Chapitre 7 :

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Le lendemain matin il se réveille aux aurores. Son téléphone indique 5h23, mais impossible de se rendormir. Il n’a toujours pas de nouvelles de Karine, ni de ses enfants. Il n’a plus de réseau non plus d’ailleurs, ceci expliquant peut-être cela. Autant se lever ! Après un petit-déjeuner fait de glace fondue, de pain décongelé humide et de confiture, il s’attelle au nettoyage du congélateur et du réfrigérateur. De grands sacs poubelles sont rapidement remplis de nourriture fichue. Après les avoir sorties dehors, il se prépare dans la salle de bain. Il souhaite partir le plus rapidement possible et il doit faire des courses, si c’est encore possible. Alors qu’il se rase, il observe son robinet verser de l’eau en continue. John n’a jamais été porté sur l’écologie, sa femme plus. D’un coup il réalise que cette ressource est peut-être plus précieuse que jamais. Il coupe le robinet, va chercher en courant des récipients : bouteilles, pichets, casseroles. Il les rempli dans la cuisine, pour s’assurer d’avoir de l’eau pour ses prochaines heures. Après tout, l’électricité et le réseau de téléphone ont été coupés. Combien de temps l’eau va-t-elle arriver dans les robinets ? De retour dans la salle de bain, il esquisse un sourire en s’apercevant qu’il n’a pas fini de se raser et que la mousse s’étale sur toute sa joue droite.

Enfin, à 7h, il démarre sa voiture. Le supermarché du coin est à seulement dix minutes et n’ouvre qu’à 8h, mais il vaut mieux arriver tôt. Devant la porte fermée, déjà une dizaine de personnes patientent. Un papier indique que seul l’argent liquide est accepté, et que chaque client ne pourra acheter que pour 50€ maximum. Ce message semble inquiéter les gens autour. À l’inverse, cela rassure John. Des mesures de restriction ont été prises et par conséquent les rayons ne seront pas encore vides. En attendant, il jette un œil toutes les cinq minutes sur son téléphone. Toujours pas de réseau… Comment va-t-il les retrouver ?

Enfin 8h. La foule a fortement grossi. À vue de nez, ils sont une petite centaine devant des grilles toujours fermées. 8h20, les esprits commencent à s’exciter, l’inquiétude gagne la foule. John lui-même n’est pas rassuré. 8h45, des personnes commencent à s’exciter sur les grilles, tentant de les soulever. Deux personnes en viennent aux mains. Et si finalement le magasin n’ouvrait pas ?

Il est 9h05 quand enfin un groupe de personnes arrive pour ouvrir les portes. Ils ignorent les invectives lancées par des anonymes au milieu de la foule qui a doublé en une heure. John joue des coudes pour rentrer dans les premiers. Il n’est pas arrivé de bonne heure pour se laisser marcher dessus. Après tout, dans cette situation, c’est un peu chacun pour soi. Connaissant les allées, il se dirige immédiatement dans les bons rayons, et dix minutes plus tard, il se présente en caisse avec les ressources dont il avait besoin. Pas de gaz, le rayon a été totalement vidé.

« 52€30. C’est limité à 50€ monsieur, vous souhaitez enlever quelque chose ? demande une caissière qui a l’attitude de quelqu’un qui aimerait être ailleurs.

— Et avec un beau sourire, ça passe ? répond John en montrant toutes ses dents.

— 52€30. »

John donne 60€.

« Gardez la monnaie ».

C’est probablement une bêtise de se montrer généreux en ce moment. Pas qu’ils soient à quelques euros près, mais l’argent liquide est compliqué à obtenir en ce moment. Sur le chemin du retour il s’arrête à sa banque. Fermée. Il faut espérer que les transactions bancaires seront rapidement rétablies, ou que les magasins acceptent les chèques.

Arrivé chez lui il charge sa voiture de bagages, des aliments restant, principalement des conserves et des biscuits, puis prépare un sac à dos avec le minimum vital : quelques aliments, une gourde remplie, un couteau pliant, une corde et une photo de famille. En regardant cette photo les larmes montent à ses yeux. S’il l’emporte c’est que dans un coin de sa tête il se dit qu’il ne les reverra peut-être jamais. Il secoue la tête pour chasser ces idées noires. À côté du sac, il pose ses chaussures de randonnée qui n’ont jamais servi et un duvet. Il ignore comment on franchit une frontière illégalement, mais il imagine des hautes montagnes, de l’escalade, des chemins escarpés… Mais c’est sans doute inutile, il pourra passer normalement, comme tout résident européen.

Une fois la voiture chargée à bloc et un repas copieux, John ferme la maison. Peut-être pour la dernière fois. Plutôt que d’emporter des clés qu’il pourrait perdre, il les glisse dans leur cachette habituelle, connue seulement de Karine, Léa et quelques amis triés sur le volet. Il s’agit d’une petite boite en métal, enterrée dans la terre et placée sous un rosier dans un pot. Enfin, c’était un rosier. Maintenant il ne reste plus que quelques branches desséchées, sans aucune feuille.

Sans se retourner, il monte dans sa voiture, démarre le poste radio qui n’émet plus aucun son. Il attrape une clé USB remplie d’une compilation de musiques variées, playlist commune créée par et pour la famille.

À l’approche du périphérique commence les premiers bouchons. Il va falloir s’armer de patience. Il lui faudra trente minutes supplémentaires pour atteindre cette deux fois deux voies. Les voitures dans l’autre sens sont totalement à l’arrêt, de son côté ce n’est guère mieux. Seuls les klaxons brisent l’harmonie des chansons qui résonnent dans l’habitacle. Une heure passe, puis une deuxième, il n’a guère avancé pendant ce temps. John s’impatiente, la fatigue, les à-coups, les bruits des klaxons, les motos qui passent entre les files, ceux qui changent de file pour avancer de trois mètres… Et toujours aucune information.

Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’il arrive à la source du problème. Un barrage de police, accompagnés de militaires. Il y a même un char sur le côté. Ils craignent vraiment des débordements. Quelques voitures passent, des femmes et des enfants uniquement. Les autres sont irrémédiablement conduits à faire demi-tour. Les conducteurs ou passagers les plus virulents sont renvoyés dans leur voiture sans aucun ménagement. Une scène qui calme les ardeurs des spectateurs, mais qui a dû se répéter plusieurs fois dans la journée. Peu désireux d’être brutalisé, ou d’affronter des militaires munis d’armes de guerre, John fait calmement demi-tour comme le policier le lui intime.

Il lui faudra trois heures supplémentaires pour arriver enfin chez lui. Fourbu. Il cherche dans sa poche ses clés. Évidemment elles n’y sont pas. C’est donc dans le noir, dans cette nuit sans lune, qu’il retrouve la plante desséchée, creuse avec ses doigts pour enfin mettre la main sur cette boite rouillée. Il s’assoit dans l’herbe, regarde le ciel et ces étoiles habituellement invisibilisées par les lumières de la ville. Il rentre dans la maison pour attraper une canette de bière et va chercher dans sa voiture un paquet de chips. Il s’installe à l’extérieur dans un transat et décide de regarder ce ciel, ces étoiles immuables à l’échelle de la vie d’un homme. C’est ainsi, sans penser à rien, qu’il s’endort et laisse tomber une canette à moitié remplie.

Il est réveillé par le chant d’un moineau, posé sur le toit d’une maison voisine. Le soleil s’est levé depuis une heure environ. C’est le dos fourbu qu’il quitte son transat. Il regarde avec désolation cette canette qui a vidé son contenu dans l’herbe. Il la ramasse pour la balancer dans la poubelle de recyclage bleue. Est-ce encore utile d’accomplir ce genre de geste ? Y a-t-il encore des personnes pour ramasser, trier ? Rentré dans la maison, il essaie de se préparer un petit-déjeuner. Les placards sont vides, il va falloir fouiller dans la voiture. Quelques biscuits secs, une banane, un peu de pain de mie avec de la confiture. Toujours pas la possibilité de se préparer un café.

L’eau coule toujours. Elle commence à tiédir avec un ballon d’eau chaude qui se refroidit. John ne s’en plaint pas, il n’a jamais aimé l’eau brulante. Il prend une douche pour détendre ses muscles. Par contre, il a la flemme d’aller récupérer son matériel de rasage dans la voiture. Tant pis, il supportera sa mince barbe qui le gratte. En repassant devant la cuisine, John hésite. N’y a-t-il vraiment pas moyen de se faire un café ? Il prend de l’eau tiède, y verse une cuillère de café moulu, mélange, puis la verse dans un filtre qui déverse lentement un liquide noir dans sa tasse. Il porte une gorgée à sa bouche, qu’il recrache immédiatement dans l’évier. C’est absolument dégueulasse. Après de nombreuses hésitations, il ajoute deux sucres, et boit son café froid d’une seule traite. Il ne renouvellera pas l’expérience, il va devoir apprendre à se passer de sa drogue matinale.

Inutile de retenter une incursion hors de la ville sans plus d’informations. Sans télévision, sans internet, sans réseau mobile, le plus simple est de se rendre au lieu de pouvoir le plus proche : la mairie. Vacciné par sa journée en voiture de la veille, John part à pied en direction du centre-ville. Il traverse des rues désertées de sa population. De nombreuses personnes sont parvenues à quitter la ville à temps. Pourquoi être resté ? Il ne doit son enfermement qu’à sa propre stupidité. Ses enfants, sa femme lui manquent. L’inconvénient de la marche est que cela n’empêche pas de ruminer ses pensées. De toute manière il est trop tard pour regretter ses choix, il ne peut que se réjouir que sa famille doit désormais être en sécurité. Et après tout, la situation ne peut qu’être provisoire, l’être humain trouve toujours des solutions. Cela prendra peut-être plus de temps que prévu, mais il parviendra forcément à les rejoindre à un moment donné.

Il semblerait que l’ensemble de la population restante se soit réunie sur la place de la mairie. Une grande place en plein soleil, sans un arbre, sans une ombre. Juste une grande fontaine sans eau qui a arrêté de fonctionner. Deux grandes statues représentants des généraux à cheval marquent l’entrée du bâtiment. Et devant donc, une foule. Des manifestants portent des pancartes réclamant au choix de la nourriture, de l’électricité, de lever les blocages, ou d’arrêter le projet HARP. Une foule de réclamations éclectiques, rationnelles ou délirantes. Tous ne sont pas vindicatifs, certains essaient d’entrer pour des demandes diverses : du simple papier d’identité, à des mères avec une poussette réclamant de l’aide. Devant, des policiers, encore. Combien de temps avant que les forces de l’ordre ne rejoignent les cortèges de manifestants ? Ce jour-là, le pouvoir tombera ; pour un avenir incertain.

John tente de se rapprocher des panneaux d’affichage. Des rappels des consignes de sécurité, une invitation à rejoindre les équipes de bénévoles, et une adresse internet pour obtenir plus d’informations… De nombreux tags, aux marqueurs indélébiles, rendent les papiers difficilement lisibles. John tente de s’approcher, calmement, les mains dans les poches, de l’entrée de la mairie et donc des policiers.

« C’est fermé monsieur. Vous ne pouvez pas rentrer ! s’interpose rapidement un agent vêtu de bleu.

— Je venais juste pour savoir… tente d’expliquer John.

— C’est fermé ! Veuillez rentrer chez vous !

— Vous savez peut-être quand nous pourrons sortir de la ville ? Mes enfants, ma femme sont partis et je n’ai pas de nouvelles ?

— Nous n’avons aucune information. Vous serez tenus au courant.

— Quand ?

— Vous serez tenus au courant ! »

Le policier n’en sait pas beaucoup plus vraisemblablement. Inutile d’insister, ils ne le laisseront pas rentrer. John s’assoit sur un banc, un peu à l’écart, à l’ombre d’un arbre, pour regarder cette foule qui s’agite mais ne fait que tourner en rond, privée de destination. Lassé, toujours plus inquiet, et toujours sans aucune information, John décide de rentrer chez lui, en passant par le parc où il a passé tant de temps avec ses enfants. Alors que ses pas traversent l’herbe jaunie par le soleil, il accélère progressivement, jusqu’à courir de plus en plus vite. C’est à bout de souffle qu’il pénètre dans sa maison, s’écroule sur son canapé et s’effondre en larmes. Il se sent vidé, et seul. Sa vie trop rythmée hier est devenue vide, incertaine, et de plus en plus fragile. Il regarde l’écran noir de sa télévision. L’électricité reviendra-t-elle un jour ? Il voudrait tant savoir ce que deviennent ceux qu’il aime.

Afin de ne pas consommer l’intégralité de ses réserves, il décide de se rendre devant le supermarché du coin. Il tombe sur des grilles fermées, mais des bénévoles de la Croix Rouges distribuent de la nourriture aux plus nécessiteux. Ne se sentant pas vraiment dans le besoin, il renonce à réclamer de la nourriture. Il s’approche toutefois à l’affut de nouvelles du monde extérieur.

« Bonjour, se présente John.

— Bonjour. Je peux vous proposer des conserves, du sucre, du pain et un peu de confiture, répond une femme brune d’une trentaine d’années.

— C’est gentil, mais je voulais surtout savoir si vous en saviez plus sur ce qu’il se passe.

— Malheureusement non. Juste des rumeurs de personnes comme vous et moi.

— Mais cette nourriture ? Elle vient bien de quelque part ?

— On nous a amené un camion ce matin. Nous devrions recevoir d’autres chargements tous les jours mais nous ignorons d’où ils viennent. »

Finalement John repart avec une baguette. La dame a insisté au moment où son ventre a grogné. Il n’a pas pu résister à son sourire, ni à l’odeur du pain frais. Sur le retour il croise une librairie ouverte. Le gérant, un monsieur proche de la retraite, lève à peine la tête de son livre. John farfouille parmi ces ouvrages, insensibles au changement qui s’opère. Son œil s’arrête sur un titre « Comment survivre en milieu hostile ? ». On dirait un livre idéal pour la situation. Il le pose devant le vieux monsieur.

« Combien pour ce livre ?

— Vous payez comment ? demande sèchement le libraire.

— Je suppose que vous ne prenez pas la carte bleue ? se moque John. Du coup, en espèces.

— Pff, cette monnaie de singe. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Je ne vais pas manger vos billets ?

— …

— Bah, je radote. Désolé monsieur. Prenez ce livre. C’est cadeau.

— Vous êtes sûrs ? Je peux payer ?

— Vous pouvez aussi jeter vos billets dans la rue, cela vous encombrera moins. »

John sort du magasin, sans oublier de le remercier pour l’ouvrage. Il n’est pas le seul à passer un mauvais moment. Il décide toutefois de ne pas suivre les conseils et de garder ses billets au chaud dans son portefeuille. Peut-être que des personnes plus naïves les accepteront contre des objets utiles, ou de la nourriture.

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