L’an 2035

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L'égalité, cette chimère des vilains, n'existe qu'entre nobles - Jules BARBEY D'AUREVILLY

5 août 2035

Léonie préparait des œufs et des carottes râpées quand l'alarme se mit à retentir. Elle lâcha la poêle qui tomba sur son pied, lui causant une grosse brûlure. Son cœur se mit à battre soudainement, et elle faillit tomber au sol. Elena sortit de sa chambre en panique.

« Qu'est-ce qui se passe maman ? », demanda la jeune fille

Elle ne put répondre. C'était une erreur. Il fallait que ce soit une erreur. La dernière fois qu'elle avait entendu le cri strident des sirènes remontait à quelques semaines après l'ouverture de la grotte. Quand des milliers de personnes sans tickets avaient pénétré de force dans les lieux en hurlant et en jetant leurs enfants en premier par-dessus la barrière. La scène avait été d'une violence inouïe et de nombreuses personnes y avaient perdu la vie. Les souvenirs étaient encore vifs dans sa mémoire même après cinq ans.

Elle reprit ses esprits et maintenant elle se rendait compte que William n'était pas à la maison. Il avait travaillé plus tôt pour enseigner un cours d'anglais à des collégiens. Elle dévala les escaliers de l'immeuble et sortit. C'est alors qu'elle entendit enfin ce qu'il se passait. Des milliers de personnes hurlaient dans la rue . Les cris provenaient de la zone E mais les manifestants se déplaçaient. Ils avaient l'air de se rapprocher.

Après plusieurs minutes de course à vélo, elle atteint le collège de zone C/D dans lequel enseignait William. Ils avaient barricadé les vitres avec des meubles et les élèves se tenaient les oreilles. À travers le vacarme, elle lui demanda s'il savait ce qu'il s'était passé.

« La zone E a décidé de passer à l'action », lui cria-t-il en guise de réponse.

Elle comprit alors que les tensions sur l'eau avaient fini par exploser. Cela faisait des mois qu'elle demandait la baisse du quota de la zone A et la hausse de la zone E. Les coupures d'électricité du début du mois d'août avait eu raison de leur colère. Elle ne savait pas si elle devait se rendre sur place pour essayer de les raisonner ou si leur violence pouvait se retourner directement contre elle. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire et malgré les réticences de son mari, elle prit son vélo en direction de la manifestation.

Des policiers étaient regroupés pour essayer de freiner le groupe qui voulait se diriger vers la zone A. De nombreux renforts avaient été appelés, car le nombre de policier quotidien ne s'élevait qu'à une centaine avec une réserve de deux mille hommes en cas d'urgence. Malgré les renforts, les E étaient beaucoup plus nombreux et beaucoup plus déterminés. Les enfants semblaient terrorisés mais continuaient à suivre leurs parents. La police avait fini par sortir des matraques et devait user de la violence pour ralentir leur progression. Puis un coup de feu se fit entendre. Le premier coup de feu en cinq ans. D'autres coups suivirent et des hommes tombaient au sol en hurlant. Léonie suivit un médecin qui se frayait un chemin dans la foule pour examiner les blessés. Il s'agissait de balle de plombs mais les coups étaient tout de même très douloureux.

Les E avaient rapidement atteint la zone A où ils hurlaient à Monsieur Lévy de descendre de sa tour dorée. Ils étaient désespérés. La sécheresse les avait affamés, privés d'eau et d'électricité. La situation sanitaire des ouvriers et des enfants était intenable. Certaines femmes enceintes avaient perdu leurs bébés. Il était temps pour eux que les A reconnaissent leur existence et commencent à partager les ressources plus équitablement. Léonie n'avait qu'une envie : de rejoindre leur mouvement et de faire entendre leurs voix.

Après que les E aient saccagé plusieurs tuyaux d'arrivée d'eau du bâtiment Un de la zone A, Marius arriva enfin sur les lieux. Tout le monde s'arrêta immédiatement ce qu'ils étaient en train de faire. Il prit la parole.

« Mes chers amis. Vous êtes en colère. Je le suis également. Mais que gagnerons-nous à détruire les seules infrastructures qu'il reste sur cette Terre. Nous devons leur prouver que nous avons un rôle à jouer ici, mais nous ne pouvons pas y arriver par la force. »

Quelques voix s'élevaient en protestation à ses mots mais la plupart des personnes présentes écoutèrent leur leader. Marius était un E. Il était monté à bord d'un avion de manière clandestine avec sa fille et sa femme enceinte. Il avait refusé de les regarder mourir sous les bombes nucléaires qui bombardaient tous les pays alentours au sien. L'Allemagne avait longtemps résisté à la guerre, mais il savait qu'un jour des bombes décimeraient son beau pays. L'air n'était plus respirable. Et puis un jour, un collègue, qui avait pris pitié de lui, lui avait parlé de l'emplacement des avions en Allemagne pour le projet Quarante-Deux. Comme des dizaines d'autres allemands, il avait réussi à monter dans le dernier avion qui décollait en se cachant dans la soute à animaux. Quand les premières violences avaient éclaté, le père de famille avait pris la tête des E et avait réussi à négocier une place pour eux dans les immeubles. Il avait organisé la vie au sein de la zone E afin que les autres zones les laissent vivre.

Une fois de plus, il était là pour négocier avec les autres zones. Il n'avait qu'une envie, c'était que la zone E ait un peu de dignité et un traitement humain face à la sécheresse. Pourquoi un A aurait-il le droit de prendre de longues douches pendant que les E devaient se contenter d'une douche par semaine dans le meilleur des cas. Léonie l'écouta attentivement et après son discours, elle s'approcha de lui.

« Marius, viens me rejoindre dans les bureaux de la centrale hydraulique ce soir. Je ferais en sorte qu'on puisse négocier.

– Léonie, ça fait du bien de te revoir. Je pensais que tu nous avais abandonnés. »

Elle se mit à rougir puis les larmes lui montèrent aux yeux. Non, elle ne les avait pas abandonnés. Mais elle se sentait coupable d'avoir pris le temps de se remettre de sa dépression. Elle se sentait coupable de ne pas avoir fait plus pour les aider et de les avoir seulement regardés vivre de plus en plus mal.

« Je suis désolée », soupira-t-elle avant de tourner les talons.

Marius savait qu'elle avait essayé et que devant tant de refus, elle avait perdu pied. Il savait que c'était l'une des rares personne à être de leur côté, quand tous les autres se contentaient de vivre avec ce qu'on leur donnait, sans se soucier si ceux de la zone E en étaient privés ou non. Aucune action n'avait été mise en place depuis le début de la crise et il n'était pas rare que des enfants aillent demander quelques légumes ou du pain pour arrêter d'avoir mal au ventre à cause de la faim.

Pour Léonie, il était terrible de passer devant tant d'enfants, tant de personnes sans ne pouvoir rien donner. Dès qu'elle le pouvait, elle donnait son surplus de nourriture, mais elle ne voulait pas tomber dans la famine non plus. Seule, elle ne pouvait rien faire. Elle pouvait aider une ou deux familles tout au plus mais jamais elle ne pourrait régler le problème. Elle savait qu'il fallait des négociations, chose que Monsieur Lévy avait catégoriquement refusée, en s'emportant parfois.

Un jour, il avait dit que ces personnes n'étaient pas censées être là, qu'ils auraient dû tous être morts au-dehors et qu'ils étaient chanceux d'avoir déjà survécu. C'était la phrase de trop pour Léonie qui s'emporta, qui devint hystérique devant tant d'antipathie. Tout le monde au Conseil de l'Énergie et des Ressources (le CER) était contre elle. Elle avait claqué la porte et n'y avait plus mis pied depuis. Cela remontait déjà à deux ans. Elle n'était pas retournée au travail au barrage pendant trois mois également, jusqu'à ce qu'un ingénieur qualifié soit nécessaire pour identifier un problème de filtrage. On l'avait alors appelée.

6 août 2035

Monsieur Lévy fut le premier à arriver dans le bâtiment de verre où demeuraient les bureaux des différents Conseils. Il trouva Léonie assise au bout de la table, la tête dans les nuages. Il se racla la gorge et lui adressa un bonjour de la main, la faisant alors sortir de ses pensées. Léonie le regarda, et pour la première fois ce n'était pas de la colère qu'elle avait dans les yeux. C'était de la peine. Les traits de Samuel Lévy avaient l'air tirés, comme s'il n'avait pas dormi depuis des semaines. Elle devina qu'elle avait enfin un avantage sur lui. La majorité des habitants avaient fini par détester le milliardaire, alors qu'il avait été vu comme le sauveur de l'humanité pendant les premières années au sein de la grotte. Aujourd'hui, il n'était plus le sauveur mais l'égoïste. Samuel n'avait pas eu envie de renoncer à ses privilèges et tout le monde avait compris que la création de cette grotte faisait écho à son égo surdimensionné. Il avait dépensé toute sa fortune pour mettre au point des infrastructures plus futuristes les unes que les autres. Les habitants lui devaient beaucoup, mais sans eux il n'était rien. Il avait oublié ce point important de ce projet jusqu'à hier et la manifestation de la zone E. Sans les E, les tâches ingrates mais nécessaires n'auraient jamais pu être effectuées.

Après de longues heures à raisonner le CER, Léonie obtint enfin une réunion d'urgence sur la manifestation de la zone E. Il avait fallu les convaincre qu'ils étaient plus dangereux qu'ils ne le pensaient pour qu'ils réagissent. Samuel Lévy était le président du Conseil qui se composait de dix membres : cinq femmes et cinq hommes. Léonie et Manon étaient les deux seules membres habitantes de la zone B. Tous les autres membres étaient des financeurs du projet ayant résidence dans la fameuse zone A.

Marius avait rapporté des preuves que des manifestants avaient réussi à fabriquer des bombes à base d'acide nitrique et d'allume-feux. Leur projet était de planter plusieurs bombes à des endroits stratégiques : les jardins de la zone A et surtout la ferme verticale du secteur agricole. Suite à ce tuyau, une bombe avait été retrouvée chez un habitant de la zone E capable de faire sauter tout un étage de la structure agricole. Monsieur Lévy avait donc accepté la demande de Léonie de réunir le Conseil pour négocier, craignant une escalade de violences et une attaque aux ressources du village.

Léonie commença les pourparlers, avec Marius et Loane en tant qu'invités de la zone E. En une nuit, elle avait réuni des données afin de prouver qu'une meilleure distribution était possible. Une distribution qui augmenterait les dotations en nourriture et en eau de la zone E sans pour autant enlever trop de ressources aux autres zone. Son projet était d'augmenter de dix litres la quantité d'eau par personne et par jour dans la zone et la distribution d'un panier repas complet par personnes pour un mois. Le panier composé de six œufs, deux kilos de légumes et un kilo de lentilles était estimé suffisant pour éviter toute famine et rébellion de la part des habitants. En compensation, chaque habitant des autres zones devait baisser sa consommation d'eau de deux litres par personne et par jour et réduire sa consommation d'aliments d'environ deux repas par mois.

Après des heures dans le bâtiment du CER, Léonie, Marius et Loane sortirent avec un grand sourire.

« On l'a fait ! s'exclama alors Léonie

— Tout cela on le doit à toi, Léonie, lui dit alors Marius. Sans toi, je sais très bien que la guerre aurait éclaté depuis longtemps. Tu es la seule envers qui nous serons toujours reconnaissants. Nous savons que la route est longue et que la zone A jouira toujours de privilèges disproportionnés, mais aujourd'hui, nous avons l'espoir de pouvoir enfin vivre dignement. »

Léonie en eut les larmes aux yeux. Il avait raison : ils avaient le droit de vivre dignement. Sans ticket, sans place dans le village Quarante-Deux, ils étaient tout de même des humains et ce projet qu'elle avait imaginé avant tout le monde devait servir avant tout à sauver les êtres humains. Non pas à les asservir et à les affamer parce qu'ils n'avaient pas de tickets. Non pas à les laisser de côté durant les plus grandes crises. Elle en était sûre à présent : il fallait qu'elle se reprenne en main et qu'elle travaille dur pour œuvrer dans le sens d'une égalité.

Dans les mois qui suivirent cette crise, elle rendait visite à la zone E toutes les semaines pour récolter leurs avis sur le fonctionnement du village. Avec plusieurs femmes de la zone, elle mit en place des crèches et des écoles. C'est durant cette année noire que mûrit le projet d'apprentissage afin d'aider les jeunes E qui le souhaitaient à devenir autre chose que ce qu'il leur était destiné. Plusieurs ingénieurs, médecins, scientifiques, économistes avaient accepté de la rejoindre dans ce projet et plusieurs places d'apprentissage pour les jeunes défavorisés se créèrent.

Au fil des mois et des années, plusieurs adolescents firent partie de ce programme. Noël, un Français de dix-sept ans, fut le premier à atteindre le programme avec une place dans la clinique de chirurgie. Il avait prouvé à tout le monde qu'il n'était pas juste un enfant de la zone E, mais qu'il était capable de changer la société toute entière. À ses dix-huit ans, il déménagea de l'appartement qu'il occupait avec vingt-six autres personnes et partit vivre dans un appartement vide de la zone D avec ses parents, ses grands-parents et sa petite sœur. Son parcours inspira tous les jeunes E même s'il avait été l'exception à la règle. Les rêves étaient enfin permis. Seules deux autres personnes eurent le même privilège que Noël en cinq ans bien qu'une vingtaine de jeunes intégrèrent le programme et finirent avec des postes supérieurs aux E.

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