Chapitre 13

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La forêt s'éclaircissait peu à peu, les troncs majestueux laissant progressivement place à une végétation plus clairsemée. Rouquin, Blairounet et la petite fille sentirent un changement subtil dans l'air, comme si l'atmosphère s'alourdissait à mesure qu'ils progressaient vers la lisière.

« Saperlipopette, quelle étrange sensation ! » s'exclama la fillette, resserrant sa cape de feuilles autour de ses épaules. « On dirait que la forêt retient son souffle, comme si elle pressentait un danger... »

Blairounet renifla l'air avec appréhension, ses moustaches frémissant d'inquiétude. « Je n'aime guère cela, mes amis. Il flotte comme une odeur de cendres et de métal, âcre et inquiétante. Soyons sur nos gardes... »

Rouquin, fidèle à lui-même, tenta de dédramatiser d'une pirouette. « Allons, allons, trêve de tremblements ! Nous avons affronté bien des périls au cours de notre quête, ce n'est pas une petite brise malodorante qui va nous arrêter ! Que diable, nous sommes Rouquin l'Intrépide, Blairounet le Sagace et notre valeureuse philosophe ! »

Mais en son for intérieur, le renard n'en menait pas large. Lui aussi sentait ce malaise diffus, ce chuchotement sinistre qui semblait émaner de la terre même. Comme si les arbres, dans un ultime avertissement, tentaient de les dissuader de poursuivre leur route...

Soudain, un croassement rauque déchira le silence, les faisant sursauter. Levant les yeux, ils découvrirent un grand corbeau perché sur une branche morte, qui les toisait de son œil sombre et perçant.

« Ainsi donc, voici les fameux pèlerins en quête de sagesse... » railla-t-il d'une voix grinçante comme une vieille serrure. « Pauvres fous que vous êtes, ne savez-vous pas que seule la désillusion vous attend au-delà de ces frondaisons ? »

La petite fille s'avança bravement, levant vers l'oiseau de malheur un regard où brillait une lueur de défi. « Et pourquoi cela, seigneur corbeau ? Nous avons parcouru maint chemin et recueilli mainte leçon, toujours guidés par notre soif de comprendre. En quoi le pays des hommes serait-il si funeste ? »

Le corbeau ricana, un rire sombre comme le gouffre. « Ah, l'innocence de la jeunesse... Mais soit, puisque vous insistez, laissez-moi vous conter la triste histoire de la Grande Déchirure. »

D'une voix caverneuse, presque hypnotique, le vieil oiseau se mit à narrer la lente dégradation des rapports entre les hommes et la nature. Il remonta le fil des siècles, évoquant un passé lointain et idyllique où les deux mondes vivaient en harmonie.

« En ce temps-là, voyez-vous, les humains se pensaient fils et filles de la Terre. Ils la vénéraient comme une mère, puisant en son sein leur subsistance et leurs joies. Chaque arbre abattu, chaque bête tuée faisait l'objet de rites et d'offrandes, pour apaiser son esprit et honorer son sacrifice. »

Le corbeau marqua une pause, le regard dans le vague, comme plongé dans une insondable mélancolie. Puis il reprit, d'une voix plus dure, chargée d'amertume :

« Mais avec les âges, les hommes ont changé. Leur nombre s'est accru, et avec lui leur orgueil, leur soif de puissance. Peu à peu, ils se sont mis à voir la nature non plus comme une alliée, mais comme un obstacle à dompter. Une ressource à exploiter sans vergogne pour bâtir leurs cités et forger leurs outils. »

Les trois amis frémirent, glacés par la noirceur de ce tableau. La petite fille, d'une voix timide, osa une question :

« Mais... n'y avait-il pas parmi eux des sages, des poètes pour chanter la beauté du monde et le respect de ses merveilles ? »

Le corbeau émit un ricanement sinistre, comme un glas dans le silence de la forêt.

« Oh, il y en eut, bien sûr ! Des illuminés qui prêchaient le retour à la terre, l'harmonie avec le vivant. Mais leurs voix se sont perdues dans le fracas des machines et la clameur des foules. Le monde avait basculé dans une nouvelle ère, celle du progrès à tout prix. Et ce progrès, croyez-moi, s'est bâti sur les ruines de la nature... »

Blairounet, la gorge nouée, ne put retenir un gémissement d'effroi.

« Ainsi... ainsi la rupture est irrémédiable ? Plus aucun espoir de réconciliation entre les hommes et la forêt ? »

L'oiseau se rengorgea, dardant sur le blaireau un regard d'une intensité insoutenable.

« L'espoir ? Voilà bien un mot que j'ai rayé de mon vocabulaire depuis belle lurette ! J'ai trop vu, trop enduré au fil des décennies pour croire encore aux contes de bonnes femmes. Non, le fossé est trop profond désormais. La blessure purulente... »

Un long silence accueillit cette sombre prophétie, à peine troublé par le bruissement des feuilles dans les arbres. On eût dit que la forêt tout entière retenait son souffle, suspendue aux lèvres du funeste messager.

Soudain, contre toute attente, Rouquin s'avança d'un pas. Lui d'ordinaire si prompt à la facétie arborait à présent un air grave, presque solennel.

« Seigneur corbeau », déclara-t-il d'une voix ferme, « vos paroles sont dures, et votre peine manifeste. Mais permettez-moi de croire, envers et contre tout, qu'il reste une lueur dans les ténèbres. Un infime espoir de rédemption pour cette race humaine égarée. »

Le renard inspira profondément, comme pour puiser en lui la force de ses convictions. Puis il reprit, avec une ferveur inhabituelle :

« Au cours de nos pérégrinations, nous avons côtoyé le meilleur et le pire de ce monde. Nous avons vu la cruauté, la bêtise, l'égoïsme... Mais aussi la bonté, le courage, la sagesse. Comme autant de pépites précieuses dans les rivières tourmentées de l'existence. »

Le corbeau, interloqué par cette tirade enflammée, considéra le goupil avec un mélange de stupeur et de curiosité.

« Où veux-tu en venir, Rouquin ? As-tu donc la mémoire si courte ? N'as-tu pas entendu mon récit de la Grande Déchirure ? »

Mais le renard, loin de se démonter, soutint le regard inquisiteur de son interlocuteur.

« Je vous ai entendu, seigneur corbeau. Et je ne nie pas la noirceur de ce que vous décrivez. Mais je refuse de croire que tout est joué, que les dés sont jetés pour toujours. Sinon, à quoi bon notre quête ? À quoi bon chercher encore la sagesse et la vérité ? »

Il se tourna vers Blairounet et la petite fille, quêtant leur approbation du regard.

« Mes amis, c'est bien parce que nous avons foi en l'avenir que nous sommes ici, à la lisière de ce monde inconnu. Pour tenter de raviver la flamme, de jeter des ponts par-delà le gouffre de l'incompréhension. Et si nous n'y parvenons pas... eh bien, au moins nous aurons essayé. »

Un sourire se dessina lentement sur le visage de Blairounet, comme un soleil perçant la grisaille. « Tu as raison, Rouquin. Mille fois raison. Notre rôle est peut-être de rallumer ce feu que les hommes ont laissé s'éteindre en leur cœur. Cette étincelle sacrée qui les relie à la nature... »

La petite fille, emportée par cet élan, renchérit avec passion : « Oui ! Et nous devons croire que parmi eux, il reste des âmes éprises de beauté et d'harmonie. Des êtres capables de nous entendre et de faire germer cette graine d'espoir ! »

Le grand corbeau les dévisagea longuement, une lueur indéfinissable au fond des yeux. Comme une braise ranimée par un souffle imprévu...

Puis, lentement, presque à contrecœur, il inclina la tête en signe d'assentiment.

« Votre foi vous honore, voyageurs venus de la forêt. Et contre toute attente... elle ravive en moi un sentiment que je croyais éteint à jamais. Oh, je ne me bercerai pas d'illusions ! Le chemin sera long et semé d'embûches... »

Il déploya ses ailes ténébreuses, projetant sur eux une ombre dense comme la nuit.

« Mais si un espoir demeure... aussi ténu soit-il... alors peut-être votre quête a-t-elle un sens. Peut-être la roue du destin peut-elle encore tourner, pour peu qu'on y mette tout son cœur... »

Sur ces paroles sibyllines, le corbeau prit son envol, non sans leur adresser un ultime regard où se mêlaient gravité et espérance.

« Allez, jeunes fous ! Allez apporter aux hommes votre innocence et votre ferveur. Mais n'oubliez jamais la triste leçon de la Grande Déchirure. N'oubliez jamais le prix de leur orgueil et de leur démesure... »

Et dans un tournoiement de plumes couleur de suie, il disparut au-dessus de la canopée, tel un songe inquiétant s'évanouissant dans les limbes de la mémoire.

Restés seuls, encore ébranlés par cet échange, les trois amis demeurèrent un long moment silencieux. Chacun méditait les paroles du corbeau, y puisant tour à tour des raisons de craindre et d'espérer.

« Eh bien mes amis », soupira Blairounet, « nous voilà prévenus. La voie sera ardue et les obstacles nombreux. Mais notre résolution n'en est que plus grande, n'est-ce pas ? »

Rouquin approuva d'un hochement de tête vigoureux, une étincelle malicieuse au fond des yeux.

« Et comment, mon brave Blairounet ! Les difficultés, c'est notre carburant ! Notre petit déjeuner énergétique ! Pas vrai, ma bichette ? » ajouta-t-il en se tournant vers la petite fille.

Cette dernière lui répondit d'un lumineux sourire, le cœur empli d'une détermination nouvelle.

« Oh oui, Rouquin ! Avec vous à mes côtés, je me sens prête à soulever des montagnes. À braver tous les périls pour apporter aux hommes notre message d'amitié et de paix... »

C'est ainsi qu'au terme de cette étape clé de leur périple, les trois compagnons reprirent leur route d'un pas assuré. Devant eux se dressait la lisière tant redoutée, ce voile de mystère qui les séparait encore du monde des hommes.

Un monde à découvrir et à apprivoiser, où tout serait à construire, à réinventer. Un monde qui les attendait, avec ses peurs et ses promesses, ses pièges et ses merveilles...

Alors, le cœur gonflé d'un espoir fou, ils s'élancèrent sans plus attendre. Franchissant la frontière d'un pas décidé, prêts à écrire une nouvelle page de leur légende.

Comme un défi lancé au destin, porté par le vent complice...

Et alors qu'ils s'éloignaient d'un bon pas, on entendit s'élever la voix claironnante de Rouquin, ponctuant leur départ d'une de ses fameuses maximes :

« En avant, les amis ! Et n'oubliez pas : le vrai courage, ce n'est pas l'absence de peur, mais la volonté d'avancer malgré elle ! Alors haut les cœurs et fier le regard ! Le pays des hommes n'a qu'à bien se tenir ! »

Sur cet adage réconfortant, nos trois héros disparurent au détour d'un sentier, le pas alerte et l'âme en joie. Derrière eux, la forêt semblait frémir d'une émotion secrète, comme un adieu mêlé d'espérance...

Car en ce jour fatidique, Rouquin, Blairounet et leur valeureuse amie venaient peut-être, à leur façon, de raviver la flamme vacillante de l'harmonie entre les mondes.

Une flamme ténue et fragile... mais porteuse des plus grands espoirs.

Et si d'aventure le doute venait les assaillir au cours de leur quête, ils n'auraient qu'à se remémorer les mots du brave Rouquin, pour retrouver force et sérénité.

Des mots simples mais essentiels, qui résumaient à eux seuls l'essence de leur voyage initiatique.

« Courage et volonté »... comme un mantra les guidant vers la lumière, par-delà les ombres du chemin.

Puissent les Étoiles veiller sur eux et éclairer leur route ! Et que leur exemple inspire tous ceux qui, comme eux, croient encore en la beauté du monde...

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