Chapitre 27
Cela faisait quatre mois que j'avais fui. Il fallait être réaliste : j'avais fui. Je m'étais trouvée un petit job de fleuriste. J'avais appris sur le tas avec la patience et la gentillesse de Judith. C'était elle qui m'avait trouvé un matin, broyant du noir dans un café. Elle s'était assise au comptoir à côté de moi. Elle m'avait à peine saluée que je lui avais demandé si elle connaissait John ou Diego. Elle avait ri et juré n'avoir encore jamais entendu parler ces hommes et au fur et à mesure nous avions échangé. De tout et de rien au début. N'ayant rien d'autre à faire, elle m'avait proposée de l'accompagner à sa boutique. Les premiers jours je ne faisais que la regarder, scrutant ses gestes, admirant le don qu'elle avait de sublimer les fleurs dans des bouquets et des compositions.
Et puis un jour, elle me demanda de servir un client, puis de préparer les fleurs, je faisais la petite main. Nous parlions beaucoup dans son atelier. Pas vraiment de nous, ni de nos vies. Je ne lui avais rien dit concernant mon frère et John. Elle ne m'avait pas posé de question, je ne lui en posais pas. Elle me parlait des fleurs, je pouvais l'écouter des heures. Parfois nous avions des débats philosophiques sur la vie, l'amour, le regret. Nous n'avions aucune attente l'une envers l'autre. J'étais avec elle comme dans une bulle échappée du temps.
Je n'avais appelé ni cherché à joindre personne. Je n'avais pas racheté de téléphone. Je vivais au jour le jour, sur mes économies. J'avais retiré tout ce que j'avais pu en liquide en arrivant dans la région. Je ne voulais pas que l'on me retrouve facilement. Déjà ils savaient dans quelle partie du pays je me trouvais, c'était déjà pas mal. Je ne me préoccupais pas d'eux la journée. J'étais pleinement ancrée dans le présent, mon nouveau mantra était carpe diem. Je profitais de ce que m'apportais chaque jour. Ce fut naturellement que Judith me proposa une chambre de bonne au-dessus de son magasin lorsque je lui avais avoué n'avoir bientôt plus assez d'économie pour vivre à l'hôtel. Ce jour-là elle avait même ajouté :
- Ecoute Bella, je ne peux pas t'embaucher et te verser un salaire. Mais je t'offre le gite et le couvert en échange de ton aide et de ta compagnie. Je commence à me faire vieille et je supporte de moins en moins la solitude.
Je me moquais d'elle gentiment en lui rappelant qu'elle n'était pas si vieille, mais elle m'avait repris :
- Je vais sur mes cinquante ans bichette, tu pourrais être ma fille !
Elle prit soin de moi, de mes pensées et de mon cœur blessé.
Mes nuits n'étaient pas aussi sereines. Je revivais l'accident ou alors les révélations de Diego. Depuis peu, je m'imaginais ce que John avait dit sur le pas de la porte de ma chambre d'hôpital, j'essayais de le deviner sur ses lèvres. Parfois c'était l'aveu de ses sentiments, une autre il admettait s'être joué de moi, ou encore une promesse, la promesse de me laisser tranquille. Quelle que soit le message, je me réveillais chaque matin, les yeux bouffis d'avoir pleuré. Judith ne disait rien, mais je voyais bien qu'elle n'était pas dupe. Elle se contentait de me servir une grande tasse de café. Les arômes du liquide noir finissaient de m'éveiller et m'accueillaient dans le présent. Je savais bien que la situation n'allait pas durer ainsi indéfiniment. Cependant, jamais je n'aurais cru que le retour à la réalité se passerait ainsi.
Je tenais la boutique de Judith qui s'était absentée pour faire une course, lorsqu'un facteur vint me déposer un télégramme. Un télégramme ?! Franchement qui utilisait ça de nos jours ? Le texte était bref, c'était une annonce :
Lila Bella Romane Sorens née le 13 mars 2019 à 23h22, 52 cm, 3,822 kg se porte bien. Parents ravis.
J'en fus scotchée ! Mon frère avait le don d'annoncer les choses. C'était abrupt. J'étais contente d'apprendre la naissance de ma nièce, mais j'avais déjà vu mieux comme faire-part. En y prêtant plus attention, je me rendis compte que la petite n'était née que la veille. C'est comme s'il m'avait contactée aussitôt. Je fus touchée du geste et ce fut avec les larmes aux yeux, que Judith me vit lorsqu’elle revint. Elle s'affola un peu de me voir dans cet état, je la rassurai rapidement, lui montrant le contenu du télégramme.
- Oh ! quelle merveilleuse nouvelle ! Une petite Lila ! C'est vraiment un joli prénom. Il faut que l'on fête cela ! Ce soir on sort ! Appelle Miguel et réserve-nous une table.
Miguel était le patron du seul restaurant de la petite ville où je me terrais. Il cuisinait la lotte comme personne. Il n'avait pas vraiment de carte, le menu était en fonction de sa fantaisie et des produits frais qu'il trouvait.
A dix-neuf heures, Nous fermâmes la boutique et chacune rentra se rafraîchir et se changer. Je ressortis une petite robe toute simple mais qui mettait ma silhouette toute en courbes en valeur. Je me maquillai un peu et me fis une natte en épi sur le côté, comme le faisait les jeunes filles à la mode. Je rejoignis Judith et nous parcourûmes les sept cent mètres qui nous séparaient du restaurant. Nous fûmes accueillies comme des princesses. Je soupçonnais Miguel d'avoir un faible pour Judith, quand j'en avais parlé à cette dernière, elle avait haussé les épaules, indifférente.
- Heureusement que nous avons réservé, me fit remarqué Judith, le restaurant est plein ce soir. Il y a même des têtes que je ne connais pas.
Je ne fis pas attention aux personnes qu'elle scrutait avec attention. Je m'attardais davantage sur la décoration un peu désuète mais si chaleureuse de l'établissement. Les odeurs délicieuses emplissaient la salle chaque fois que le serveur passait la porte de service et venait déposer un plat sur une table.
- Tu crois qu'il y a de la lotte ? demandais-je à ma patronne et amie.
Elle fit la moue en regardant les assiettes déjà servies et hocha la tête par l'affirmative. Un sourire gourmand s'établit sur mon visage et je commençais déjà à saliver en imaginant la chair tendre du poisson sur ma langue. Une jeune serveuse s'approcha de nous et déposa deux coupes de champagne sur la table.
- Tu as commandé quelque chose ? me demanda Judith.
Alors que j'allais nier, la serveuse déclara :
- L'homme assis là-bas vous les offre, il m'a laissé cette enveloppe.
Judith tendit le cou pour voir l'homme en question, mais il se trouvait dans un coin, un peu en retrait. Je ne pouvais me retourner moi-même, cela aurait clairement manqué d'élégance.
- Tu le connais ?
- Non sa tête ne me dit rien. Il est plutôt bel homme de ce que je peux en voir. Ouvre l'enveloppe pour voir !
Nous trinquâmes à la santé de ma nièce Lila et je décachetai le pli sous les yeux curieux de mon amie. Je lus rapidement, puis lâchai l'enveloppe sur la table pour me retourner vers l'expéditeur. Je n'eus que le temps de voir une femme pousser un fauteuil hors du restaurant. Sous le coup de l'émotion, mes jambes ne me laissèrent pas le loisir de me lever et de lui courir après. Judith prit la lettre et lut à haute voix tandis que j'avalais le champagne cul-sec pour me remettre de mes émotions :
- Bellissima Bella, je ne peux te laisser plus de temps. Je t'ai dit que je ne te lâcherais pas, que je me battrais pour toi, pour nous. L'annonce d'une naissance n'est-il pas le meilleur moment pour la renaissance de notre amour ? Je vais te courtiser ma Bella, sans manipulation, juste toi, moi et nos cœurs. A très vite Bellissima. Ton John. Waouh ! Il sait tourner ses phrases ! J'en suis toute chamboulée et elle ne m'est pas destinée !
Elle s'arrêta et me regarda avec attention, cherchant à déterminer dans quel état je me trouvais.
- Tu es d'accord pour qu'il te courtise ?
Je ne savais que répondre, la serveuse vint prendre notre commande et j'eus un peu de répit. Que dire ? Est-ce que je l'avais oublié ? Non impossible. Est-ce que j'étais heureuse de savoir qu'il était là ? Oui, évidemment. Est-ce que je l'aimais encore ? La vitesse à laquelle mon cœur tambourinait dans ma cage thoracique semblait indiquer que c'était toujours le cas.
- En tout cas, quoi que tu décides, je te suis. C'est quand même classe sa façon de faire. Un bourrin serait venu directement pour te parler ou pire t'enlever. Lui non, il dépose une lettre, t'offre un verre à distance et s'éclipse sans que tu puisses le voir. C'est classe je trouve.
- John n'est pas du genre à s'imposer. Il suggère et t'incite à penser que c'est toi qui as choisi alors qu'en réalité il avait tout prévu ! C'est un as de la manipulation. Je ne sais pas si je peux lui faire confiance.
- Je ne comprends pas trop là bichette, il va falloir que tu m'expliques.
La soirée se poursuivit en confidence, je relatais toutes mes aventures m'ayant conduite jusqu'à elle. Elle ne parut jamais choquée, surprise parfois, chagrinée lorsque je lui parlais de l'indifférence de mon frère qui n'était qu'en fait de la maladresse et de la difficulté à exprimer ses sentiments. Quand je lui eus tout déballé, elle s'exclama :
- Tu as vécu plus de choses en quelques semaines que moi en cinquante ans ! J'en serais presque jalouse !
Je ris à sa remarque, puis elle ajouta plus sérieusement :
- Bon il nous faut un plan d'attaque : on va voir s'il te mérite ton John !
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