Caverne
Je repris mes esprits à l’entrée d’une grotte creusée à même la paroi d’une haute colline, un feu réconfortant illuminait la pierre grise, me protégeant du vent hurlant. En face de moi, un étrange jeune homme me fixa en souriant. Il m’avait traîné jusque dans cette caverne, m’expliqua-t-il. Je le remerciai.
Il y avait dans ses yeux quelque chose d’énigmatique et de rassurant, ses cheveux blonds et son teint pâle le rendaient sympathique. Je ne parvenais pas à établir de lien entre lui et l’ombre inquiétante qui me poursuivait. Pourtant, j’étais sûr qu’il y en avait un. Par crainte de faire réapparaître cet esprit malveillant, je ne l’évoquai pas, j’étais prêt à parler de tout autre chose face à ce feu hypnotisant. Nous étions dans cette caverne, à l’abri du temps qui passe, et nous avons longuement conversé cette nuit-là.
— Que fais-tu si loin de chez toi ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Je cherchais à savoir où était ma place, répondis-je avec une surprenante franchise, j’avais une attirance morbide pour le vide et la solitude de ce lieu, mais je l’ai assez vite regretté, et il me semblait alors ne plus appartenir à nulle part.
— C’est ce que les hommes ont fait en délimitant leur monde, reprit-il d’un ton solennel. Tu ne devrais pas te poser la question de l’endroit auquel tu appartiens : c’est la terre qui t’appartient.
— Dans ma réalité, on ne possède que des choses superflues. Je ne saurais même pas comment obtenir quelque chose d’aussi précieux qu’un endroit à moi. Je possède bien une maison, du moins ses murs : le sol sur lequel elle est posée est celui de mon pays.
— Un pays ? Ce n’est pas quelque chose qui existe réellement, physiquement. Alors, pourquoi être la propriété de cette chose qui n’a pas de corps réel ?
Ces remarques étaient assez désagréables. Ce garçon paraissait si étranger au genre humain que je voulus lui faire comprendre notre monde le mieux qu’il m’était possible de le faire.
— Parce que, quel qu’il soit, on lui doit la civilisation actuelle. Elle qui me permet d’évoluer avec des gens qui me ressemblent.
— Des gens qui te ressemblent, répéta-t-il comme pour mieux me prendre au mot. Est-ce que tu les aimes bien ces gens qui te ressemblent ?
Sa question me déstabilisa, il arrivait toujours à tourner la discussion dans l’endroit où ma franchise me poussait à me révéler le plus.
— Je ne sais pas vraiment, avouais-je enfin avec un peu de honte, certains d’entre eux, je les aime bien, comme ma femme que j’ai choisie et qui m’a choisi. Parmi notre vaste population, certains individus me fatiguent, comme mes collègues de travail ou bien mon patron, car ils ne s’intéressent qu’à ce que je leur apporte. La plupart de nos rapports sont hypocrites pour rester civilisés, même si, au fond, je les comprends. Je comprends pourquoi cela est comme il est.
— À ces gens-là aussi, tu appartiens alors ?
— En quelque sorte.
J’avais fini de me voiler la face et je lui donnai la réponse qu’il attendait, espérant qu’il ne relancerait pas le sujet.
— Ça fait beaucoup de choses qui ont de l’autorité sur un homme, lança-t-il de son ton doux qui rendait cela plus désagréable encore.
— C’est une question d’intérêt commun, j’imagine, tant que je leur appartiens, je ne cours aucun danger, on est tous gagnants, me défendis-je.
— Mais alors, tu n’as jamais le temps pour tes besoins à toi, car il passe après ceux de tes propriétaires. Comment peux-tu les aimer ces gens-là ? Tu dois bien les aimer pour accepter cela ?
— Je ne sais pas, avouais-je dépiter. Je pense que je m’habitue à eux. C’est plus exact comme cela, c’est l’habitude et la normalité des choses communes.
Un temps de silence appuya le pathétique constat que je faisais à ce curieux être hors de l’humanité. Ces questions avaient la précision du doute tapi au fond de mon esprit. J’étais persuadé qu’il ne les posait que pour m’entendre dire ce qu’il lisait en moi par un pouvoir surnaturel.
— Ta femme aussi, tu l’aimes par habitude ?
— J’aime ma femme, proclamais-je dans l’instant, car la direction de la conversation ne me plaisait guère. Je veux dire que je l’ai désirée longtemps et, à présent, je l’aime d’un amour plus prospère et constant, d’une sorte dont je n’ai jamais aimé les autres femmes quand j’étais plus jeune.
— L’amour c’est ton action personnelle.
— Je ressens l’amour physiquement comme la réaction à un autre corps. Un désir produit par la perception d’un autre par rapport à mon gout pour celui-ci. En ce sens, c’est personnel l’amour, oui.
— C’est la preuve de la solitude la plus forte qui soit, faire jouer en miroir ses désirs avec ceux d’un autre, comme deux espaces superposés qui ne peuvent totalement se percevoir et pourtant projettent leur envie dans ce qu’il trouve. Une sorte d’interprétation personnelle de signes étrangers invisibles. Si tu vois une pomme, tu projettes qu’elle te nourrisse sans vraiment comprendre pourquoi ni comment elle existe, tu ne la perçois que par ton désire en elle-même.
— La solitude est effectivement très présente dans nos relations. Est-il possible de s’en défaire ? Je veux dire, ici aussi, si loin du monde moderne, c’est la solitude qui règne. Même si je dois reconnaitre qu’elle n’est pas insidieuse comme elle l’est dans mon monde.
— La solitude n’est pas ici, du moins celle que tu perçois, c’est celle que tu emportes avec toi, conclut-il, sentencieusement.
Le feu craquait le petit bois sec qu’il venait de rajouter, la chaleur produite monta fortement malgré l’ouverture béante de la grotte. On entendait le vent hurler si fort qu’il arrachait des morceaux de roche, mais nous ne craignions rien là où nous étions.
— Je pense qu’avec ma femme, je ne suis pas si seul, repris-je. Elle compte pour moi et je compte pour elle. Je veux dire que, dans toute cette solitude, avec elle c’est quand même moins fort. La vie devient plus vivable quand on accepte quelqu’un pour nous accompagner dans ce long chemin d’incompréhension.
— Et après ce chemin, vous êtes seul.
— On se suit jusqu’à la fin quand on est chanceux.
— Je veux bien te croire. Au moment de fermer les yeux le soir, vous vous dites gentiment « au revoir » pour vous retrouver à votre réveil, jusqu’au jour où l’un d’entre vous ne peut plus saluer l’autre. L’un est laissé seul, l’autre est parti seul.
— Si l’amour ne peut pas nous suivre à notre mort, cela le rend-il moins important ?
— Non, mais il manque une portée essentielle à votre amour. Vous devriez apprendre à aimer sans cible. Ne pas aimer quelqu’un, quelque chose. Ne pas attendre et accompagner. Aimer, simplement, constamment, comme un état d’esprit.
— Tout aimer ?
— Il en va de même pour l’inverse. Vous ne savez ni aimer ni haïr.
La fumée au-dessus du petit feu s’épaississait au point où elle ne parvenait pas à être entièrement évacuée de la grotte. Je toussotai plus d’une fois sans que cela n’alertât mon incroyable compagnon.
— Tout ce que vous faites, c’est d’être capricieux sous le prétexte de l’amour ou de la haine. Vous optez pour ce qui est le plus désirable, vous agissez de manière appropriée, et la voix intérieure qui vous crie son amour ou sa haine n’est qu’un lointain écho gênant qu’il faut étouffer en se distrayant.
— Mais notre amour personnel est nécessaire, il mène à l’enfant. Vouloir se reproduire en mieux, éduquer une autre version de soi-même plus jeune afin d’apprendre de ses propres erreurs. L’essence même de ce que l’on transmet.
— Tu parles de l’éducation, il y a là-dedans des failles. Votre échec à transmettre de bonnes valeurs, car le monde que vous avez créé ne le permet peu, ou bien ce que vous transmettez à tort, comme de mauvaises habitudes. Votre histoire n’est qu’une propagande qui sert tantôt une idée, tantôt une autre, sans authenticité ni profondeur, comme le serait votre cœur si vous l’écoutiez.
— On essaie malgré tout, laissai-je expirer dans un souffle étouffé. Même si on échoue. Tout cela mène au but de nos vies. On traverse du mieux qu’on peut cette plaine, même sans connaitre la destination, finis-je par dire en suffoquant.
L’être que j’avais en face de moi n’était pas un être de lumière, je le qualifiais d’ailleurs plutôt de « non-être », celui qui n’était jamais né. Il avait une connaissance du monde spirituel et des choses de la mort et cela avait sur moi l’effet d’un vide attirant qui m’aspirait depuis le haut d’une tour. Moi j’avais une connaissance dérangeante de la vie et chacun de nous voulait donner à l’autre ce qu’il avait en lui, cherchant constamment à s’unir comme un opposé qui se complète.
— Dans cette mélasse poisseuse que tu décris, dis-je, il y a quand même l’espoir, chaque pas nous approche d’un endroit, même si on ne sait pas toujours où l’on souhaite aller. Quand on marche sans but dans ces plaines, seul compte le fait d’avancer sur sa propre trajectoire.
Je réussis pour la première fois à tenir la face dans cette discussion et je repris courage. La fumée s’était alors dissipée.
Annotations
Versions