C’est juste relatif.
- Relatif à qui ?
- Relatif au but. » Elles prirent le sac, et se mirent en route pour découvrir leur nouveau bien-aimé.
Couchée dans un paquet de chiffes en patchwork, en dessous d’une fenêtre à la peinture écaillée, baillante et grinçante, la Mort ne rigolait pas, elle :
« BEUUUURP !
- Tiens, remarqua le proprio, t’es encore cuitée ?
- J’en ai marre, Gazogène, j’en ai marre de me faire défoncer les boyaux par une demie-portion qui prend mon estomac pour un tapis roulant.
- Il fait gaffe à ce que tu ingurgites. T’as encore grossi, non ?
- M’en parle pas. La seule chose que je garde, c’est de la flotte. J’ai l’impression d’être une outre à vin désalcoolisé.
- Pas fun.
- Pas beuuuurg…
- Tu vas me dire que c’est pas le moment, mais je me disais : avec tout ce ramdam, toute ce tohu-bohu de Messie, d’Antéchrist qu’on sait pas qui est le père, qui est la mère, qui va accoucher quoi, qu’est-ce qu’il se passe en cas de prématuré ?
- OuaaAAAAAAAÏLLE !
- Ah ben il était temps que j’en parle : on n’aurait pas une petite contraction, là ?
- Une petIIIIIIITE ????
- Bon, allez, je t’emmène à l’hôpital.
- Ça va, merci, je connais le chemin, c’est sur ma tournée.
- Non non, j’insiste, tu ne vas pas y aller à vélo.
- Mais j’ai pas besoin de vélo, je peux y aller direc….
- Pop pop pop ça me fait plaisir de te faire goûter les joies des contingences matérielles. Monte sur la mob, ma vieille, je t’emmène au vent... »
C’est ainsi que la grande Faucheuse arriva à la maternité, cahin-caha sur le porte-bagage d’une mobylette pourrie, dans un bruit assourdissant de pot d’échappement traînant par terre. En plus, Pestilence continuait à chanter d’une voix assurée, joyeuse et affreusement fausse « Et je t’emmène, par dedans les gens,
Et je voudrais, que tu te rappelles,
La mission est éternelle et pas artificielle ! »
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