LE SORT DES MORTS

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4.

LE SORT DES MORTS

 

En un tout autre lieu et bien loin des agitations du Domaine de la Lyre Dorée, une brume blanche flottait avec légèreté au-dessus des racines apparente d’un vieux cerisier décharné. Elle venait caresser les quelques brindilles d’herbes, qui avaient percé une terre grise et si peu fertile, au rythme d’une brise qui se faisait timide et hésitante. Une araignée était descendue un peu plus tôt de sa toile, afin d’explorer les environs, et avançait à tâtons parmi les feuilles d’arbres rougies de l’automne, qui n’avaient à ses yeux cette nuit-là que l’apparence d’obstacles sombres. En vérité, l’arachnide n’espérait pas trouver grand-chose, car il n’y avait en ces lieux qu’une étonnante banalité qui rendait sa vie ennuyeusement médiocre. Par un curieux hasard, ce fut précisément à l’instant où elle entreprit de faire demi-tour, abandonnant l’idée de vivre de merveilleuses aventures, que l’inhabituel se produisit.

Une main humaine bondit du sol sans crier gare, retournant à son sursaut un tas de terre qui manqua d’écraser l’insecte. Face au danger, celui-ci déguerpit aussi vite qu’il le put, bien moins téméraire qu’il ne l’avait envisagé. Ce fut à ne pas en douter une sage décision, car bientôt un corps tout entier émergea des entrailles de l’enfer, s’appuyant sur la surface environnante pour s’extirper de sa prison maudite. Lorsqu’enfin, il parvint à tirer sa dernière jambe de là, le revenant roula sur son côté gauche et laissa s’échapper une violente quinte de toux. Un filet de bave s’échappa de sa bouche et l’homme estima qu’il serait chanceux de s’en tenir à cela alors que les tiraillements de son estomac lui donnaient envie de rendre. Aussi étrange cela puisse paraître, l’intéressé ne parvenait pas à mettre une image sur les aliments qu’il risquait de mettre sur le tapis à tout instant. A quand remontait son dernier repas ? D’ailleurs, avait-il seulement déjà mangé un jour ? N’avoir aucune certitude à ce sujet, mais si mal au ventre, le contraria beaucoup.   

L’homme se laissa tomber sur le dos, attendant que son rythme cardiaque ralentisse quelque peu. Il prit de profondes inspirations par le nez, qu’il souffla ensuite par la bouche, mais les exercices de relaxations habituels ne suffisaient pas à calmer les images qu’il avait en tête. Il avait encore le goût amer de la terre dans sa bouche et se rappelait l’horreur de son réveil difficile. Devoir gratter dans l’obscurité avec l’espoir de se frayer un chemin et de trouver, enfin, la liberté, avait été une expérience dont il ne mesurait pas encore toute la portée traumatique.

Les jambes endolories par une position trop longtemps imposée, l’homme se mit debout avec difficulté, utilisant la proximité du cerisier comme le plus indispensable des soutiens. L’exercice s’était avéré plus compliqué qu’espéré, car sa cheville droite n’était pas seulement rigide : le moindre appui sur celle-ci était suffisamment douloureux pour le faire gémir ou grimacer. Son premier essai s’était soldé par une chute, le second fut plus concluant et il put prendre le temps de scruter les alentours. Ni la brume, ni la nuit ne daignèrent lui accorder le moindre répit, fort heureusement la lune qui s’était elle aussi invitée éclairait les lieux de sa robe argentée.

 

« Un cimetière… murmura l’homme d’une voix à demi étouffée par son essoufflement.  C’est un… putain de cimetière. »

 

Devant lui se dressaient en effet les ombres de croix grossièrement taillées, élevées à un peu plus d’un mètre du sol. Elles avaient été alignées les unes à côté des autres, comme on pouvait le faire dans n’importe quel endroit de ce genre, mais leur irrégularité formelle donnait à l’ensemble une apparence chaotique. L’homme mit ses mains devant lui, comme s’il tentait d’y percevoir quelque chose malgré l’obscurité.

Pourquoi avait-on souhaité l’enterrer vivant ? L’avait-il à ce point mérité ? Non. Il s’agissait d’une fausse question : qu’il eut fait quelque chose de grave ou non, c’était là une punition bien trop cruelle pour être justifiée.  Quelqu’un avait voulu purement et simplement l’éliminer. 

 

Au travers de la brume, l’homme avait distingué un petit muret en pierre qu’il avait interprété comme un premier indice pour trouver de l’aide. La plupart du temps, les vivants n’aimaient pas se mélanger aux morts : ils respectaient leurs défunts le temps d’une courte cérémonie, puis ils faisaient leur maximum pour s’en éloigner, à commencer par séparer le cimetière de leur lieu de vie.

Après avoir fait les poches de son pantalon en toile, le revenant n’avait pu obtenir qu’un morceau de papier, un vieux chiffon à la puanteur surprenante et deux allumettes dont il ne possédait pas la boite.  Pour cette raison, il dût s’avancer dans l’obscurité avec la prudence nécessaire pour ne pas tomber et le rythme imposé par sa blessure.

Après avoir rejoint et longé le muret, il parvint à trouver la sortie du cimetière qui donnait sur un petit sentier de terre. Sans aucune forme d’hésitation, il s’engagea sur celui-ci afin de s’éloigner le plus possible de cet endroit morbide.

 

*

            Le blessé progressait depuis plus d’une heure, tourmenté par une crise de paranoïa qui lui faisait voir des ombres menaçantes tout autour de lui et par quelques pousses d’orties mal placées. Soudain, il vit se découper au-delà de la brume un petit cabanon placé en bordure de chemin. Ce dernier semblait en bois et ses murs supportaient une toiture dont on devinait les tuiles. Il était surplombé par l’ombre d’une grande cheminée qui le dominait. Installé entre deux silhouettes d’arbres, le bâtiment avait l’allure d’un pied à terre et l’homme doutait que quelqu’un puisse véritablement habiter là. Pour autant, il n’avait plus la force de continuer et décida de s’y abriter pour s’y reposer.

Il poussa non sans difficulté la lourde porte en bois qui lui fit obstacle. Elle se plia à sa volonté dans un strident grincement et il en franchit le seuil, dans un râle de douleur. Il éprouvait de plus en plus de difficulté à se mouvoir, si bien que lorsque ses pieds heurtèrent un tapis de sol, il trébucha. L’homme tenta de se rattraper à quelque chose qu’il n’identifia pas très bien, mais l’objet le suivit dans sa chute et le blessé s’écrasa dans un grand vacarme en même temps qu’une série d’affaires. Le sol, douloureux, était particulièrement dur et froid, ce qui lui laissa penser qu’il était en pierre.  Au bout du compte, cet incident fut de trop et il versa une larme de désespoir.

            Il avait été enterré vivant, était blessé, s’était trainé dans la pénombre sans même savoir où il était et voilà, désormais, qu’il devait subir l’humiliation de ne plus avoir la force de se débrouiller seul. Etait-il possible qu’un dieu cherche à le punir ?

 Finalement, la mort véritable était peut-être peu de chose.

 

-         Qui va là ? demanda soudain une voix rauque qui vint résonner dans toute la pièce.

            Abattu par ses faiblesses, le blessé s’agita dans l’espoir de pouvoir se relever. De toute évidence, il avait eu tort de penser qu’il n’y aurait personne.

-         Il ne faut pas, Cricri ! chuchota une femme dont le ton révélait de l’inquiétude.

-         Ne t’en fais pas, répliqua l’homme d’une voix toute aussi basse, je gère parfaitement la situation.

-         Mais Cricri, attends ! Et si c’était l’un d’eux ?

-         Certainement pas, c’est un de ces satanés gamins Wincost !

 Et il éleva la voix en direction du blessé :

-         Montrez-vous tout de suite, garnements. Je sais que vous êtes là !

Le blessé s’en voulut d’avoir pu faire preuve d’autant de naïveté en pensant trouver refuge : pris pour un voleur, il était maintenant fait comme un rat. Malgré les tentatives de l’homme à la voix rauque pour la rassurer, la femme continua, tâchant de se faire la plus discrète possible :

-         Mais comment ils auraient ouvert la porte ?

-          J’en sais rien, ma puce… Plus tard, d’accord ?

 

Il y eut du mouvement, quelque part sur la droite et un inquiétant déclic. Le blessé, qui s’imaginait déjà avec une belle entre les deux yeux, tenta tant bien que mal de s’échapper de là, mais il ne parvenait pas à se relever. Lui qui avait songé à la mort durant une fraction de seconde allait devoir le payer ; quitter la tombe pour y retourner aussitôt était un bien triste destin.

Dans le noir, le blessé éprouvait des difficultés à identifier la position de ses adversaires, alors que des bruits de pas lui indiquait que l’on descendait des escaliers. Dans la précipitation et avant qu’un drame ne survienne, il voulut hurler son identité, mais il fut surpris de constater que rien ne lui venait à l’esprit. Effaré devant ce constat, le son de sa voix se mua en une nouvelle toux qui lui irrita la gorge. Une lumière approchait et, grâce à elle, il commença à distinguer autour de lui les silhouettes de paniers en osier renversés, au milieu desquels se trouvait un outil de travail aux allures d’arme tranchante. Il tendit le bras pour l’attraper, mais sans réussite : l’objet était hors de sa portée.

Epuisé, il ferma les yeux pour trouver un semblant de répit.

Comment avait-il pu oublier son propre prénom ? Qui était-il ? Pourquoi était-il là ?  Que lui était-il arrivé ? Dans quel foutu bazar s’était-il fourré ? S’en était trop pour une seule nuit.

 

-         Anatole ?! s’exclama soudain l’homme qui semblait tout proche.

 

De toute évidence, un troisième individu venait de surprendre le propriétaire du cabanon, alors qu’il s’apprêtait à venir le déloger. C’était peut-être pour lui une chance de salut : il tendit l’oreille dans l’espoir de percevoir une opportunité de fuir, à supposer que ses jambes le lui permettent, ou de bondir sur l’étrange couteau au moment où on l’attaquerait.  L’autre homme gardait le silence.

-         Anatole, c’est vraiment toi ? reprit l’habitant du cabanon avec le même étonnement.

-         Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama la femme au loin.

-         Je crois que c’est Anatole, mais je n’en suis pas tout à fait sûr…

Quelqu’un fit tomber quelque chose de lourd sur le sol, puis le rythme répété de pas dévalant les escaliers à grande allure se fit de nouveau entendre. Une présence surgit dans la pièce avec vivacité.

-         Qu’est-ce que tu racontes ! pesta la femme désormais aussi proche que l’homme. Tu sais bien qu’Anatole est… Oh, mon dieu ! Comment est-ce possible ?

-         Je l’ignore…

De manière inattendue, le blessé put entendre la femme éclater en de violents sanglots.

-          C’est… ignoble de faire ça ! protesta-t-elle avec un dégoût non dissimulé. Oh, Cricri ! Pourquoi l’amener chez nous, comme ça ?

-         Léa… Tu sais je…

Mais l’homme s’interrompit soudain.

-         Léa ! Léa, je crois qu’il respire !

La femme manqua de s’étrangler dans ses sanglots lorsqu’elle répliqua :

-         Ne sois pas stupide ! Mon dieu… et à seulement deux jours de l’enterrement !

Le cœur du blessé fit un bond en avant et son rythme cardiaque s’accéléra soudain. L’enterrement ? Etait-il possible qu’ils soient en train de parler de lui ? Il s’était réveillé sous terre, peut-être avait-il eu droit à une cérémonie ?

-         Léa, je t’assure, je l’ai entendu tousser tout à l’heure et… il respire, je l’entends !

Lorsqu’il sentit une poigne ferme le saisir par l’épaule pour le retourner, le revenant eut la confirmation qu’il n’y avait jamais eu d’autre homme. Soulevant ses lourdes paupières malgré la fatigue, il découvrit face à lui un jeune couple. L’homme qui le tenait avait tout d’un bucheron : une épaisse barbe brune et des cheveux mi-longs dissimulaient les traits de son visage dont l’aspect brut ne se devinait qu’à la forme de son nez et au soulignement de ses yeux marrons. Derrière lui, une femme blonde ressemblait à une poupée de porcelaine : d’une blancheur étonnante, elle portait une robe de nuit bleu ciel et était restée un peu en retrait, les deux bras contre sa poitrine et ses mains closes, comme si elle craignait de se casser à tout moment. Seuls les sillons laissées par ses larmes venaient jurer avec la fraicheur de son teint. Tous deux ne devaient pas avoir beaucoup plus qu’une vingtaine d’années. Ils étaient éclairés par une lanterne à l’huile qui avait été posée sur une épaisse table en bois, celle-là même sur laquelle le blessé avait tenté de s’appuyer un peu plus tôt, en vain, pour ne pas tomber. Lorsque l’homme le déplaça pour glisser son bras dans son dos et le mettre assis, il sentit la douleur de sa cheville et fit une large grimace : au même instant, la femme, Léa, fit un « O » avec sa bouche.

-         Nom d’un petit bonhomme, pince-moi, je rêve ! laissait-elle s’échapper avec honte comme s’il eut s’agit d’un juron.

-         Léa, peux-tu aller lui chercher de l’eau ?

-         Oh… oui, bien sûr ! acquiesça-t-elle, l’air désolée de ne pas y avoir pensé.

Elle tourna le dos et s’éloigna, puis revint avec un étrange manteau qu’elle glissa sur ses épaules, avant de sortir du cabanon.

Le blessé essayait tant bien que mal de rester éveillé, mais la peur s’étant dissipée devant l’attitude des deux individus, il se sentait défaillir. A chaque fois qu’il commençait à tourner de l’œil, le bucheron lui tapotait doucement la joue, mais maintenir sa concentration lui demandait un effort considérable.

-         Mais merde, Anatole ! murmura l’homme qui semblait dépassé par les événements. Qu’est-ce qui a bien pu se passer, bon sang ?!

En définitive, les deux individus s’adressaient à lui comme s’ils le connaissaient. Il lui semblait pourtant ne les avoir jamais rencontrés, mais l’absence de souvenirs associée à sa grande faiblesse le rendait particulièrement confus. Il dût rassembler le peu d’énergie qu’il lui restait pour murmurer :

-         Je… suis… Anatole…

-         Oui, je sais. répondit le bucheron, le regard inquiet.

Le blessé lâcha un râle de désespoir et bascula sa tête sur le côté. De toute évidence, l’homme n’avait pas compris qu’il s’agissait d’une question. Il vit, posé sur le sol, un vieux revolver comme il n’en avait jamais vu. Du moins le pensait-il. Lorsque le bucheron l’aida à se remettre droit pour ne pas perdre le contact visuel, le blessé accomplit une novuelle fois l’impossible et articula :  

-         Est-ce que… Anatole… c’est moi ?

Cette fois-ci, il lui sembla voir mis le ton adéquat. A en juger par l’incompréhension affichée sur le visage de son hôte improvisé, cette question fut quelque peu déconcertante.

-         Mais… bien sûr qu’Anatole c’est toi.

Ces mots furent, pour le blessé, un véritable soulagement. Finalement, il avait un prénom et une identité. Cette découverte permit aux tensions de son corps de se relâcher et, cette fois-ci, il sombra.

 

Anatole…

 

Cela lui allait bien.  

 

*

 

Lorsqu’Anatole reprit ses esprits, la pierre dure du sol s’était transformée en draps doux et soyeux. A ses narines parvenait une douce odeur de plantes qui lui donnait une incroyable sensation de sérénité. Bien au chaud, il était confortablement installé et sa cheville s’était tue. Le sentiment de plénitude qu’il ressentait alors dut se traduire sur son visage, car il perçut soudain des fragments de voix y faisant référence :

-         Comme c’est attachant, de le voir sourire ainsi…

-         Ah oui ? Tu le trouves attachant ? Il est plein de terre…

-         Oh, mon doudou ! Tu es jaloux ? Il est moins attachant que toi, mais il est blessé et dans un piteux état, c’est différent.

-          Eh bien… Moi aussi, je peux me blesser, s’il suffit de cela pour te séduire.

-         Arrête un peu, idiot. Toi, tu n’as plus besoin de me séduire.

Anatole aurait aimé, un court moment, pouvoir confondre l’endroit où il se trouvait avec sa propre chambre, se demander qui étaient ces étranges visiteurs et imaginer que tous ses ennuis n’avaient été qu’un rêve. Malheureusement, il n’avait aucun souvenir de ce à quoi pouvait ressembler sa véritable demeure et le seul lit qu’il connaissait était le carré de terre dans lequel on l’avait lâchement abandonné.  Lorsqu’il daigna ouvrir les paupières pour manifester sa présence, ses pupilles furent confrontées de manière si brutale à la lumière orangée de la pièce qu’il dût détourner le regard le temps de s’y accommoder. Aussitôt, Léa qui l’avait vu faire, se précipita à son chevet et vint poser une main maternelle sur son bras.

-         Doucement, dit-elle. Tu es en sécurité, maintenant.

Il se trouvait dans une chambre minimaliste constituée du petit lit dans lequel il se trouvait, d’un vieux bureau fait main sur lequel avait été posé une étagère du même acabit et sur laquelle l’on avait entreposé de nombreuses boites, quelques livres, ainsi qu’un petit miroir rond aux dorures écaillées.  Enfin, il y avait à sa gauche une table de chevet sur laquelle on avait posé un pichet en terre cuite.

Léa était assise sur la seule chaise en bois présente, tandis que celui qu’elle nommait affectueusement Cricri se tenait dans l’encadrement de la porte. Il y avait un peu partout des bougies qui éclairaient l’endroit. A ne pas en douter, Anatole était toujours dans le cabanon et le jour ne s’était pas encore levé.

-         J’ai… j’ai dormi longtemps ? se risqua-t-il à demander poliment.

-         Diable, non ! répondit Léa du tac-au-tac. Une demie heure, tout au plus. J’avais supposé à tort que tu dormirais pendant trois longs jours, au moins, reprit-elle. Tiens, bois donc un peu d’eau.

Elle attrapa le pichet qui se trouvait à sa portée et lui adressa un sourire de compassion qui parut si sincère qu’Anatole n’y vit pas d’objections. Il avait la gorge incroyablement sèche et s’il avait beaucoup penser à son estomac, il réalisa soudain à quel point il était en manque d’eau. Avec l’aide de la jeune femme, qui ne semblait pas avoir de verre à lui proposer, il prit le temps de se désaltérer, ce qui lui fit le plus grand bien.

-         Merci… souffla-t-il.

Léa inclina la tête avec humilité. Après un court silence, Anatole se remémora :  

-         J’ai fait d’horribles cauchemars.

-         Comme je le comprends.

-         Nous avons prévenu Premier, intervint le bucheron d’un ton un peu moins tendre que son amie. Il devrait arriver d’un moment à l’autre.

Afin de mieux distinguer son interlocuteur, Anatole tenta de se redresser dans le lit, ce qu’il parvint à faire sans mal, à sa grande surprise. Léa recula sa chaise de quelques centimètres. Il n’avait pas compris ce que l’homme venait de dire. Qui avaient-ils prévenus en premier ?

-         Vous avez prévenu..?

-         Premier, confirma-t-il en croisant les bras.

-         Premier ?  

-         Oui, Premier, reprit l’homme qui ne comprenait pas où il voulait en venir.

Anatole baissa le regard. Tandis qu’il cherchait un sens à ce que l’on venait de lui dire, ses yeux se posèrent sur les draps qui l’accueillaient. Il aurait été faux de prétendre qu’il s’agissait de tissus de bonne qualité : le filage était plutôt grossier et l’ensemble très épais, ce qui les rapprochaient plus raisonnablement de gigantesques torchons que de la literie.

      Un son sourd le sauva soudain des divagations de son esprit fatigué. Quelqu’un tambourinait avec insistance à une porte au loin. Le bucheron, qui s’était adossé contre la porte, se redressa d’un coup :

-         Quand on parle du loup… Je descends lui ouvrir.

Il échangea un regard avec Léa qui hocha la tête, puis il disparut. Ses paroles laissèrent supposer à Anatole qu’il se trouvait actuellement à l’étage. Le salon dans lequel il avait été retrouvé à demi inconscient devait donc se situer juste au-dessous de lui. En définitive, le cabanon n’avait rien d’un lieu de passage, mais paraissait constituer la demeure du couple. A cette pensée, Anatole se mordit la lèvre inférieure : il était entré comme un voleur et avait véritablement eut de la chance de tomber sur des hôtes compréhensifs.

-         Je suis désolé… lâcha-t-il avec honte.

Il vit Léa planter son regard dans les siens. Elle le scruta avec vivacité, ses yeux faisant des allers-retours rapides.

-         De quoi tu t’excuses, au juste ? demanda-t-elle incertaine, avec dans la voix une soudaine once de révolte qu’il eut de la peine à comprendre.

Mais il n’eut pas le temps de répondre, car à cet instant précis, un homme déboula brutalement dans la chambre.

En le découvrant, Anatole fut tout de suite frappé par le puissant aura qu’il dégageait. Le nouvel arrivant portait une veste en velours bleue marine et une épaisse écharpe à pois enroulée par-dessus le col de sa chemise blanche, ce qui lui donnait l’allure d’un homme respectable. Mais ce n’était pas là que résidait son charme : tout se passait au niveau de son visage, qui respirait une étonnante sérénité, mêlant virilité et fragilité dans une harmonie parfaite. Anatole n’aurait su l’expliquer, mais l’homme lui inspirait une profonde confiance et lorsque ce dernier lui adressa un large sourire bienveillant, il sentit soudain une pique de timidité l’envahir.

-         Je n’en crois pas mes yeux ! s’exclama l’homme ébahi. C’est donc vrai !

Avant qu’Anatole ne puisse faire quoique ce soit, l’homme s’approcha et, se penchant vers lui, vint lui faire une chaleureuse accolade. Pris au dépourvu, il se contenta de ne pas bouger. Etrangement, cette situation qu’il jugea un court instant comme étant quelque peu gênante finit par lui réchauffer le cœur :  cette générosité humaine était des plus réconfortantes après ce qu’il venait de vivre.

-         J’ai fait aussi vite que j’ai pu. Te retrouver sain et sauf est inespéré, mon ami, murmura l’inconnu.

-         Premier, il faut le laisser respirer !  conseilla Léa, mi amusée, mi autoritaire.

Quand l’homme se résigna enfin à le lâcher, son sourire ravageur ne s’était qu’élargi plus encore.

-         Excuse-moi, Anatole. Mais lorsque l’on est venu me prévenir… Oh, je dois bien avouer que je n’y croyais pas, et pourtant… te voilà !

-         Oui… dit Anatole sans trop savoir quoi répondre. Me voilà…

L’homme, qui se faisait appeler Premier, se mit à rire de bon cœur, comme si la réponse qu’il venait d’apporter avait quelque chose d’hilarant. Il lui tapota amicalement l’épaule et lui dit d’un œil malicieux :

-         On peut dire que tu es un sacré phénomène. Des choses étranges, on en a vu. Mais le coup de la résurrection… je dois bien admettre que c’est une grande première !

-         La vraie question étant de savoir… comment, fit remarquer le bucheron qui avait repris sa place près de la porte.

Léa se leva de sa chaise pour rejoindre son ami et en moins de temps qu’il ne fallut pour y penser, Premier s’y assit à son tour. Il prit le temps de la retourner pour s’y installer à l’envers et croisa ses bras sur le dossier. Se penchant légèrement en avant, il plissa les yeux et fit légèrement pencher sa tête sur le côté.

-         Question pertinente, en effet, concéda-t-il sans le quitter des yeux. Question à laquelle tu vas devoir répondre, Anatole, car demain… tout le monde sera au courant de ton retour.

Tout le monde ?

Anatole observa tour à tour les trois individus. Ils étaient particulièrement gentils avec lui, ce qu’il appréciait au plus haut point, mais il ne comprenait pas le moindre du monde ce qu’ils lui racontaient, chose qui commençait à le mettre mal à l’aise. Lorsqu’il croisa de nouveau le regard rassurant de Premier, il sentit qu’il pouvait parler en toute franchise.

-         Je… ne comprends pas…

-         Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? demanda Premier avec douceur.

Anatole fut hésitant.

-         Ce que… ce que je fais là.

Premier se redressa sur sa chaise, puis il descendit de celle-ci afin de se remettre debout. Détachant les deux boutons qui tenaient sa veste en velours fermée, il fit virevolté le tissu derrière lui comme s’il s’agissait d’une cape.

-         Je vois qu’il est inutile de te distraire en sentiment, constata Premier avec malice. Alors, soit ! Abordons le sujet qui fâche.

Premier alla se placer au pied de lit, à mi-chemin entre Anatole et le couple, et commença à faire quelques allers-retours d’un air songeur, les yeux rivés vers le sol et la main droite portée à son menton. Anatole l’observa en silence.

 La profonde réflexion dans laquelle l’homme s’était plongée ne sembla pas lui amener d’idée lumineuse concernant les mots à employer, raison pour laquelle il finit par lui livrer les choses de manière brute :  

-         Tu étais mort, Anatole.

-         J’ai été enterré vivant… se souvint Anatole en guise de confirmation.

-         Non, corrigea Premier. Non, ce qu’il faut bien que tu comprennes, Anatole, c’est que tu étais véritablement mort.

N’étant pas sûr de comprendre, Anatole lança un regard d’incompréhension à ses deux hôtes. Le bucheron semblait avoir trouvé un intérêt soudain aux lattes du planchers, ce qui lui évitait de croiser son regard.

-         J’ai été à ton enterrement, trembla Léa dont de nouvelles larmes commençaient à faire leur apparition. Tu comprends ? C’est le sort de tous les morts que de…

Elle s’arrêta, hésitante.

-         Mais apparemment tu n’étais pas… je…

Léa ne put terminer sa phrase et s’effondra en larme dans les bras du bucheron qui accueillit sa tête sur l’une de ses épaules. Il lança à Anatole un regard dur. Lui en voulait-il parce qu’elle était triste ou lui reprochait-il d’être revenu ? En somme, cette histoire était ridicule : comment aurait-il pu être mort alors qu’il était là, à discuter avec eux ? Toute cette situation était floue à ses yeux et, pour le moment, Anatole préférait taire la cruelle vérité quant à son handicap.

-         Comment suis-je, heu…

Il eut du mal à employer le terme.

-… mort ? compléta-t-il.

-         Personne ne le sait, se désola Premier. Nous t’avons trouvé sur la place du village. Mort et bel et bien mort. Et… c’est tout. Nous ne savons pas ce qui s’est produit. Ton décès a été… extrêmement soudain et inhabituel.

Il y avait donc un village.

-         Tu ne te souviens de rien ? s’enquit Premier.

-         Je… non, répondit Anatole, à son plus grand regret.

Premier souffla lourdement par le nez. Il était déçu, Anatole le sentait et cela lui fit de la peine. Pourtant, l’homme lui adressa aussitôt un nouveau sourire, comme pour le rassurer, gratifiant le tout d’un clin d’œil complice avant de lui tourner le dos et de s’adresser aux hôtes à voix basse. La pièce était cependant si petite entendit le moindre mot.

-         Et vous dites que vous l’avez trouvé en bas ?

-         Oui, répondit le bucheron, affalé sur le sol… en plein dans l’entrée.

-         Vous n’aviez pas fermé votre porte, comme il est pourtant ordinaire pour vous de le faire ?

-         Il me semble que si… souffla Léa qui semblait elle-même en douter. Je ne vois pas comment nous aurions pu… oublier ça.

Puis, elle reprit plus assurée :

-         Non ! Je l’ai fait. J’en suis certaine.

-         Oui mais, de toute évidence, il est entré, fit remarquer le bucheron. Si nous l’avions fait, comment aurait-il pu.. ?

-         Chris, puisque je te dis que j’en suis certaine !

-         Mais ma puce…

-         Peu importe, coupa Premier qui ne semblait pas vouloir assister à une dispute de ménage, ce n’est pas le plus important à l’heure actuelle. Nous avons un problème bien plus grave que cela.

-         Si les êtres qui nous ont quitté nous revienne, je ne suis pas certaine que l’on puisse qualifier cela de problème ! rétorqua Léa un peu agacée.

-         Les morts meurent toujours pour une bonne raison, Léa, sois en certaine, reprit Premier. Ce n’est jamais bon signe s’ils reviennent… mais je ne parlais pas de cela.

-         A quoi faisais-tu référence ? interrogea le dénommé Chris.

-         Anatole ne se souvient plus de rien.

-         Oui, c’est ce que nous avions cru comprendre…

-         Ne vous méprenez pas dans mes propos. Anatole ne se souvient plus de rien… du tout. Ni de vous, ni de moi.

Et il éleva la voix :

-         N’ai-je pas raison, Anatole ?

Une nouvelle fois, Anatole sentit son pouls s’accélérer. Comment Premier avait-il fait pour le percer ainsi à jour ? Il lui semblait pourtant n’avoir rien dit… Etait-ce son comportement qui avait éveillé ses soupçons ? En y repensant, c’était probablement inévitable, puisqu’il ignorait jusqu’à son identité.

-         Anatole ? demanda Léa avec une pointe d’inquiétude. 

-         Je…

Il ne sut que dire de plus et se contenta de baisser les yeux, l’air honteux. Son silence en disait long et Léa laissa alors s’échapper un petit cri, alors même qu’elle portait une main à sa bouche. Chris, quant à lui, fronça gravement les sourcils et jeta un regard inquiet à Premier. Pourquoi le prenaient-ils ainsi, avec autant de gravité ? Etait-ce sa faute ? Il avait été enterré, peut-être même était-il mort, et il était de nouveau là. En quoi perdre ses souvenirs était-il pire ?

Premier quitta le coin d’où s’étaient élevés des murmures incompréhensibles et il s’approcha de nouveau du convalescent, l’observant d’un œil bienveillant.

-         Allons, allons, ma chère Léa. C’est finalement un bien moindre mal, étant donné les circonstances… Nous venons de récupérer un être cher que nous pensions mort, son absence de mémoire n’est finalement que bien peu de choses.

Et il s’adressa plus particulièrement à Anatole :

-         Cela doit être un moment très pénible pour toi, j’en suis conscient. Tu t’es réveillé au milieu de la nuit, dans ta propre tombe, comme un patient se réveille sur sa table d’opération, et désormais… tout te semble étranger autour de toi. Les gens semblent mieux te connaître que ce que tu ne peux te connaître toi-même. Il y a de quoi devenir fou, n’est-ce pas ?

-         Oui… avoua Anatole.

-         Dans ce cas, reprit Premier en souriant de nouveau, nous ferons tous en sorte que cela ne t’arrive pas. Demain, nous tâcherons de mettre un maximum de chose au clair, mais pour l’heure… il faut que tu manges et que tu te reposes.

Son regard vrilla en direction du couple auquel il adressa un geste de la tête.

-         Je suppose que, pour cette nuit, Léa et Chris ne verront pas d’inconvénients à ce que tu restes chez eux. A moins que je ne m’abuse…

-         Non, tu as tout à fait raison, répondit Léa en adressant un sourire pincé en direction d’Anatole. Chris et moi dormiront en bas.

-         Excellent ! s’exclama Premier d’un air radieux. La journée de demain risque d’être palpitante. Je vous souhaite donc une excellente nuit. 

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