Chapitre 11

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Rouquin, Blairounet et la petite fille poursuivaient leur route sous les frondaisons bruissantes, l'esprit encore tout retourné par les mystagogies de la vesprée. Les circonlocutions du vieux duc, et de la tortue planaient dans leur sillage, lourdes de promesses et de non-dits.

Soudain, des éclats de voix vinrent troubler la quiétude sylvestre. Interloqués, nos trois comparses pressèrent le pas, débouchant bientôt sur un spectacle des plus alarmants : deux hordes d'écureuils, l'une arborant un pelage d'un roux flamboyant, l'autre un sobre manteau gris, se toisaient dans un silence épais de menaces. Leurs petits poings serrés et leurs œillades venimeuses auguraient des pires desseins.

« Holà, mes agneaux ! s'exclama Rouquin en s'avançant d'un pas conquérant, la truffe frémissante. Que nous vaut donc ce branle-bas de combat ? On croirait voir deux fréroces armées sur le point d'en découdre ! »

Un écureuil roux au poil hirsute, matamore parmi les siens, pointa un doigt accusateur vers le clan adverse.

« Ces fourbes de gris ont osé transgresser nos frontières ! Ils viennent fourrer leur museau dans nos réserves de faînes, saccager nos nids douillons et mettre le souk dans notre beau royaume ! »

« Billevesées ! riposta illico un grand écureuil gris, le poil tout hérissé d'ire. C'est vous, bande d'affreux jojos rouges, qui depuis des lunes nous cherchez noise, nous traitant comme des pestiférés ! Et tout ça pour une sombre histoire de couleur de pelage ! »

Et les invectives de pleuvoir, les deux clans se renvoyant la balle tel un volant de badminton, dans un chahut de plus en plus inquiétant. Les petits poings rageurs martelaient le sol, les crocs luisaient sous les nasaux froncés...

Blairounet, tout retourné par ce déferlement de haine, se tourna vers la petite fille.

« Mille moustaches, on ne peut les laisser se crêper le chignon comme ça ! Il faut agir fissa, avant que ça ne tourne au pugilat ! »

La fillette, ses grands yeux de saphir voilés de tristesse, opina du chef.

« Tu as raison, mon Blairounet. Essayons de comprendre d'où vient toute cette rancune, cette peur viscérale de l'autre... Mais quelque chose me dit que le chemin sera long et semé d'ornières. »

Puis, s'interposant bravement entre les deux clans sur le pied de guerre, elle haussa le ton, attirant à elle tous les regards.

« Oyez, oyez, braves gens ! Je sens vos cœurs gros de ressentiment et d'incompréhension. Mais à quoi rime cette guerre intestine ? N'apporte-t-elle pas son content de souffrances et de peines ? »

Un grand écureuil gris au poil hirsute s'avança, bombant le torse avec superbe.

« Elle est bien bonne, la môme ! Et pourquoi qu'on ferait des efforts, nous ? Ces rouges de malheur nous regardent de haut depuis perpète, à cause de leur livrée flamboyante ! »

Des marmonnements approbateurs montèrent du clan gris, seuls quelques jouvenceaux gardant un mutisme hésitant. Mais déjà fusait un cri d'orfraie des rangs écarlates.

« Qu'est-ce qu'ils racontent comme bobards, ceux-là ! Tout le monde sait que c'est eux qui nous snobent avec leurs grands airs, mijotant des combines dans notre dos pour piquer nos noisettes ! »

En un clin d'œil, la dispute reprit de plus belle, anciens griefs et vieilles rancunes débordant comme un torrent de ressentiment trop longtemps contenu. Rouquin, d'un bond, se jeta à son tour dans la mêlée, un pli soucieux barrant son front.

« Houlà, les enfants, on se calme ! Vous voyez bien que ça tourne en eau de boudin, ces éternels reproches ! Faut changer votre fusil d'épaule, nom d'une noisette, sinon ça n'en finira jamais ! »

Mais sa voix, pourtant forte et assurée, se perdit dans le brouhaha ambiant. La petite fille, le cœur gros, réalisa soudain l'ampleur du défi. Comment, en quelques mots, défaire ce écheveau de haines si anciennes, si chevillées à l'âme ?

C'est alors que Blairounet, comme piqué par quelque aiguillon, se dressa sur ses pattes arrière, dominant l'assemblée de sa haute stature.

« Holà, les copains, m'est avis qu'au lieu de s'enliser dans ces sempiternelles chamailleries, vaudrait mieux tenter de se comprendre ! Si chaque clan mandatait quelques émissaires chez l'autre le temps d'une journée, p'têt ben qu'on verrait qu'on n'est pas si différents, au fond... »

Un silence épais accueillit ces paroles, chacun se jaugeant avec un mélange de méfiance et de curiosité. Puis, timidement, un jeune écureuil roux s'avança, la mine résolue.

« Moi, j'veux bien tenter le coup, déclara-t-il en bombant fièrement le torse. J'm'appelle Timmy, et j'pense qu'il est grand temps d'enterrer la hache de guerre. Même si ça me fiche un peu les jetons, chuis prêt à aller zieuter la vie du clan gris... »

Aussitôt, chuchotis étonnés et exclamations incrédules fusèrent de toutes parts. Mais déjà, une jeunette écureuil grise s'avançait à son tour, tremblante mais déterminée.

« Je... Je m'appelle Lila, bafouilla-t-elle en rougissant sous sa fourrure. Et je veux bien être ta guide chez nous, Timmy. Moi aussi j'en ai marre de ces chamailleries à la noix... »

Tout émus, la petite fille et ses amis virent bientôt se lever d'autres volontaires, rouges et gris pêle-mêle, sous les regards médusés des anciens. En un tournemain, une petite délégation d'une douzaine de jeunes braves était constituée, prête à partir à la découverte de l'autre clan.

Le vieux chef écureuil roux, l'air bougon, finit par donner son accord d'un hochement de tête renfrogné.

« Mouais... Allez-y, si le cœur vous en dit. Mais gare à vous s'il vous arrive un pépin, et n'allez pas gober tout ce qu'ils vous raconteront ! »

Son homologue gris, tout aussi revêche, abonda en son sens.

« Pareil pour vous, les p'tits gars ! Oubliez pas d'où vous venez, hein ! Et au moindre souci, vous rappliqueza fissa, pigé ? »

C'est ainsi que, sous le regard embué d'espoir de nos trois compères, la petite troupe bigarrée s'éloigna d'un pas hésitant, chacun jaugeant l'autre avec un curieux mélange de crainte et de fascination.

Et à force de patience, de dialogue et de bonne volonté, les jeunes écureuils finirent par tisser des liens inédits, fondés sur le respect et la compréhension mutuelle. Lors d'une virevolte au cœur des bois, Timmy entraîna Lila vers son arbre fétiche pour les caches de noisettes.

« Tadaaaam ! Voilà mon chêne à moi ! s'exclama-t-il, tout fier. Tu as vu un peu ces branches toutes tarabiscotées ? Pour dégringoler, y a pas mieux ! Et en plus, mes p'tits trésors sont planqués ni vu ni connu ! »

« Mazette, c'est chouette ça alors ! s'émerveilla Lila. Nous, on les stocke dans des trous sous les sapins. Mais attends voir, t'as un truc pour décortiquer les noix récalcitrantes ? »

Et les deux compères de se lancer dans un joyeux concours d'astuces, à grands renforts de « Ah ouiche, bien vu, ça ! » et de « J'aurais pas trouvé mieux, ma bichette ! ».

Plus tard, autour d'un feu de camp improvisé, les jeunes des deux clans partagèrent légendes et chansonnettes, s'écarquillant les mirettes de découvrir des ritournelles quasiment pareilles !

« Par mes moustaches, vous la connaissez aussi, la ballade de la lune rousse ? » s'ébaudit Timmy.

« Et comment qu'on la connaît ! confirma Lila. Mais pour nous, c'est la lune argentée, c'est rigolo, hein ? »

« Trop cocasse ! E vous avez le même tralala que nous sur le grand hiver, zut de flûte alors ! »

En un clin d'œil, au fil des jeux et des parlotes, ils pigèrent que par-delà leurs différences, ils avaient bigrement plus de points communs qu'ils ne l'auraient cru, les sagouins - les mêmes rêves de grandeur et d'aventure, les mêmes frousses planquées dans leurs petits cœurs battants, les mêmes espoirs d'un avenir rutilant pour leur forêt adorée...

Las, lorsque Timmy valdingua d'une branche et se massacra la patte, ce furent ses nouveaux copains gris qui rappliquèrent dare-dare.

« Vite, faut le ramener au camp ! piailla Lila, toute retournée. Et faut trouver des feuilles de souci, illico presto ! »

Tandis qu'on le dorlotait à coups d'herbes magiques, l'écureuil roux, le cœur tout bousculé, comprit que les bons sentiments n'étaient l'apanage d'aucun clan. Alors, en se raclant timidement la gorge, il murmura :

« Les copains, je... Je voulais vous remercier. Et puis aussi... M'excuser, pour toutes les vilenies que mes frangins et moi, on a pu vous balancer... On s'est bien gourdés, sur toute la ligne. »

Des larmes perlèrent aux yeux de Lila, qui lui confia combien ces méchancetés lui avaient fichu le bourdon, à elle aussi. Alors, pattes jointes, museau contre museau, ils se jurèrent que plus jamais de telles horreurs ne se reproduiraient. Foi de rongeur !

De retour parmi les leurs, Timmy, Lila et leurs acolytes se firent les porte-voix de cette folle équipée, contant par le menu tout ce que le contact de l'autre leur avait appris. Ils braillèrent les rigolades partagées et les complicités naissantes, les talents mirobolants dégotés chez ceux qu'on croyait si différents... D'abord pisse-vinaigre, voire carrément hérissés, les anciens finirent par dresser un pif de moins en moins récalcitrant à ces bobards d'un genre nouveau.

Le soir même, autour du grand chêne des parlotes, Timmy prit son courage à deux pattes pour narrer l'histoire de Lis-Blanc, cet écureuil gris au cœur vaste comme le ciel qui, bravant les censures et les menaces des siens, lui avait sauvé la mise au mépris de sa propre couenne. Au fil du récit, froncements de museaux et moues dubitatives firent place à l'ahurissement, puis à une franche curiosité chez ses ouïeux. Même le vieux chef roux, d'ordinaire aussi inflexible qu'une branche de chêne, ne put retenir un petit hochement de tête songeur...

De son côté, Lila avait convié sa famille à une « fête du partage », où chacun était prié d'apporter un bout de son cœur et de ses préjugés. Entre deux grignotages de faînes et de châtaignes, la pétulante écureuil entreprit de raconter par le menu les mille et une facéties de ses nouveaux compères roux, de Timmy le cascadeur à Noix-Coco le farceur. D'abord un tantinet réticents, ses frangins finirent par se bidonner à ces anecdotes cocasses, se surprenant à songer que « c'est vrai, dans le fond, ils ont l'air plutôt sympathoches, ces rouquins ! ».

Lentement, presque imperceptiblement, on vit les mentalités s'infléchir, comme une branche plie sans rompre sous le poids de la neige. Bien sûr, il faudrait du temps, une éternité peut-être, pour que des siècles de préjugés tenaces s'estompent. Mais grâce à l'audace d'une poignée de jeunots visionnaires, une première brèche avait été ouverte, un premier pas vers la réconciliation esquissé...

Le lendemain, quand Timmy et Lila se retrouvèrent au pied du vieux chêne, ils échangèrent un regard pétillant de malice et d'espoir. Qui sait, peut-être qu'un jour prochain, les écureuils roux et gris ne formeraient plus qu'un seul et même clan, uni et bigarré ? Une sacrée pagaille en perspective, à n'en pas douter, mais une sacrée belle pagaille, foi de rongeur !

D'un même élan, les deux amis se ruèrent vers les plus hautes branches, bien décidés à contempler ensemble leur forêt chérie, si mystérieuse et si pleine de promesses. Au cœur du feuillage mordoré, leurs petites pattes jointes semblaient sceller un nouveau serment, celui d'une amitié plus forte que tous les préjugés du monde.

Rouquin, Blairounet et la petite fille, ivres de joie et de fierté, assistaient émerveillés aux prémices de cette lente métamorphose.

« Mazette, ma bichette, tu t'rends compte un peu ? s'émerveillait le renard, sa truffe toute frémissante d'excitation. C'est quand même un tantinet grâce à toi, tout ce mic-mac ! Ton cran, ta jugeote ont montré la voie à ces p'tits gars ! »

La fillette, rose de plaisir sous les louanges, se défendit avec une modestie touchante.

« Bah, tu sais, mon Rouquin, moi j'ai juste essayé de leur montrer qu'il y avait une autre façon de voir les choses, un autre chemin possible... Les vrais héros, c'est eux, ceux qui ont osé bousculer l'ordre établi pour construire un avenir meilleur ! »

Blairounet, sa grosse patte essuyant une larme d'émotion, ne put s'empêcher de serrer ses amis dans une étreinte d'ours.

« Si vous saviez comme j'suis fier de vous ! Grâce à vous, j'ai l'impression que plus rien n'est impossible... Même les pires querelles peuvent se résoudre, pour peu qu'on y mette du cœur et de la jugeote ! »

Alors que le soleil déclinait, nimbant la forêt d'une clarté dorée, nos trois amis reprirent leur route, le cœur gonflé d'un espoir neuf. Ils savaient que le chemin serait long encore, semé d'ornières et de fondrières... Mais ils avaient foi en l'avenir, en la capacité de chacun à changer, à s'ouvrir à l'autre.

Main dans la main, le regard tourné vers l'horizon pourpre, ils s'enfoncèrent sous les ramures bruissantes, fredonnant un air guilleret. Ivres de ce bonheur simple d'être ensemble, ils savouraient leur amitié plus forte que tout, comme un talisman contre l'adversité. Et tandis que leurs silhouettes s'estompaient, on aurait juré entendre flotter un chant mêlé de rires cristallins, d'éclats de voix et de soupirs émus, comme une promesse faite aux étoiles...

Sur le sentier serpentant sous les hautes frondaisons, éclairé par le clair de lune complice, Rouquin se tourna soudain vers ses compagnons. Ses yeux brillaient d'une lueur malicieuse, comme illuminés de l'intérieur.

« Hé, savez-vous quelle est la morale de cette histoire, mes biquets ? Laissez donc tonton Rouquin vous le dire ! »

Blairounet et la petite fille, tout ouïe, se rapprochèrent, suspendus aux babines du facétieux renard.

« C'est que voyez-vous, reprit Rouquin en se rengorgeant, dans la vie faut savoir tendre la patte à son prochain, même si sa bobine ou sa couleur nous reviennent pas ! Parce que sous les plumes, les poils ou les écailles, on est tous fait pareil, nous autres bestioles du bon Dieu ! »

« Oh Rouquin, comme c'est joliment dit ! applaudit la fillette, ses grands yeux brillant d'admiration. Tu es un vrai puits de sagesse ! »

« Et comment, renchérit Blairounet en donnant une bourrade complice au renard. Fichtre, mon goupil, t'as une sacrée roupette, quand tu t'y mets ! Un vrai philosophe des bois ! »

Rouquin, faussement modeste mais la truffe en point d'interrogation de plaisir, entraîna ses amis d'un pas guilleret vers de nouvelles aventures.

« Bah, vous me flattez, vous me flattez... C'est juste que la vie, elle vous en apprend tous les jours, pour peu qu'on ouvre grands ses mirettes ! Allez, venez mes p'tits choux, le chemin est encore long jusqu'au pays des hommes ! »

Et c'est ainsi que nos trois compères, ragaillardis par cette expérience, poursuivirent leur route sous le regard complice de la lune, le cœur en bandoulière et le rire au bord des lèvres.

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