LE GARCON QUI NE PARLAIT PAS

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3.

LE GARCON QUI NE PARLAIT PAS

 

L’étonnante madame Sylvia était plus que satisfaite de pouvoir, enfin, réinvestir ses cuisines. Elles n’étaient pas à proprement parler sa propriété, mais quiconque fréquentait régulièrement le Château de la Lyre Dorée savait qu’elle y était maîtresse. L’espagnole brune à la forte carrure et la poitrine plus que généreuse y donnait des consignes très strictes que personne n’osait remettre en question, pas même le vieux Noé, qui en sa position de maître d’hommes n’avait pourtant pas à lui rendre des comptes. Cette satisfaction, Juliette la perçut à l’instant même où elle pénétra dans la pièce, avec une timidité accoutumée.

-         Ah, Juliette, se réjouit madame Sylvia avec un léger accent hispanique, je me demandais si vous daigneriez venir travailler ! Je commençais à m’imaginer que vous étiez encore clouée au lit avec l’un de ces maux que seuls les jeunes ont la fierté de porter.

Juliette lui adressa un sourire poli, mais crispé. Elle n’était pas tout à fait sûre de comprendre où sa patronne voulait en venir, mais préféra la laisser continuer. D’expérience, elle savait qu’elle ne tarderait pas à en savoir plus. C’était un jugement habile de sa part puisque, alors qu’elle accrochait sa veste en tissu jacquard sur le porte-manteau réservé au personnel, madame Sylvia poursuivit :

- Je me demande bien ce que votre génération recherche, enfin de compte. L’auto-destruction ? Oui, je sais, cela semble un peu fort, pourtant c’est vers cela que vous allez tous. Quel autre but l’ingurgitation d’alcool à outrance et les orgies cela poursuivrait-il ? Vous autres les jeunes, vous êtes malades. De quoi, je n’en sais rien, mais malades c’est sûr ! Juliette, apportez-moi le saut de pomme de terre s’il-vous-plaît. Oui, celui-là. Je disais donc..?

- Vous disiez que ma génération était malade, fit Juliette d’un ton vague qui ne cachait  pas sa fatigue.

- Oui, c’est cela ! Malade. Remarquez... à mon époque, nous n’étions pas tous des anges non plus. Je me souviendrais toujours de ce jeune garçon, Sergio quelque chose, qui avait dérobé la moto de son père et s’était enfuit avec cette idiote de Sophia Rimenez. Oh, ça... il était beau garçon, il ne manquait pas de qualités, je vous prie de me croire, mais c’était un coureur de jupon, en tant que femmes on apprend vite à les reconnaître ces types-là. Quoiqu’il en soit, Sergio et Sophia avaient disparu pendant plus d’un mois. Ils n’étaient ni en cours, ni auprès de leur famille. A leur retour, nous avions appris qu’ils avaient « pris des vacances en France », ce sont leurs propres termes. Tu m’étonnes ! Ma pauvre Juliette, vous pensez bien, Sophia est revenue enceinte, naturellement. Autant vous dire que Sergio s’est pris une sacrée raclée par son père. A cette époque, ces choses-là ne se faisaient pas.

Tout en écoutant vaguement la cuisinière, Juliette prit soin d’attacher ses longs cheveux roux en queue de cheval et attrapa son tablier blanc qu’elle trouva jeté sur le bar. Sylvia épluchait les pommes de terre une à une, avec la rapidité que tout le monde lui connaissait, mais ne prêtait guère attention à son assistante. Profitant de ce moment, la jeune fille s’approcha avec lenteur du grand miroir situé au-dessus de la cheminée et se figea devant son propre reflet.

- Mais cela n’a rien à voir, n’est-ce pas ? continuait madame Sylvia. C’était par amour, ça oui. Mais l’alcool... non, cela n’a rien à voir. L’alcool ne mène nulle part et malheureusement... on voit bien ce que cela donne ! Franchement, qui aurait pu penser que cela pouvait même toucher des gens comme Monsieur et Madame.

- Que voulez-vous dire ? murmura Juliette en détournant son regard vers elle.

- Voyons, ma petite, je parle de monsieur Anatole bien entendu.

- Anatole boit ? La voix de Juliette était à demi étranglée.

- Buvait. Monsieur Anatole buvait, oui. Ce sont ces messieurs les inspecteurs qui le disent. Ils ont retrouvé les débris d’une bouteille de Martini, juste là, au pied de la cheminée.

Les yeux de la jeune fille descendirent jusqu’au sol.

- Mais il n’y a rien !

- Heureusement qu’il n’y a plus rien ! s’étonna madame Sylvia, ces messieurs m’ont empêché de venir travailler dans MES cuisines pendant trois longs jours ! Non seulement la pièce était totalement en désordre lorsqu’ils sont arrivés, mais en plus ils ont fait venir toute une panoplie de macaques plus maladroits les uns que les autres : des policiers, des photographes, des médecins, des spécialistes-de-je-ne-sais-quoi... Alors je leur ai dit, oui, je leur ai dit : « Vous avez intérêt à me nettoyer correctement tout ce bazar, c’est bien le minimum que vous puissiez faire ! ». Je ne suis pas totalement stupide !

- Mais vous y croyez, vous ? La voix de Juliette se fit plus hésitante. Je veux dire... Je n’ai jamais vu Anatole prendre un verre.

- Il le cachait ! affirma madame Sylvia avec une certitude non dissimulée. Comme ils le font tous ! Croyez-moi, ma petite, les alcoolos, c’est pas beau à voir et la plupart du temps ils en ont honte. Alors pour quelqu’un d’aussi important et bien séant que ne l’était monsieur Anatole...

En entendant ces mots, Juliette lança avec violence son tablier au sol, qui claqua contre les dalles en pierre.

- Arrêtez de parler de lui au passé ! Arrêtez ! On ne sait pas où il est, il a sûrement des problèmes et vous parlez tous de lui comme s’il était mort !

Juliette ne prit pas la peine de prendre sa veste lorsqu’elle disparut en courant des cuisines.

 

*

- Voilà tu sais tout, grommela madame Sylvia à l’adresse du vieux Noé lorsqu’il vint demander des explications. Je ne comprends pas ce qui lui a pris, si tu veux mon avis, elle a besoin de vacances cette petite.

Noé était un homme d’une soixantaine d’années dont l’apparence rappelait celle d’un hibou. En premier lieu, il avait de très gros sourcils grisonnant et à cela venait s’ajouter deux yeux très grands ouverts dont il avait coutume de dire qu’ils lui permettaient de mieux surveiller ses hommes. Il se tenait toujours droit comme un piquet et avait la manie de toujours mettre ses mains dans son dos. Cette fois-ci cependant, ces dernières étaient occupées. Faisant tournoyer la petite cuillère en argent dans son café noir afin de facilité la dissolution du sucre, Noé rétorqua :

- Voyons, Sylvia. Tu ne vas pas me dire que tu l’ignores.

- Que je l’ignore ? Ca oui, il doit en avoir des choses que j’ignore ! A commencer par ce qui se passe là-haut. On ne me dit jamais rien à moi, alors il ne faut pas s’en étonner. Pourtant, je suis une femme de confiance et discrète, qui plus est !

- Oui, cela va s’en dire... répondit Noé qui ne voulait pas paraître impoli. Quoiqu’il en soit, je pense qu’il serait souhaitable que tu fasses attention aux commentaires que tu peux faire concernant... eh bien... ce qui s’est passé, lorsque Juliette est dans les parages.

- Ah oui ? Et pourquoi ferais-je cela ? Je ne suis pas du genre à avoir la langue dans ma poche !

- Ca non, les interrompit la nourrice d’Armand qui venait de faire son entrée, un sac à la main. On ne peut pas vous faire taire, pas un seul instant ! Cela nous ferait du bien à tous, pourtant, si vous pouviez cesser de jacasser.

- Mademoiselle Clara, la salua Noé en penchant la tête d’un air révérencieux. Comment va le petit Armand ?

- Toujours pareil, pas un mot. Cela fait pourtant quatre jours maintenant.

L’air particulièrement ennuyée, la nourrice contourna le bar et, passant derrière madame Sylvia en lui adressant un petit sourire qui se voulait provoquant, ouvrit l’un des nombreux placards pour en sortir un verre. Elle alla tirer de l’eau fraîche au robinet de l’un des trois éviers.

- Je suis fatiguée, lâcha-t-elle d’un ton las après avoir pris une gorgée.

- Cette situation est des plus déplaisante en effet, lui concéda le vieux Noé.

- La situation oui, mais ce psychologue à la noix l’est encore plus !

Clara but le reste de son verre d’une traite et tira de l’eau de nouveau. Prenant une voix volontairement agaçante et pleine de manière, elle illustra ses propos :

- Il serait préférable de ne plus faire cela, mademoiselle Clara. Pouvez-vous ouvrir les rideaux, mademoiselle Clara ? Cela ne convient pas à un garçon qui a subi un tel traumatisme, mademoiselle Clara ! Je suis psychologue, et il me semble que je suis mieux placé que vous pour savoir ce qu’il convient de faire, mademoiselle Clara. Je suis un pète-cul et j’aime m’auto-féliciter parce que j’ai un complexe d’infériorité que je tiens d’un amour non avoué pour ma propre mère, mademoiselle Clara.

Clara se mit à rire à sa propre plaisanterie et vola par la même un sourire à madame Sylvia. Noé ne broncha pas.

- Les hommes de sciences manquent souvent, en effet, de tact, fit-il.

- Si la situation n’était pas ce qu’elle est, rétorqua vivement la nourrice, je dirais à monsieur et madame ma façon de penser concernant cet énergumène.

- Faites-le donc, conseilla madame Sylvia en déplaçant bruyamment des casseroles. On ne dit rien et puis après...

- Après... quoi ? interrogea Noé.

- Eh bien... je n’sais pas moi !

- L’important, reprit le maître d’hommes, c’est que monsieur Armand retrouve la parole. Un enfant qui n’arrive plus à dire un mot, c’est quelque chose de très inquiétant. Sans compter qu’il est selon la police un très probablement témoin.

- Très probable ? pouffa Clara. Il s’agit d’une certitude, pas d’une probabilité. Un jeune garçon ne devient pas aphone sans raison et avec la disparition de son frère, il n’y a pas de hasard.

- Il y a probablement du vrai dans ce que vous dite, accorda le vieux Noé.

- La police n’a-t-elle pas essayé de... je ne sais pas moi... le faire écrire ? Cela me semble être le minimum, s’il ne sait plus parler, il n’a tout de même pas oublié tout ce qu’il a appris ces dernières années, si ? Si vous voulez mon avis, ces inspecteurs sont des incapables. C’est tout. Si vous aviez vu ce qu’ils avaient fait de mes cuisines !

- Ils ont essayé, murmura Clara. Madame a essayé, j’ai essayé...

Elle reprit une voix plus intelligible :

- Mais il n’y a rien à faire. De même que pour le dessin ou du simple « oui-non ». Non seulement il ne dit plus rien, mais il refuse également de faire quoique ce soit d’autre que de s’accrocher au bras des gens. Ca, oui, ça il le fait ! Et gare à vous si vous essayez de le faire lâcher, il hurle. Ce n’est ni la peine de penser pouvoir le laisser seul, ni d’éteindre la lumière.

- C’est donc pour cela qu’il dort dans la chambre de ses parents, songea Noé. Remarquez, cela se comprend.

- Si vous voulez mon avis, commenta madame Sylvia sans réellement se soucier de savoir si c’était le cas ou non, ce que j’en dis c’est que si le garçon hurle, alors il a encore de la voix. Je ne vois pas pourquoi il ne parlerait plus. C’est un petit caprice, voilà tout.

Clara hocha de la tête :

- Pour une fois, je suis bien d’accord avec vous, madame Sylvia. Si ce n’est que je doute que ce soit un caprice. Il a dû voir quelque chose... d’horrible. De monstrueux. D’inconcevable pour un enfant si jeune.

- Vous pensez à un meurtre ? s’affola la cuisinière, posant sa main sur sa gorge.

- Moi, je ne pense rien. Ce ne sont pas mes histoires et d’ailleurs, c’est le travail de la police.

- Mais s’il s’agit d’un meurtre, que faites-vous de la bouteille d’alcool ? Et le corps ? Où est le corps ?

- Je vous ai dit que je ne pensais rien !

- La police avait plutôt l’air de pencher pour le suicide. Un enfant alcoolique qui subit trop de pression et qui...

Madame Sylvia préféra ne pas terminer sa phrase.

- Comme l’a dit mademoiselle Clara, ce ne sont pas nos affaires, conclut le vieux Noé espérant mettre un terme à la conversation qui le mettait de plus en plus mal à l’aise, alors n’en parlons plus et tâchons de faire de notre mieux pour accompagner monsieur et madame dans cette épreuve.

- Je n’ai pas besoin de vous pour savoir cela, grommela la cuisinière.

- Alors vous feriez mieux de vous inquiéter pour Juliette, fit remarquer la nourrice dont le regard venait de se poser sur le tablier qui gisait par terre.

- Juliette ? Pourquoi encore ?! Qu’est-ce que vous avez tous avec cette jeune fille ?

Clara adressa un regard à demi amusé au vieux Noé, puis posa délicatement son verre au bord de l’évier contre lequel elle s’était adossée. Elle prit un plaisir certain à annoncer la nouvelle à la cuisinière :

- Votre petite Juliette avait un faible pour Anatole. La petite domestique qui s’éprend du riche héritier. Un classique.

- Juliette ? Ma Juliette ? Ne dites pas de sottise !

- Tiens donc, c’est votre Juliette maintenant ? demanda la nourrice d’un air malicieux. Cela vous attendrirait-il ? Il y a de cela même pas une semaine c’était « la gamine ».

Le teint de l’espagnole vira soudain au rouge et, attrapant le premier plat qui se présentait à elle, elle tourna le dos aux deux autres et fit mine de se remettre au travail.

 

*

A l’étage, dans la chambre des Bourg-Ravage avait lieu un curieux balai. Sous le regard voilé de larmes d’Anaïs Bourg-Ravage se succédaient une panoplie de médecins et spécialistes en tout genre : hommes, femmes, étranges, sympathiques, durs, moches, stricts, puant ou à l’odeur de rose. Tous et toutes tentaient de trouver le moyen le plus adéquat de rendre la parole à Armand, mais en vain. La plupart d’entre eux s’accordaient à dire qu’il fallait du temps. Cependant, si attendre semblait être la seule solution, Anaïs ne pouvait se le permettre : la police lui avait expliqué qu’il était primordial de retrouver Anatole au plus vite pour espérer le revoir vivant. Armand savait quelque chose, elle en était certaine, alors comment pouvait-elle faire preuve de patience d’un côté et se précipiter de l’autre ? C’était là une situation des plus injustes, impossibles et destructrices. Parfois, Anaïs se surprenait à vouloir secouer son propre enfant dans tous les sens afin de lui faire cracher le morceau. Mais elle ne le pouvait pas, alors elle pleurait.

Etait-elle une mauvaise mère ? Son fils aîné s’était volatilisé et son benjamin ne daignait même plus lui adresser la parole. Pas plus qu’à quiconque. Elle était au bord du désespoir et terriblement seule dans sa souffrance. Son mari tentait de faire bonne figure et ne se mêlait pas de cela, car un Bourg-Ravage ne pouvait pas perdre la face. Pourtant, si la disparition brutale et inexpliquée d’Anatole était un problème pour ses affaires, il était probable qu’elle soit également une douleur pour son coeur. C’était son fils, après tout.

 

En vérité, personne n’aurait pu deviner où se trouvait Anatole Bourg-Ravage en ces instants.

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