L'ETRANGER
5.
L’ETRANGER
Au petit matin, Anatole se réveilla dans un sursaut brutal, effrayé par l’idée de n’être encore qu’un corps enfouit sur de nombreux centimètres de terre. Fort heureusement, cette crainte s’évapora après quelques secondes d’incertitude : le bond qu’il venait de faire aurait été impossible sous terre.
- Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur.
Un sourire aussi amusé que gêné affiché sur son visage, Léa se tenait debout à son chevet et portait entre ses mains un vieux plateau en argent. Elle avait revêtu une robe blanche en dentelle qui faisait ressortir plus encore la pâleur de son teint et sa chevelure soigneusement apprêtée se terminait en une longue tresse qui descendait jusqu’à sa poitrine. Au bout du trajet dessiné par cette coiffure, Anatole découvrit une tasse, un bol et un morceau de pain.
- Chocolat chaud et un peu de gruau, indiqua Léa voyant qu’il lorgnait dessus. Je ne suis pas la meilleure des cuisinières, mais j’ai pensé que ce serait un peu consistant… Oh, et il y a quelques noix, pour le goût !
- Du gruau ? répéta bêtement Anatole d’un air peu éveillé alors qu’il se frottait durement les yeux.
- Oui… ca ne va pas ? Je peux aller faire autre chose, bien sûr, si tu le souhaite.
La mine déçue, elle tourna soudainement les talons et se dirigea vers la sortie en marmonnant quelques mots :
- Je-savais-bien-que-le-gruau-était-une-mauvaise-idée.
Surpris par la réaction au quart de tour de son hôte, Anatole se redressa précipitamment dans le lit, heurtant maladroitement le mur avec son dos. Il fit un grand signe de la main pour l’arrêter.
- Oh non, c’est très bien, ça ira !
- Vraiment ?
- Oui ! C’est simplement que… j’ai toujours pensé que le gruau était une invention… tu sais, pour les films se passant au moyen-âge, entre autres.
Il laissa s’échapper un rire nerveux qu’il ne put contenir face à l’absurdité de ses propres propos.
- C’est un peu idiot de ma part, j’imagine, avoua-t-il.
Léa l’observa un instant avec un regard étrange. Il ne sut pas très bien si elle avait été rassurée par ses propos ou si elle avait eu pitié de sa bêtise, mais elle revint auprès de lui à pas léger. Sa démarche était féline et il se dit qu’elle était belle. Posant le plateau en argent sur la table de chevet, à côté du pichet d’eau resté pour la nuit, Léa prit place sur la chaise en faisant virevolté la dentelle de sa robe.
- Pas du tout, en fait. C’est un mélange de céréales. Pas toujours des plus appétissant j’en ai bien peur, mais ça existe bel et bien. C’est tout ce que nous avons ce matin.
Bien que plus éphémère et discrète, elle eut de nouveau cette mine désolée qui mettait Anatole si mal à l’aise. Léa semblait avoir à cœur de lui faire plaisir et, en vérité, il trouvait cette position plutôt inconfortable ; pour lui, elle n’était malheureusement qu’une parfaite inconnue.
- Je suis sûr que ce sera excellent, certifia-t-il avec politesse en appuyant le dernier mot.
Pour le commun des mortels, prendre un petit déjeuné était peut-être une action tout à fait banal, mais pour Anatole ce fut une expérience des plus étonnantes : le premier contact de sa langue avec le gruau réveilla une à une ses papilles gustatives dans une explosion de saveurs. L’ensemble était plutôt pâteux, mais les noix amenaient une dimension croquante et un goût au plat qui le ravissait ; il ressentit un plaisir immense à pouvoir enfin mâcher quelque chose. La retenue qu’Anatole s’efforçait de conserver durant les premières minutes de dégustation s’évapora dès lorsqu’il saisit le morceau de pain avec une férocité qu’il ne se connaissait pas.
Il le déchira avec ses dents comme un vulgaire morceau de viande, sous la mine enjouée de Léa qui l’observait sans un mot. Elle avait eu raison quant à la consistance du gruau et Anatole sentit son estomac d’oiseau se remplir, tandis qu’il piaillait de bonheur. Si le pain était incroyablement sec, la jouissance ultime vint de sa première gorgée de chocolat chaud. Il lui semblait ne jamais n’avoir de sa vie bu quelque chose d’aussi merveilleux : il le prit d’une traite et regretta aussitôt de l’avoir déjà terminé. Tandis qu’il observait le fond de sa tasse comme s’il espérait y voir réapparaitre une nouvelle tournée, il sentait la chaleur du liquide se propager à l’intérieur de lui comme un baume capable de soigner tous les mots.
- Je souhaiterais passer toute ma vie avec une tasse de chocolat chaud à la main, signifia-t-il d’un air rêveur.
Cette affirmation fit pouffer Léa de rire, ce qui ramena l’attention d’Anatole sur elle. Son repas terminé – il avait mis bien peu de temps à l’engloutir – il la regarda en silence et elle le lui rendit en le dévisageant en retour. Ils restèrent un instant à se décrire l’un et l’autre par la pensée, comme deux proies cherchant à déterminer si l’être qui leur faisait face était à classer parmi les prédateurs ou les alliés. Au bout du compte, Anatole se risqua à poser la question qu’il avait en tête depuis plusieurs minutes :
- Sommes-nous proches, toi et moi ? Je veux dire… tu es si gentille avec moi.
Elle baissa aussitôt les yeux, comme si elle avait redouté qu’ils en viennent à avoir cette conversation. Elle sembla chercher ses mots, ou bien hésiter à lui répondre, faisant silence. Lorsqu’elle redressa la tête cependant, elle afficha un nouveau sourire ; mais ses yeux, eux, ne souriaient plus.
- Non. Pas vraiment. En fait, nous n’avons eu que très peu l’occasion de nous nous adresser la parole, depuis que tu es arrivé ici.
- Depuis que je suis arrivé ici ? Et pourquoi ?
- Oui. Eh bien, tu sais… Chris et moi nous ne vivons pas vraiment comme vous autres. Ca implique quelques sacrifices. Je ne vois pas beaucoup de monde.
- Comme nous autres ?
- Nous ne vivons pas vraiment au village.
Anatole en avait oublié cette histoire de village, ainsi que la visite de Premier. Il se souvint soudain des indications de ce dernier et d’une soupe aux oignons que lui avait proposé Léa durant la nuit, mais il ne se rappelait pas l’avoir dégusté ; il s’était probablement endormi avant qu’elle soit chaude. Maintenant qu’il avait les idées claires et de la nourriture dans le ventre, il se sentait beaucoup mieux et réalisait le piteux état dans lequel il avait été la veille. Il se souvenait des délires, de la fièvre, des sueurs froides et des blessures, mais pas de sa vie d’avant.
- Je n’ai plus mal à la cheville ! réalisa-t-il, soulevant brutalement les draps du lit.
Il découvrit avec étonnement qu’il portait un curieux pyjama en coton blanc jaunît par le temps et vit que l’on avait grossièrement bandé sa cheville avec de longues feuilles couleur bordeaux, issue d’un végétal qu’il ne connaissait pas, mais dont l’odeur piquante lui parvint immédiatement au nez.
- On ne pouvait pas te mettre au lit plein de terre, se défendit Léa comme si elle avait peur qu’il lui fasse des reproches. Nous t’avons lavé, avant que Premier n’arrive et j’ai soignée ta cheville avec du Rouge-Sang.
Son teint porcelaine vira soudain au rosé et elle rajouta d’un air précipité :
- Mais c’est Chris qui t’a lavé ! Bien entendu… Je n’aurais pas… je veux dire…
Elle préféra se taire. Anatole tenta tant bien que mal d’imaginer l’homme qu’il avait vu durant la nuit lui faire la toilette, mais cela lui paraissait invraisemblable. Il se laissa brutalement retomber sur l’oreiller de plumes.
- Rah ! Il doit me détester.
- Qui ? s’étonna Léa abasourdie. Chris ?
- Oui.
- Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
- Je le vois bien. S’il ne me déteste pas, il ne m’aime pas en tout cas, c’est certain. Ca se voit dans ses yeux. Peut-être n’ai-je pas été correct avec lui ?
Anatole se trouvait lui-même ridicule d’oser poser la question : il était entré chez eux au beau milieu de la nuit sans leur demander leur permission et s’était affalé sur leur tapis, puis dans leur lit. Evidemment qu’il n’avait pas été correct.
- Non tu te trompes. Chris est quelqu’un d’adorable, assura Léa, mais il est d’un naturel méfiant avec les… avec les étrangers. Ils représentent rarement une bonne nouvelle, par ici.
Un étranger. Voilà un mot qui résumait bien tout ce qu’il était, pour eux comme pour lui-même. Cette problématique, qu’il avait un instant mis de côté, ressurgit en lui comme quelque chose de vitale.
*
A dix heure pile, la silhouette d’un homme s’invita à l’horizon du petit sentier qui menait au cabanon. L’observant au travers d’une fenêtre à la facture grossière, Anatole reconnut aussitôt l’allure majestueuse et la démarche sereine de Premier, qui semblait s’aider d’un bâton pour progresser. Le tissu de son long manteau bleu marine virevoltait derrière lui au rythme de ses pas, lui donnant l’apparence d’un prince. En comparaison, Anatole baissa les yeux pour observer la chemise ample et dépareillée qui lui tombait sur les bras. Léa avait eu soin de de mettre à sa disposition d’anciens habits ayant appartenus autrefois à Chris, mais l’homme était bien mieux bâti que lui et il flottait à l’intérieur, lui donnant à son goût l’apparence d’un mendiant. Néanmoins, ni son pyjama jaunit ni ses vêtements terreux de la veille n’auraient pu le rendre plus présentable.
- Le voilà, fit Léa qui s’était approchée elle aussi de la fenêtre. Tu es prêt ?
Anatole acquiesça en silence. Ensemble, ils reculèrent et allèrent se placer au devant de la porte, comme pour accueillir un vieil ami.
L’homme était venu le chercher, afin de l’emmener au village, là où les autres l’attendaient. Anatole ignorait tout d’eux et avait des milliers de question en tête, cependant l’hypersensibilité de Léa l’avait persuadé de ne pas trop la solliciter, car il avait peur que ses mots la blesse par maladresse. Pour le moment, il se contentait donc de suivre les recommandations et les instructions qu’elle lui donnait ; l’heure des réponses viendraient, il le savait.
C’est avec un sourire chaleureux que Premier fit son entrée dans l’habitation, gratifiant Léa d’une chaleureuse accolade avant de répéter l’opération avec Anatole qui dut réprimer son malaise face à cette proximité intimidante.
- J’avais peur d’avoir rêvé, lui avoua l’homme d’un regard malicieux.
- Tu prendras bien un petit quelque chose, Premier ?
- Non merci, Léa, c’est aimable de ta part, mais les autres nous attendent. N’est-ce pas, Anatole ?
Anatole ne sut que dire et se contenta de lui répondre d’un sourire pincé.
- Et Chris ? demanda Léa.
- Il est resté là-bas, pour préparer un peu le terrain.
- Préparer le terrain ? répéta bêtement Anatole.
- Oui. Ce n’est pas tous les jours qu’un mort revient au village et t’introduire brutalement aurait, je pense, été une erreur. Malgré nos efforts, certains ont d’ailleurs toujours peurs et d’autres nous traitent de menteurs. C’est pourquoi il reste important que tu puisses répondre à leurs questions. En attendant, c’est Chris qui s’en chargera.
- Mais… je ne me souviens de rien, comment pourrais-je répondre à leurs questions ?
- J’en ai bien conscience, Anatole, mais il n’y a pas d’inquiétudes à avoir. Lorsqu’ils sont dans l’incompréhension la plus totale face à des circonstances inhabituelles, les gens ont besoin qu’on leur parle d’égal à égal pour se rassurer. Cela compte bien plus que le contenu même du discours. C’est pourquoi, il va être très important que tu leur parles, Anatole. Parle-leur, avec tes mots, parle-leur comme à des frères, et ils cesseront d’avoir peur.
- Comment le pourrais-je ? Je suis le plus terrifié d’entre eux.
- C’est précisément pour cela que ta parole est plus importante que celle de n’importe quel autre.
Et il ajouta avec certitude :
- Tu comprendras le moment venu.
Premier invita Anatole à passer devant lui afin d’emprunter la porte donnant sur l’extérieur. Ce dernier eut un moment d’hésitation, adressant un regard pleins d’incertitudes à Léa. S’il franchissait de nouveau le seuil de ce cabanon, où dormirait-il cette nuit ? La réponse à cette question lui sembla soudain primordiale. Cependant, le sourire bienveillant de son hôte et de son futur guide l’apaisa : cela n’était que le fruit de sa peur de l’inconnu.
- J’espère que nous nous reverrons, Léa.
Et il fit le saut dans l’inconnu qui lui était demandé, disparaissant dans l’encadrement.
*
Sur le chemin parsemé de mousse, Anatole eut le loisir de contempler un paysage rural qui lui paraissait autant familier qu’inconnu. Il voyait se succéder de vastes champs d’herbes sauvages et de chardons qui, bien que bordés de clôtures en bois, semblaient être laissés à l’abandon. La brume qui recouvrait l’horizon au loin contrastait avec la chaleur des rayons du soleil qui venaient effleurer sa peau et il vit ici et là quelques corneilles prendre plaisir à s’y dorer les plumes. Au milieu de ce contraste d’ombres et de lumières, Anatole redécouvrit la joie de pouvoir respirer de l’air pur à plein poumons. A ses côtés, Premier se contentait d’avancer et ne disait pas un mot, comme s’il tenait à respecter cet instant particulier. Ce qu’Anatole avait pris pour un simple bâton s’était avéré être une canne aux finitions fines, dont le pommeau représentait un animal à la gueule ouverte, mais il ne parvint pas à en deviner la nature exacte. Premier ne semblait pourtant pas avoir de difficultés à se mouvoir. Pourquoi l’homme avait-il besoin d’un tel outil ? Etait-ce une réelle nécessité ou une simple question de style ?
Anatole perdit le fil de sa réflexion lorsqu’il aperçut soudain au loin une étonnante colline au dessus de laquelle se dressait au milieu du brouillard un bâtiment isolé. Ce fut le premier signe de civilisation qu’ils croisèrent après avoir quitté le cabanon de Chris et Léa : la bâtisse était noircie paraissait être un fantôme majestueux et mystérieux à la fois, similaire à ces endroits si sombres qu’ils en devenaient dangereusement attrayants. Anatole crut distinguer un haut conduit de cheminée depuis lequel s’échappait une épaisse fumée. Que pouvait-il y avoir là-bas ? songea-t-il. Etait-ce une sorte de manoir hanté par des esprits torturés ?
Premier sembla remarquer sa perplexité et choisit cet instant pour prendre la parole, tandis qu’ils s’engageaient sur un chemin bordé d’un petit muret de pierres :
- J’imagine qu’il y a tout un tas de questions auxquelles tu aimerais que je réponde. Cela viendra, mais pour le moment nous n’avons pas beaucoup de temps. Je te propose donc de m’en poser trois. Trois questions pour t’alléger l’esprit, avant que nous n’arrivions.
Anatole détourna le regard du bâtiment noir, surpris par cette proposition. Il fronça les sourcils, fouillant dans ses propres ressentis afin de trouver le sujet le plus opportun.
- Où sommes-nous exactement, finit-il par demander, et moi, qu’est-ce que je faisais ici ?
Premier laissa s’échapper un petit rire :
- Il me semble que cela constitue deux questions en une seule, n’est-ce pas ?
Il lui tapota l’épaule avec compassion puis, dans un geste démonstratif, traça un cercle fictif autour de lui à l’aide de sa canne :
- Il y a fort longtemps, des britanniques ont débarqués leurs navires non loin d’ici. Ils ont choisi une clairière dégagée et y ont posé les fondations d’un hameau qu’ils ont nommé le hameau de Crossbeard. Avec le temps, ce hameau est devenu village et son nom a perduré.
- Crossbeard ?
- Oui, Léa et Chris ont élu domicile à sa juste extrémité. En ce qui te concerne en revanche, tu as choisi comme la plupart d’entre nous de t’installer un peu plus au centre.
- De m’installer ? J’ai donc… une maison ? Et vous avez parlé de navires, ça veut dire que nous sommes en bord de mer ?
Premier l’observa d’un œil malicieux, l’air amusé.
- Il s’agit de ta seconde et de troisième question ?
Anatole se sentit soudain honteux et il sentit ses joues se réchauffer de gêne.
- Heu… non.
Un court silence tomba tandis qu’Anatole pesait le pour et le contre de chacune de ses interrogations. Il observa un instant l’homme qui l’accompagnait, l’inspectant de bas en haut avant d’oser :
- Et vous ? Qui êtes-vous ?
- Tu peux me tutoyer, lui indiqua Premier. On peut dire que je suis en quelque sorte… le maire de ce village ; bien que nous n’ayons pas une institution de plus ordinaires. Vois-tu, ce village a la particularité d’être isolé du reste du monde et de pouvoir prétendre imposer sa propre organisation, ses propres règles et ses propres modes de vie. C’est une chance et c’est peut-être la raison qui t’as amené à venir vivre ici. Quoiqu’il en soit, c’est moi qui m’assure que tout se passe pour le mieux pour chacun des habitants. Je fais un peu de tout…
L’homme rajouta d’un air un peu plus joueur et légèrement moqueur :
- … y compris raccompagner les morts qui sortent de leur tombe, on dirait.
Il lui adressa un clin d’œil et Anatole se mit à rire. Depuis qu’il s’était trouvé dans ce cimetière, il tentait tant bien que mal de saisir la situation, mais il commençait à comprendre qu’elle était tout aussi étrange pour ceux qui l’avaient vu mort. S’il le trouvait un peu jeune pour être déjà maire, Premier avait le mérite de rester serein et donnait l’impression de savoir ce qu’il faisait. Il avait les épaules solides, à ne pas en douter.
Tandis qu’il cherchait quelle question il allait poser en dernier, Anatole songea naturellement à l’interroger sur son identité, mais il y eut étrangement un souvenir qui vint s’imposer à son esprit.
- Léa a dit que j’étais un étranger pour Chris, songea-t-il. Ne suis-je pourtant pas un habitant du village ? Comme vous tous ?
- Tu l’étais, Anatole, soupira Premier d’un air désolé. Mais ta situation… la situation, est exceptionnelle. Nous t’avons enterré, nous t’avons pleuré et, dans la douleur, nous t’avons dit à dieu un par un. Et puis tu es de nouveau là. En cela, les habitants ne savent plus vraiment qui tu es et même… ce que tu es. D’ailleurs, ne l’ignore-tu pas toi-même ?
- Si… dût-il reconnaitre. Justement à ce propos…
- Nous sommes arrivés, lui indiqua Premier. Tu vois, trois questions.
Devant eux s’était dressée une petite allée étroite et au sol pavé, bordée par de vieilles maisonnettes en pierres grises et aux toitures dépareillées. La ruelle faisait un véritable plongeon vers l’avant, attirant quiconque l’empruntait vers le centre du village et l’absence totale de végétation ainsi que de signe de vie en aurait fait, au goût d’Anatole, un décor de choix pour un western.
- Descendons, lui indiqua Premier en pointant du doigt le seul chemin possible.
Suivant les recommandations de son guide, Anatole progressa avec prudence, le poids de son corps le poussant vers l’avant. Il espérait ne pas avoir à rebrousser chemin, car si Léa s’était bien occupée de lui, il n’avait pas encore retrouvé toutes ses forces et n’était pas sûr d’être capable de gravir une telle pente.
- Il n’y a personne ? s’étonna-t-il à force de ne croiser que des portes closes et des rideaux tirés.
- Ils t’attendent tous. Dois-je te rappeler que tu es notre petite célébrité du jour ?
Anatole sentit un frisson lui parcourir le dos, ne sachant pas très bien s’il s’agissait de timidité ou d’une forme d’excitation à l’idée que de nombreuses personnes puissent attendre sa venue. S’accommodant petit à petit au décor très anglais qui l’entourait, il eut bientôt la certitude de bien connaître cet endroit, sans pour autant pouvoir se le remémorer. La perspective de retrouver son foyer lui décrocha un sourire, jusqu’à ce qu’une pensée plus tourmentée vint le perturber de nouveau.
- Et ceux qui vivent là-haut ? Sur la colline je veux dire… Les gens qui vivent dans la maison toute noire, il y avait encore de fumée… Ils ne pourront pas être là.
Premier s’arrêta soudain de marcher, fixant Anatole d’un œil vif. Il resta un instant à le dévisager, le visage tendu, comme s’il cherchait à voir au travers de sa tête.
- Le Bâtiment Noir tu veux dire ? Non. Ils ne viendront pas.
A cette affirmation, l’homme fit claquer sa canne sur le sol puis, reprenant une attitude avenante en lui adressant un sourire radieux, reprit la route. Cependant, Anatole insista :
- Mais pourquoi ?
- C’est un peu tôt pour te l’expliquer, rétorqua Premier. Disons simplement que ceux qui vivent là-haut ne se soucient que très peu de ce qu’il peut arriver au village.
- Comment ça ? Et qu’est-ce qu’il faudrait m’expliquer ?
Premier se mit à rire et, marquant un nouvel arrêt, posa une main sur chaque épaule d’Anatole en prenant soin de ne pas faire tomber sa canne.
- Ne t’avais-je pas dis seulement trois questions ?
- Ce bâtiment me parait… curieux, avoua Anatole.
- Et il l’est. Ecoute-moi bien, Anatole. Dans cette maison, il s’est passé des choses horribles, des choses que tu ne peux même pas imaginer. Et les gens qui y vivent sont… eh bien… ils ne sont pas recommandables.
Il le regarda d’un air plus soucieux :
- Ce sont des criminels. Ils ont tués des gens, tu comprends ?
Cette révélation fit tressaillir Anatole qui eut un mouvement de recule. La bouche en O, il protesta :
- Mais pourquoi ne vont-ils pas en prison ?
- Parce qu’à l’époque, lorsque mon prédécesseur dirigeait, rien n’a été prouvé quant à leurs crimes. Mais le village a voté leur bannissement, par précaution. Ca a été très dur pour notre communauté, une telle trahison n’était jamais arrivée auparavant.
Anatole baissa les yeux et ne sut que rajouter. Il se sentait soudain honteux d’avoir autant insisté sur le sujet et ressenti l’envie irrépressible de changer de sujet. Son souhait fut exaucé lorsque son guide s’exclama d’un ton moqueur :
- Allons ! Pour l’heure nous avons affaire. Je vais finir par croire que tu essaies de fuir tes amis.
Après s’être remis en marche, ils parvinrent très rapidement au bas de la ruelle, là où elle disparaissait au profit d’une grande place publique en forme de cercle. Elle était entourée de nombreux réverbères et avait en son centre un arbre gigantesque au tronc torsadé et aux feuilles d’un rouge foncé. Anatole n’avait jamais rien vu de tel et l’espèce à laquelle le mastodonte appartenait l’aurait intrigué s’il n’avait été perturbé par la présence d’une trentaine d’hommes et de femmes rassemblés autour de celui-ci qui échangeaient à voix haute comme s’il eut s’agit d’un marché.
- Moi j’te dis qu’c’est pas ça, ça a rin n’a voir ! faisait une bonne femme à chignon.
- Mais bien sûr que si ! lui rétorqua-t-on, il n’y a pas d’autres explications ! Soyez réalistes enfin !
- On va mourir avec vos conneries, beuglait un autre.
- Moi je lui fais confiance ! affirmait encore un individu.
- T’façon, n’verrons bin quand Anatole s’ra là, reprit la femme.
En entendant son nom, Anatole chercha par réflexe à se dissimuler derrière l’un des luminaires. Mais il était trop tard :
- Le voilà ! s’exclama quelqu’un.
Et les regards se braquèrent sur lui.
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