11 Intégration difficile
— Alors Laforêt, tu t’f’rais bien la Brunnen hein ‽
Théo donne une tape faussement amicale dans le dos de Niels en ricanant, imité par ses amis, qui surenchérissent avec des propos salaces et des insultes pour leur professeure, fantasmant sur ce qu’ils lui feraient pour prendre leur pied. Celui-ci ne répond rien. Il serre les mâchoires et les poings, refusant de se laisser gouverner une fois de plus par ses émotions.
— J’avoue qu’elle est grave bonne, enchaîne Théo sans remarquer les membres tendus et crispés de Niels ainsi que son silence houleux. J’imagine souvent sa jolie petite bouche s’activer autour d’ma queue !
— Arrêtez… tente Niels, sans trop de conviction, de crainte de laisser penser qu’il défend Mademoiselle Brunnen parce qu’il a des vues sur elle.
À nouveau, Théo ricane. Niels se retient de se jeter sur lui. C’est plus fort que lui, il déteste ce mec. Surtout depuis qu’il a vu son commentaire en réponse au message d’Azora sur le mur Facebook d’Azalée.
Avant ça, il ne l’aimait déjà pas : non seulement c’est le petit ami d’Anaïs, et c’est déjà rédhibitoire en soi, mais en plus, il fait partie de ceux qui l’ont fixé avec dédain la veille et qui ont ri des « bévues » d’Azalée, comme elle les avait nommées en essayant de se montrer légère et insouciante pour dédramatiser l’horrible situation.
— Oh allez, t’énerve pas pour cette pute, Laforêt ! s’exclame Théo, soudain conscient de la tension dans les muscles de Niels.
Ce dernier serre désormais si fort les poings que ses jointures blanchies sont douloureuses. Il lutte contre lui-même pour ne pas céder à la pulsion de violence qui menace. Il se contente d’un regard noir. Théo le remarque et déclare, avec un sourire provocateur :
— J’te la laisse, j’préfère sauter ta mère maintenant que j’l’ai vue : j’vais l’honorer avec ma grosse queue dans sa jolie chatte blonde de salope que j’vais inonder avec mon foutre !
Théo et ses amis éclatent de rire.
C’en est trop pour Niels : que ce soit son cœur, son corps ou son cerveau, plus rien ne lui obéit. Dans un rugissement animal, il bondit sur Théo, poing brandi. Celui-ci a tout juste le temps d’ouvrir de grands yeux étonnés avant de recevoir un coup de poing d’une puissance inouïe, bien que surprenante, dans le menton. Immédiatement, d’autres coups s’en suivent, imprécis et moins forts mais rapides et dirigés par la fureur noire de Niels.
— T’es tu cave ‽ Laisse Brunnen et ma mère tranquilles, crisse ! s’emporte Niels alors que les amis de Théo tentent tant bien que mal de les séparer.
Théo est sportif, avec un corps musclé vraiment bien sculpté. Niels, lui, est très maigre, bâti comme une brindille, mais il est également très grand, et surtout, en cet instant, sa colère est aux commandes, et avec l’effet de surprise qu’il a eu sur Théo, il a le dessus. Sa main droite serre la nuque de son nouvel ennemi.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demande la voix douce de Mademoiselle Brunnen.
Les pensées de Niels sont tout aussi erratiques que sa respiration et un voile de fureur pure l’aveugle encore. Il plonge son regard dans les magnifiques yeux azur de Mademoiselle Brunnen pour se calmer et, sans plus se détourner, s’adresse à Théo, en serrant davantage sa main sur la nuque de ce dernier.
— Tu sais c’qu’on fait aux femmes magnifiques comme Mademoiselle Brunnen et ma mère ?
— On les baise, quelle question ! J’vais tellement déglinguer la Brunnen et ta mère qu’elles pourront pas s’asseoir pendant au moins une semaine ! le provoque Théo en se dégageant de sa prise.
Puis il rit en essuyant sa lèvre fendue du dos de la main.
— Regarde-la, avec sa petite robe à fleurs qui crie baise-moi ! Elle attend qu’ça, la salope ! ajoute-t-il en désignant Mademoiselle Brunnen.
Celle-ci, à la fois outrée et intimidée, recule de plusieurs pas, sa poitrine s’abaissant et se soulevant à un rythme effréné, quand Théo s’approche d’elle.
— Répète, pour voir ! grogne Niels et se jetant à nouveau sur Théo.
Cette fois, ne se laissant plus prendre par surprise, Théo l’esquive en ricanant. Simultanément, Mademoiselle Brunnen s’interpose en criant.
— Ça suffit maintenant, tente-t-elle de les calmer de sa voix douce que tous deux ignorent.
— J’te piss’rai pas d’ssus s’tu pr’nais feu, connard ! Maint’nant ’scuse-toi auprès d’elle ! On t’a pas appris à respecter les femmes ‽ s’énerve Niels en voulant frapper Théo, qui évite le coup en riant, méprisant.
— On s’casse les gars ! Laissons-le sauter cette pute tranquille, on va chercher sa mère pour la tringler dans un couloir et la faire jouir sur nos grosses queues ! lance Théo en s’éloignant, dans une nouvelle provocation pour mettre Niels hors de lui.
Et Niels, effectivement, essaye de lui courir après en grognant, furieux, mais Mademoiselle Brunnen le retient en plaquant ses mains contre son torse, le suppliant de se calmer.
— Niels, s’il te plaît… tente-t-elle de dire avec autorité.
Mais sa voix se brise, et ses mots ressemblent davantage à une supplication. Malgré tout, Niels renonce à la tentation de punir Théo pour ses actes et paroles envers Mademoiselle Brunnen et sa mère : sa respiration est saccadée et bruyante alors que Mademoiselle Brunnen sent son cœur battre follement sous ses doigts.
— P’teh d’osti d’con ! jure-t-il entre ses dents, les poings serrés, alors que Mademoiselle Brunnen l’observe avec méfiance, se demandant si elle peut retirer sa main de son torse sans risque qu’il laisse exploser sa fureur.
— Allons discuter de ton comportement au calme, dit-elle d’une voix qu’elle veut ferme en désignant d’un mouvement de tête la porte ouverte de la salle de classe de laquelle elle est sortie précipitamment en entendant l’altercation entre Niels et Théo.
L’air pincé, Niels acquiesce. En rougissant, Mademoiselle Brunnen enlève précipitamment sa main de son torse, comme si ce contact, dont elle avait momentanément oublié la réalité, l’avait brûlée. Gênée, repensant aux propos de Théo, elle se frotte la nuque en inspirant fortement, puis elle tente de faire descendre sa robe, qui lui arrive juste sous les fesses, avant de réajuster son décolleté. Pendant ce temps, Niels la fixe intensément, l’air à la fois estomaqué, triste, compatissant et furibond.
Au comble du malaise, elle s’empresse d’entrer dans la salle de classe en fuyant son regard. Niels l’imite et ferme la porte derrière eux. Elle s’apprête à la rouvrir en lui expliquant qu’elle ne peut pas rester seule avec un élève dans une pièce fermée, mais elle se fige, la main en l’air à quelques centimètres de la poignée, quand il prend la parole.
— C’connard a tort, éructe-t-il. N’aies pas honte d’ton corps et d’tes vêt’ments. Y a pas d’mal à montrer qu’t’es sublime. C’est à lui d’savoir garder sa langue et sa queue rangées, pas à toi d’te cacher ! T’es une femme, pas un p’tain d’jouet sexuel ! s’insurge-t-il.
— La violence ne résout rien, réplique-t-elle d’une voix faible et tremblotante, fixant le sol pour ne pas le regarder lui.
— J’d’vais t’défendre, c’tout !
— Je peux le faire seule, Niels. Et vouvoie-moi. Je suis une professeure et vous mes élèves, j’ai autorité sur vous tous !
— T’étais toute douce et toute timide, il allait t’dévorer toute crue ! s’emporte-t-il, sans prendre en considération la demande de la jeune femme de la vouvoyer.
— Ça suffit maintenant, Niels ! Je devrais déjà te sanctionner pour t’être battu avec Théo alors n’abuse pas de ma patience !
Sa voix part dans les aigus alors qu’elle hausse le ton pour se montrer sévère, mais Niels a douloureusement appuyé le doigt sur son plus gros défaut en tant que nouvelle enseignante ayant commencé sa carrière seulement quelques jours plus tôt.
— Mais… commence à protester Niels, les poings serrés, les jointures de ses doigts blanchies.
— Mais rien du tout… Vraiment, Niels, je ne veux pas être obligée de te mettre deux heures de colle…
— Seize ou dix-huit, ça me change pas grand-chose, marmonne-t-il en réponse.
Elle écarquille les yeux de surprise, se demandant si elle a bien entendu, mais elle n’a pas le temps de demander confirmation, car il l’étonne encore davantage.
— J’te dois des excuses : c’ma faute s’il t’a traitée d’salope et tout. Il a vu qu’j’arrêtais pas d’te r’garder en classe c’mat’.
Elle pique un fard et n’ose plus le regarder. Niels remarque sa gêne, et enchaîne pour la rassurer, se méprenant sur les raisons de sa gêne.
— T’es une femme magnifique et ta très jolie robe fait pas d’toi une salope du tout ! R…
Enfin, armée d’une fausse assurance malgré son teint toujours écarlate, elle plonge son regard dans celui de Niels.
— Niels, je sais que l’écart d’âge entre nous est maigre, mais je suis ta professeure, il ne peut rien se passer entre nous… l’interrompt-elle en posant une main sur son torse pour mettre de la distance entre leurs deux corps.
Il la fixe intensément, l’air interdit. Les joues toujours rosies, elle déglutit. Le temps semble s’être figé l’espace d’un instant.
Puis il soupire longuement et lui fait un maigre sourire, sans rompre le contact visuel.
— T’es sublime, c’vrai, mais c’pas toi qui m’attire. T’m’as troublé, mais pas pour des raisons d’désirs physiques ou quoi…
Il entoure doucement de ses doigts le poignet de Mademoiselle Brunnen, la faisant frissonner.
— C’est juste qu’tu lui ressemb’ tell’ment, personne t’l’a jamais dit ‽
C’est au tour de la jeune enseignante de rester interdite, ouvrant et fermant la bouche à plusieurs reprises, incapable de répondre.
Puis, dans un geste précipité, elle retire sa main du torse de Niels et ouvre enfin la porte de classe comme elle avait prévu de le faire avant de débuter leur conversation.
— Arrête de me tutoyer… Je laisse passer votre incartade, à toi et Théo, pour cette fois, mais ne venez pas à bout de ma patience, tous les deux. Et maintenant, retourne en r…
Comme pour la contredire, la sonnerie annonçant la fin de la récréation retentit. Mademoiselle Brunnen, qui dispense son prochain cours dans cette salle de classe, s’installe à son bureau. Niels ne bouge pas immédiatement, ne la quittant pas des yeux : elle se frotte la nuque, gênée, le teint écarlate et les joues en feu.
Puis Niels soupire, rouvre la porte et sort sans un mot. Quand il rejoint enfin sa classe, ses camarades ont déjà tous gagné leurs places, et Caroline est débout, appuyée contre son bureau, en train de parler et passant sensuellement la main dans ses longs cheveux blonds.
— Mes enfants, je sais que les deux dernières heures de la journée sont les plus compliquées, mais si vous pouviez vous dépêcher de sortir vos manuels… Le temps que vous nous faites perdre maintenant, nous le récupérerons après la sonnerie ! annonce-t-elle avec calme mais autorité alors que Niels se dirige vers sa place pour s’y asseoir.
Caroline est vraiment née pour exercer le métier de professeure, et les élèves lui obéissent sans sourciller. Même certains des plus timides tentent de participer. Niels, quant à lui, est incapable de se concentrer, ses pensées éternellement tournées vers Azalée. Son regard dévie toujours vers la seule chaise vide de la pièce, qui est, malheureusement, à côté de Théo.
L’absence d’Azalée lui est insupportable, et il réalise qu’il se sentait tellement mieux, car plus proche d’elle, comme si elle ne l’avait jamais fui le matin même, lorsqu’il regardait Mademoiselle Brunnen. Leur ressemblance est si étonnante, mais si frappante, et il se demande comment personne n’a pu le remarquer à part lui !
Les heures passent si lentement sans Azalée ! Tout est terne, triste, sans vie… Il se met si facilement en colère quand elle n’est pas là ! La preuve, elle est partie Dieu sait où et il s’est déjà retrouvé impliqué dans une bagarre avec cette empaffé de Théo !
Et Théo, justement, à trois rangées de lui, le provoque en silence depuis le début du cours. Cela fait bientôt une heure que Niels contient sa rage, les mâchoires crispées et les poings serrés, maudissant intérieurement Monsieur Beaumont d’avoir placé Azalée à côté de ce trou du cul sur le plan de classe, mais aussi, c’est plus fort que lui, sa mère d’être aussi belle et de ne pas se rendre compte qu’elle fait tourner les têtes.
Quand Théo désigne Caroline d’un bref signe de tête, puis mime d’avoir un rapport sexuel avec elle, c’en est trop pour Niels. Il bondit de sa chaise pour se jeter sur son camarade et lui écraser le visage contre sa table.
— Traite encore ma mère ou Mad’moiselle Brunnen comme d’vulgaires putes au rabais et j’t’y jure qu’j’te fais bouffer ta micro-bite d’minab’, p’teh ! grogne-t-il férocement alors que Caroline se précipite pour les séparer.
— Ça suffit, Niels ! Chez la principale en vitesse ! intervient-elle sans hausser la voix, mais avec fermeté, tout en tirant Niels par le tee-shirt pour l’éloigner de Théo, qui fait immédiatement le coq et joue des muscles en ricanant.
— Mais m’man, c’fils de pute s’mime en train d’te sauter comme une sale chienne en chaleur !
— J’ai dit ça suffit, Niels ! La seule personne que je vois perturber le cours, c’est toi, alors maintenant tu m’obéis et tu vas chez la principale ! Et appelle-moi Mademoiselle ! exige-t-elle, tenant toujours le tee-shirt de Niels entre ses doigts. Et toi là, qui rit comme une bossue, conduis-le jusqu’au bureau, ordonne-t-elle à Anaïs, qui semble aux anges de voir Niels en mauvaise posture.
Anaïs arque un sourcil méprisant et, lentement, avec un rictus moqueur, commence à se limer les ongles de la main gauche.
— Non, dit-elle sans hausser le ton, dans un calme olympien.
Le silence est édifiant. Caroline lâche le tee-shirt de Niels et s’approche de la table d’Anaïs. Le seul bruit que l’on entend est celui de ses talons qui claquent contre le sol. Tout le monde retient son souffle. Niels frémit, il n’aimerait vraiment pas être à la place d’Anaïs.
Elle se tient debout, bien droite, les bras croisés sous sa poitrine, son regard dardé sur Anaïs.
— Ce n’est pas une demande mais un ordre.
Anaïs ne se laisse pas intimider. Elle sourit et, avec un air de défi, continue à se limer les ongles.
— Je n’ai que faire que vos ordres. Vous savez qui je suis et qui est mon père ? J’ai tous les droits et tous les pouvoirs ici. Je ne vais certainement pas vous obéir. Si vous voulez qu’il y aille faudra balancer votre croupe de pute pour l’y traîner vous-même, déclare-t-elle, toujours d’une voix posée et égale.
Plusieurs élèves, dont Théo, rient sans discrétion. Niels écume de rage alors qu’il voit les tempes de sa mère palpiter. Mais contrairement à lui, elle sait parfaitement maîtriser ses émotions.
— Anaïs, comment penses-tu que tes amis vont réagir à ça ? : punition collective. Sortez une copie double, maintenant.
L’ambiance change du tout au tout. Tous les élèves fulminent contre Anaïs en obéissant à contrecœur aux ordres de Caroline. Enfin, la lycéenne déglutit : cette fois, elle a perdu, elle n’est pas en position de force. Elle s’apprête elle aussi à prendre une copie double, mais, avec un sourire satisfait, Caroline claque la langue.
— Non Anaïs, toi, tu n’es pas punie. C’est même toi qui vas choisir le sujet de la dissertation que tes camarades vont écrire. Tu vois, tu l’as, le pouvoir. Et maintenant, tu as même la responsabilité qui va avec. Tu liras leurs copies et les noteras. Tu me rendras leurs travaux demain matin à huit heures sans faute.
Elle prend le manuel d’Anaïs et le lui tend.
— Prends-le et va à l’étude pour être au calme le temps de leur trouver un sujet. Choisis bien, si le sujet est trop simple, je leur donnerai un sujet tellement dur qu’ils auront tous une mauvaise note, et coef 5, ça pardonne pas sur le bulletin… Je viendrai te chercher dans cinq minutes.
Niels regarde Caroline, admiratif. Pourtant, il a l’habitude de son fonctionnement peu conventionnel, alors il ne comprend pas pourquoi il réagit ainsi à chaque fois. Puis il se retient de rire : il connaît sa mère par cœur et sait donc qu’Anaïs va faire tout cela pour rien, car jamais Caroline ne ferait payer ses élèves pour l’insolence d’un seul. Il est si satisfait de l’imaginer passer une nuit blanche à lire, corriger et noter les dissertations de la classe entière, pour au final rien du tout !
Et en effet, quand Anaïs sort de la classe, Caroline se retourne vers ses élèves.
— Ne vous en faites pas, les enfants, la dissertation que vous allez faire n’est que l’exercice que j’avais prévu de vous faire faire pour la prochaine heure grâce à la méthodologie que nous venons de voir. Vous pouvez vous aider des notes au tableau, de celle qui vous avez prises et de vos manuels d’histoire. Vous ne serez notés que si vous faites un bon travail. Mais pas un mot à Anaïs : la prochaine fois vous aurez une vraie punition collective, alors autant qu’elle apprenne une bonne leçon pour ue ça n’arrive pas !
Les élèves la remercient avec reconnaissance et promettent de ne rien dire. Caroline leur sourit, attendrie.
— Niels, rassois-toi. On discutera de ton comportement plus tard. Mais la prochaine fois tu finis vraiment chez la principale, tu m’as bien comprise ?
— Oui, M’mand’moiselle ! répond Niels en se rattrapant de justesse.
Après son renvoi, il a perdu l’habitude de l’appeler Madame ou, depuis plus récemment, Mademoiselle.
Avec un dernier regard haineux pour Théo, il se dirige à sa table et s’installe. Puis, avec son index et son majeur de la main droite, il tapote l’épaule de l’élève devant lui.
— Dis, t’as tu une copie double ? demande-t-il quand la lycéenne se retourne.
Elle le dévisage un instant, méfiante, puis acquiesce sans rien dire.
— Merci !
Il lui fait un clin d’œil en saisissant la feuille qu’elle lui tend. Elle pique un fard et se retourne pour le dissimuler. Niels sourit : il revoit dans son esprit la manière tellement adorable dont Azalée rougit quand elle est gênée. Il la revoit dans son salon, sur son canapé, les mains devant le visage. Il la revoit à table, quand Caroline l’a présentée comme sa « copine ». Il la revoit quand il l’a appelée Chouquette devant Caroline et Jacob, en train de lui enfoncer une tomate cerise dans la bouche pour le faire taire. Il se repasse tellement de moments avec elle, encore et encore : elle rougit tellement souvent !
Distraitement, il mâchouille la boule au bout de son stylo quatre couleurs, fixant, sans la voir, la chaise à côté de lui laissée vide par Anaïs. Il ose rêver un instant que c’est la place d’Azalée, et non de cette pétasse superficielle.
Il ne réalise pas immédiatement le retour de son insupportable voisine de table. Caroline le rappelle à l’ordre en ouvrant son manuel et en le claquant sur la table, le faisant sursauter.
— Te connaissant tu n’as pas ton manuel, mais ça ne te dispense pas de cette dissertation.
Elle sourit, amusée et satisfaite, quand il soupire de dépit et lit le sujet choisi par Anaïs.
Quand la sonnerie de fin des cours retentit enfin, il est bien incapable de dire sur quelle question d’histoire il a bien pu se pencher pendant toute l’heure. Il n’est même pas sûr d’avoir écrit le moindre mot. Depuis la veille, il n’a qu’une personne en tête : Azalée, Azalée, Azalée, Azalée… Encore et toujours Azalée !
Il marche pour se rendre à la vieille Toyota rouge délavé de Caroline, sans vraiment regarder où il va. Puis il ouvre la portière du véhicule d’un coup de pied.
— Hey, Nini, attends !
Une main lui agrippe le poignet et il se retourne, comprenant enfin que c’est à lui que ces appels sont destinés, depuis tout à l’heure : personne ne l’a jamais appelé Nini. En plus, à part Azalée, il n’a pas encore d’amis ici.
— Ax’ ‽ ‘Scuse-moi, j’savais pas qu’c’était moi qu’t’app’lais d’puis t’t à l’heure ! Tout va bien ‽ T’as tu des nouvelles de Chouq… d’Azalée ‽
— C’est… compliqué. On peut parler ou tu es pressé ?
Il balance son sac sur le siège passager et claque la portière violemment, puis souffle sur sa mèche rebelle pour dégager son visage.
— Je t’écoute, dit-il en appuyant son coude sur le toit de la voiture.
Axelle observe autour d’elle, pour être sûre qu’il n’y a aucune oreille indiscrète. Niels attend patiemment.
— Tu ne répéteras rien à personne ? Surtout pas à Azalée ? Elle me tuerait si elle savait que je t’ai parlé de ça et…
— Chhhhhh, respire et calme-toi, murmure-t-il à son oreille en la serrant contre son torse. Inspire… Expire… Inspire… Voilà… C’est très bien… Ça va mieux ?
Alors qu’elle opine de la tête en sanglotant, son visage toujours blotti contre lui, ses larmes et sa morve souillent le tee-shirt de Niels. Il n’en a rien à faire : elle a besoin de réconfort et il le lui offre, en réalisant qu’il a tort sur toute la ligne. Azalée n’est pas sa seule amie, Axelle l’est aussi désormais, depuis qu’il a osé l’aborder sur ce fichu banc…
— Je suis désolée… couine-t-elle en s’éloignant de lui et en regardant les dégâts causés sur son tee-shirt. C’est que… j’angoisse tellement pour Azalée depuis que…
Elle s’interrompt en observant Niels avec méfiance : il n’a rien promis.
— Ax’, t’peux tout m’dire, j’te jug’rai jamais et j’t’y jure qu’ça s’ra t’jours s’cret !
Elle ne répond pas immédiatement, hésitante.
— OK… cède-t-elle enfin.
Elle ouvre et ferme la bouche à plusieurs reprises, ne sachant par où commencer. Il attend calmement, malgré son impatience, pour ne pas la brusquer
— J’ai peur que… qu’Azalée… Comment annoncer ça… Non, je peux pas révéler ça… Fais comme si j’étais jamais venue te voir pour discuter de ça !
Elle part en courant, et sa fuite rappelle à Niels celle d’Azalée avant les cours du matin. Il meurt d’envie de courir après Axelle pour découvrir de quoi il retourne et ce qui l’effraie tant concernant Azalée, mais il ne le fait pas : s’il la braque, Axelle ne lui fera jamais confiance, et il ne saura jamais la vérité.
L’air triste et inquiet, il rouvre la portière côté passager d’un coup de pied, jette négligemment le sac posé sur le siège avant sur la banquette arrière et s’assoit pour attendre sa mère.
Les minutes s’égrènent et Niels, las de patienter et perturbé par sa discussion éphémère avec Axelle, se débarrasse de ses chaussures et étend ses pieds sur le tableau de bord, jambes écartées, puis il se concentre sur son téléphone, lisant attentivement les captures d’écran qu’il a prises sur le téléphone d’Axelle pendant la récréation du matin, déterminé.
Il serre son téléphone si fort qu’il a mal aux doigts. Mais le plus douloureux, c’est la façon dont son cœur se déchire à chaque horreur proférée à l’encontre d’Azalée. Elle a déjà bouleversé sa vie et s’est ancrée dans son cœur si profondément qu’il est détruit quand on s’en prend à elle comme si l’on s’attaquait à lui directement.
Il note dans un coin de sa mémoire les noms de chaque détracteur d’Azalée : ils ne resteront pas impunis, il fera tout pour obtenir justice pour Azalée, avant qu’elle n’en vienne au même point que Zachée !
Avec la sensation d’avoir un parpaing dans l’estomac et des ronces dans la gorge, il ouvre enfin la vidéo qu’il a visualisée le matin, se demandant comment il va s’y prendre pour remettre Azora à sa place sans blesser Azalée.
Ensuite, d’un geste fébrile et hésitant, il se rend sur le profil Facebook d’Azalée. La photo de profil la montre se cachant de l’objectif avec sa main tendue, apparemment prise par surprise. La photo de couverture est le perroquet dont lui et Caroline ont vu la peinture la veille. Il sourit en caressant l’image tendrement.
Puis sont front de plisse de contrariété : il vient de voir son nom d’utilisateur… Azalée Léphant. Il repense au journal d’intime d’Azalée qu’il a ramassé la veille et aux terribles mots écrits sur la couverture au blanco : Journal d’une moins que rien. Cela le désole : elle se hait autant que les autres la haïssent, et même bien plus !
Une fois de plus, il se fait la promesse que désormais il vivra pour elle. Rien que pour elle. Pour son bonheur. Pour sa dignité. Pour son amour d’elle-même. Si seulement elle s’ouvrait à lui, elle s’offrirait alors en même temps tout ça ! Il irait même lui cueillir la lune, les étoiles et le soleil si elle le lui demandait ! Il lui offrirait tout ! Absolument tout ! Même si elle ne lui demandait rien, d’ailleurs ! La seule chose qu’il refuserait de lui offrir, c’est la solitude pour se morfondre dans son malheur, son désespoir et sa douleur ! Maintenant et pour toujours, il serait sa force, sa rage de vaincre, sa repartie, sa lumière dans l’obscurité, le Yang de son Yin ! Il deviendrait son monde ! Il se jetterait corps et âme dans sa mission : faire en sorte que jamais plus elle ne souffre, physiquement ou mentalement ! faire en sorte qu’elle ne ressente plus jamais ni remords ni regrets ! faire en sorte qu’elle s’aime comme elle aime le monde qui l’entoure et les gens qui le peuplent !
— Aime-moi rien qu’un peu et j’t’offrirai l’monde, ma Chouquette… chuchote-t-il en caressant la photo de profil d’Azalée. J’suis ton phare dans la nuit…
Une flopée de larmes dévale ses joues creuses. Il ne les essuie pas, les poings serrés de fureur et de détermination mêlées.
— J’suis ton phare dans la nuit ! répète-t-il avec conviction, refusant de se laisser abattre et d’abandonner Azalée dans le gouffre profond dans lequel les autres l’ont poussée et dans lequel elle a décidé de rester allongée en attendant la terrible fatalité.
Cette fois, son doigt n’est plus tremblant lorsqu’il clique sur l’écran pour la demander en amie sur Facebook.
— J’suis ton phare dans la nuit, p’teh, j’suis ton phare dans la nuit et tu es ma Chouquette rien qu’à moi !
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