Chapitre 6 :

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Le lendemain un message d’alerte est envoyé sur l’ensemble des téléphones portables. Tout le monde est invité à consulter les chaines d’informations.

La télévision est en boucle, finit les reportages dans les zones inondées. Les mesures d’évacuation sont annoncées : les températures exceptionnelles sont provoquées par la disparition de la calotte glaciaire au nord. Les centrales nucléaires vont être coupées par sécurité, de nombreuses coupures d’électricité sont à prévoir. Les enfants accompagnés d’un seul parent vont être évacués dans les pays voisins : Europe centrale ou pays nordiques suivant les possibilités.

« Écoute Karine, il faut partir maintenant ! Tu prends les enfants et tu te rends à la frontière, en t’arrêtant le moins possible.

— Et toi ? Tu ne viens pas avec nous ? demande Karine, terrifiée.

— Ils ont dit qu’ils ne laisseraient passer qu’un parent.

— Je ne partirai pas sans toi !

— Je sais. Mais même si c’est très égoïste de ma part, je ne te laisse pas le choix. Pour les enfants tu dois y aller !

— Mais viens avec nous ! On trouvera un moyen…

— Promis, je vous rejoins ! Je vais passer au boulot récupérer des affaires, retirer de l’argent, et demain au plus tard, je pars à mon tour.

— Partons demain al… »

La discussion est interrompue par une soudaine coupure de courant.

« Karine… Je t’aime, tu le sais.

— Alors reste avec nous… implore Karine.

— Les frontières vont se refermer. Ils ne laisseront pas passer des dizaines de millions de personnes. Les gens vont paniquer, cela sera de plus en plus difficile.

— Et toi ? Comment tu vas faire.

— Ce sera plus simple pour moi seul. Avec les enfants ce serait trop compliqué. Allez, il faut partir maintenant… »

Malgré l’urgence John s’attarde dans les bras de ses enfants, tentant, sans succès, de retenir ses larmes. Dix minutes plus tard, il pousse sa femme dans la voiture chargée au maximum d’affaires de première nécessité et de souvenirs de leur vie d’avant.

Lorsque la voiture prend le virage à droite, au bout de la rue, les jambes de John se dérobent. Il s’effondre lourdement sur un sol bétonné et brulant. Son visage est couvert de l’eau salée qui coule sans discontinuer de ses yeux bleus. Alors qu’il commence à suffoquer, autant à cause de la chaleur qu’à cause de sa souffrance, un voisin qui assiste à la scène intervient pour lui porter assistance.

Ce n’est qu’après un grand verre de menthe à l’eau que John commence à reprendre consistance. Ce voisin, d’une cinquantaine d’années, qu’il n’a fait que croiser ses dernières années, vient de lui porter secours et l’inviter chez lui sans rien demander. L’humanité a peut-être encore un avenir après tout.

Rentré chez lui, John presse machinalement l’interrupteur à sa gauche. Rien. Le courant n’est toujours pas rétabli. Inutile de s’attarder, il saisit les clés de sa voiture. Il part immédiatement en direction de son travail. Quelques affaires personnelles à prendre, rien de primordial qui justifie de rester ici, mais il ignore combien de temps ils vont partir. Il doit tout ranger, prendre les documents les plus importants, et surtout, s’assurer qu’il aura toujours sa place à son retour. Une fois arrivé, John passe devant un accueil vide. Le bâtiment bien que plongé dans le noir, n’est pas totalement vide. Dans les escaliers, le temps de monter les 23 étages, il croise quelques personnes, les bras chargés de papiers, pochettes ou autres matériels de bureau. Ce n’est clairement pas l’affluence habituelle à cette heure-ci, plus l’ambiance d’un samedi soir lorsque tout le monde est en week-end mais que quelques cadres doivent faire des heures supplémentaires pour préparer une grosse réunion le lundi matin.

Arrivé à son étage, il se pose quelques minutes pour reprendre son souffle. Dans le bureau, tout est désert. Personne n’a pris le temps de venir, ou ils sont repartis. John se dirige vers la machine à café, presse le bouton et … Rien. Maudite coupure de courant. En espérant qu’ils le rétablissent rapidement. À son bureau il fouille ses tiroirs, saisit la pochette du dossier en cours. Il démarre son ordinateur portable. Heureusement la batterie fonctionne. Il transfère les documents importants sur une clé USB avant de mettre cette dernière dans sa poche. Il se rend dans la réserve, prend une deuxième clé, au cas où. Puis au moment de partir, il se ravise, il débranche son ordinateur portable pour le ranger dans sa sacoche. Après tout, il trouvera bien un peu de place dans ses bagages, un appareil qui ne craint pas les coupures de courant ponctuelles peut s’avérer très utile. Alors qu’il s’apprête à descendre les 412 marches, comptées lors de sa montée, il entend un bruit au fond du couloir. Alors que le virage tourne à droite, il manque de rentrer dans son patron qui arrivait rapidement en sens inverse. Ce dernier pousse un cri suraigüe en le voyant et lâche une tasse qui déverse au sol un liquide noir.

« Pardon, je ne voulais pas vous faire peur, s’excuse John.

— Ah John ! Que faites-vous là ? demande M. Lougé. Vous n’êtes pas partis comme tout le monde ?

— Justement, je venais récupérer quelques affaires pour travailler à distance.

— Quel travail ? Le monde s’écroule et vous venez travailler ? Pour faire quoi ? Il n’y a plus rien ! Nous n’avons plus de nouvelles de nos fournisseurs, nos clients sont aux abonnés absents, et tout le monde s’est barré.

— …

— Je suis désolé. Vous n’y êtes pour rien. Cette entreprise a été créée par mon père, j’y vécu petit, j’ai grandi dedans, avant de reprendre le flambeau jusqu’à ces locaux… Et aujourd’hui…

— Il ne faut pas désespérer, M. Lougé. Quand les choses reviendront à la normale, les affaires reprendront.

— La normale… Vous y croyez, vous, à la normale ? Qu’est-ce qu’être normal ? »

M. Lougé se baisse pour ramasser sa tasse par terre.

« Désolé pour votre café, commente John, ne sachant pas trop quoi dire en cet instant.

— Bah, il était froid. C’est pas très bon. Mais je n’en ai pas bu aujourd’hui. Vous en voulez un ?

— Allez, si vous me l’offrez, répond John après avoir hésité quelques secondes. On le fera chauffer sur le rebord de la fenêtre…

— J’y ai pensé. Par sécurité, aucune fenêtre ne peut s’ouvrir de plus de quelques centimètres. Pas suffisamment pour y faire passer une tasse. »

Chacun, un café froid dans la main, ils racontent ces derniers jours, leur vie de famille, leurs souvenirs d’enfance, leurs regrets… M. Lougé se penche dans son bureau et en sort une vieille bouteille de whisky.

« 30 ans d’âge ! la décrit M. Lougé. Il n’y a sans doute pas de meilleure occasion pour s’en servir un verre.

— Non mais ce n’est pas très rais… Oh, et puis après tout, on s’en fout du raisonnable. Avec plaisir. »

Après deux verres, John décide qu’il est temps pour lui de rentrer.

« Je vais y aller. J’ai encore beaucoup de choses à préparer chez moi, s’excuse John.

— Vous avez bien raison. Rentrez chez vous, profitez de la vie. On ne sait jamais quand elle s’arrête, répond M. Lougé.

— Merci M. Lougé pour le verre. Je vous appellerez dès que la situation se sera améliorée.

— Appelle-moi Marc ! Je te dis à bientôt. On videra la bouteille ensemble. »

En descendant les escaliers, John ne peut s’empêcher de penser que M. Lougé, euh, Marc, avait commencé à vider la bouteille avant leur rencontre.

Rentré chez lui, John presse l’interrupteur à sa gauche. La lumière s’allume, il sursaute. Il ferme les yeux, maudit sa réaction stupide. L’électricité est donc revenue. Il éteint. Il se précipite sur son chargeur pour brancher son téléphone portable. Il démarre la télévision pour profiter des dernières informations qui ne font que répéter en boucle les messages déjà entendus ce matin. Il laisse toutefois tourner ce son de fond. Cela remplie la maison d’une présence virtuelle et lui permet de moins penser aux absents.

Toujours aucune nouvelle de Karine. Elle déteste utiliser son téléphone au volant. Mais quand même, elle aurait pu lui envoyer un message lors d’une pause. À moins que le réseau ne fonctionne pas. Il se dirige vers la cuisine où est branché son appareil et envoie un texto.

« Vous me manquez. Je pense très fort à vous. Soyez prudents. Tiens-moi au courant. »

Il sort une valise et commence à la remplir d’affaires propres. Avant de se rappeler qu’il a déjà une valise d’affaires qu’ils avaient préparée pour leur voyage en Bretagne.

« Réfléchis John ! s’exclame-t-il à haute voix. »

La fatigue, la tension, ou des restes d’alcool ? Il a l’impression que ses idées ne sont pas bien en place. Il se pose sur le canapé du salon, éteint la télévision, ferme les yeux. Il réfléchit. Que va-t-il faire ? À la frontière il est peu probable qu’ils le laissent passer. Il est un homme, en bonne santé, sans enfant désormais. Il n’est clairement pas prioritaire. Quelles sont les étapes maintenant ? Trouver déjà de la nourriture ! Ils avaient fait le plein pour les vacances mais Karine et les enfants sont partis avec. C’est déjà ça, ils ne mourront pas de faim tout de suite.

La lumière s’éteint. Le courant est de nouveau coupé.

La nourriture ! Il se précipite vers le congélateur. Une grande flaque d’eau s’est répandue sur le sol. À l’intérieur, beaucoup de choses à jeter. Mais au moins ce soir il pourra se faire un véritable festin. Il saisit une lampe torche dans une corbeille près de l’entrée et se dirige dans la cave. Il n’aime pas y aller, les enfants non plus et Karine encore moins. Du coup, les araignées sont ici les reines. Les toiles s’étendent à perte de vue. Il doit se trouver sur la gauche. John soulève un carton de poussière, pousse un vieux skateboard qu’il a dû utiliser deux ou trois fois dans sa jeunesse, fait maladroitement tomber une lampe à pétrole qui se brise au sol. Après dix minutes de recherches, c’est finalement dans un carton, sur la droite qu’il parvient à trouver un vieux réchaud à gaz. Il secoue la bouteille. Miracle, elle n’est pas complètement vide.

La soirée se déroule à la lueur d’une bougie, avec de la dinde farcie aux marrons, restes de noël dernier, quelques haricots verts décongelés et une soupe de glace en dessert, comme une glace, mais liquide et chaud. Si pour demain midi son repas est déjà prêt, il va quand même falloir qu’il vide le congélateur et le réfrigérateur complètement. Dans le cas contraire Karine lui passera un savon à leur retour. Quand ils reviendront.

Il range les couverts dans le lave-vaisselle. On ne sait jamais, si l’électricité revient, ce serait dommage de faire la vaisselle à la main. Puis à la lueur de sa bougie, il commence à rédiger sa liste de courses, en espérant que les magasins soient ouverts demain. Alors une bougie, une bouteille de gaz, des aliments non périssables et idéalement ne nécessitant pas d’être cuits.

À peine les paupières fermées, John s’endort. La fatigue provoquée par le stress a rapidement raison de ses dernières forces.

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