Chapitre 24.4
Oscar a pris le volant sans me demander. Assise côté passager, je pose ma tête contre la vitre. J'ai le cœur lourd. Je lutte contre moi-même, mais au bout de dix minutes, je commence à sangloter. Oscar me demande, hésitant :
- Tu... Tu veux qu'on s'arrête quelque part ?
- Non. … On y va.
- Ok.
Il suit sagement le GPS, pendant que je continue à pleurer. Soudain, la voiture s'immobilise sur une place de stationnement. Il en sort, fait le tour, ouvre ma porte.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Viens. On va prendre un café et manger un truc. On a le ventre vide.
- Ça coûte un SMIC, ça, ici.
- M'en fous. J'te le paye. Viens.
- Non ! Arnaud me payait toujours tout, et après il me demandait à ce que...
Je me coupe. Pas la peine de ressasser ces trucs horribles. Oscar fait une drôle de grimace.
- Ok. Tu me le payes.
Je râle, mais le suis. Il s'engouffre dans une brasserie, évalue la salle, et choisit un emplacement au fond, avec une banquette, le long de la baie vitrée. Je m'affale dans les coussins, et il fait glisser un paquet de mouchoirs jusqu'à moi.
- T'as ça dans tes poches, toi ?
- Je me suis dit que ça allait probablement nous être utile, aujourd'hui.
- Han ! Mais pourquoi t'es parfait comme ça, là, hein ?
J'ai dit ça d'un ton agacé. La vérité, c'est que ce qu'il fait pour moi me touche tellement que j'ai peur d'être de nouveau envahie par les larmes. J'extirpe un carré blanc et me mouche en évitant son regard. Le serveur se poste devant nous.
- Tu veux quoi, Alix ?
Je hausse les épaules. Il annonce :
- Deux cafés noirs allongés, s'il vous plaît. Et... c'est encore possible de manger ?
- Nous avons quelques restes.
- Je peux avoir la carte des desserts ?
- Ils sont notés là-bas, regardez.
Je lève les yeux. Oscar fronce les sourcils et fait tous les efforts du monde pour déchiffrer les dix lignes de l'ardoise. Peine perdue : je le vois souffler, et revenir au garçon de café.
- Excusez-moi, je ne sais pas lire le français.
Le serveur le regarde avec condescendance.
- Il faudrait que je vous la lise ?!
- Euh... Non, bon, laissez tomber. Vous avez du tiramisu ?
- Oui.
- Alors, on va prendre ça. Merci.
- Bien, monsieur.
Le garçon s'éloigne, et Oscar secoue la tête. Je ricane.
- Les Parisiens, hein.
Un sourire narquois se dessine sur son visage.
- Je me souviens d'une soirée, sur un bateau, à Barcelone... J'étais peinard au bout du pont, et une casse-couille est venue me demander l'heure. Je l'ai traitée de Parisienne. Elle était vexée comme un pou.
Il arrive à me tirer un sourire, c't'andouille. Je regarde la rue. Des gens passent. Nos cafés et nos assiettes arrivent.
- Bon appétit, madame, monsieur.
- Merci.
Je regarde la jolie part de dessert italien. Oscar a demandé cela spontanément, sans quémander mon avis, sans réfléchir outre mesure.
- Arnaud n'a aucune idée de ce qu'est mon dessert préféré, dis-je avec amertume.
Oscar me regarde sans répondre. Je poursuis.
- Pourquoi toi tu t'en souviens encore, alors que lui ne s'y est jamais intéressé ?
Il ne répond toujours pas. Il sait le lourd sac que j'ai à vider.
- Je crois qu'Arnaud n'en a jamais rien eu à foutre de moi. Je ne sais pas ce qui l'intéressait dans ma personne, mais pas mes goûts, ni ma vie, ni Andreas, ni mes projets, ni mes envies. Je ne comprends même pas pourquoi il s'est emmerdé trois ans dans cette relation.
- Pour ta personnalité ? Tu es quelqu'un qui ne laisse pas indifférent, Alix.
Je ris jaune.
- Ah, ça. Mon horrible personnalité frivole, irréfléchie et butée, ça ne le laissait pas indifférent, c'est sûr. Ça l'épuisait, vois-tu. Je l'épuisais. J'étais difficile à supporter. C'est fatigant de vivre avec Alix Lagadec, hein ?
- Arrête de dire ça. Ce n'est pas vrai.
- Tu me l'as reproché quand...
- Jamais, Alix ! Je reconnais volontiers que la vie avec toi n'a rien de banal, et que parfois il faut avoir le sang-froid pour deux, mais je n'ai jamais trouvé cela insupportable. Au contraire, Alix. Au contraire.
Il a une posture sérieuse et ferme. Je détourne le regard vers mon dessert, en prends une bouchée. Il n'est pas terrible, ce tiramisu. Il est imbibé et n'a pas le goût du café.
- Tu n'aimes pas, hein ?
Je souris, et secoue la tête.
- De toute manière, je n'ai pas très faim.
Je bois lentement mon café pendant qu'Oscar fait la moue devant son assiette.
- T'es trop poli pour le laisser, hein ?
- Paraît qu'on doit finir son assiette...
- Te force pas, Oscar. Qu'est-ce que tu lui dois, à ce type qui t'a pris de haut tout à l'heure ?
Il sourit en haussant les épaules. Je soupire.
- Je suis épuisée, Oscar.
- Tu dormiras dans la voiture. Je conduirai.
- Ça ne sera pas suffisant, je crois.
- C'était une journée éprouvante, c'est normal de ressentir ça. Et d'ailleurs, c'était une semaine éprouvante. Même, un mois entier...
- … Même des mois, même des années. Je ne suis pas sûre d'avoir été beaucoup sereine dans cette relation-là.
- Vraiment ?
- J'étais tout le temps sur le qui-vive. Quand les choses se passaient bien, j'attendais de voir dans combien de temps ça allait dégringoler. Arnaud me reprochait d'être pénible, alors j'essayais de me plier à ses demandes pour être plus vivable. Mais il était impossible à satisfaire, j'ai l'impression. Il y avait toujours un truc à redire sur la distance entre nous, sur mon hésitation à venir vivre à Paris, sur ma relation avec Andreas, sur ma famille, sur mon travail, sur mon manque d'anticipation. Je ne faisais jamais rien de bien.
Je porte le café à ma bouche. Il est âcre. Ils ne savent même pas faire un bon café, ces couillons de Parisiens. Je ne vais vraiment pas regretter cette ville.
- Mais le reproche ultime, c'était toi. Ton existence même était un affront à ses yeux. Il n'a jamais supporté mes séjours en Espagne. Il me disait des trucs... Il me demandait comment tu te comportais avec moi. À quelle distance tu te tenais, qu'est-ce que tu me disais, il voulait tout savoir. Il voulait m'interdire de venir à Oviedo. Je lui ai tenu tête au début, je me disais qu'il finirait par avoir confiance. Mais non, jamais, alors finalement, j'ai cédé. Je ne voulais plus de disputes, je ne supportais plus ça.
- Il... a été violent avec toi ?
- … C'est quoi, être violent, Oscar ? Il ne m'a jamais frappée. Mais quand on s'engueulait, il lui est arrivé de me bousculer. Un peu fort. Du genre à ce que je me cogne contre la table.
La mine d'Oscar s'assombrit. Il ferait presque peur, là.
- Oui, ça, c'est violent, maugréé-t-il.
- Il me disait que c'était de ma faute. Il disait que j'étais dégueulasse de lui faire subir ça, que je le trahissais, que je le prenais vraiment pour un con à affirmer qu'il ne se passait rien entre nous. Parfois quand on se revoyait après que je sois rentrée de chez toi, il me demandait si tu m'avais bien sauté et si j'avais aimé ça. Il me demandait des trucs infâmes, dans quelle position on l'avait fait et si j'avais pensé à lui pendant que je couchais avec toi. Ça le mettait tellement en colère... Il me demandait de me faire pardonner, que je lui devais bien ça.
Je marque une pause. Des souvenirs tellement douloureux remontent. Les larmes viennent avec.
- Je me pliais à ses demandes pour apaiser sa colère. Ce n'était pas des demandes très... respectueuses.
Je m'arrête de nouveau. Je reprends mon souffle. Un mouchoir apparaît dans mon champ de vision. Je m'en saisis. Je m'essuie les yeux.
- Je ne sais pas pourquoi j'ai accepté tout ça, Oscar. Tu dois te dire que je suis bien, bien conne.
- Non. Il y a bien des gens que je trouve cons, mais certainement pas toi, non.
- Tu dis ça pour me rassurer...
- Je dis ça parce que je le pense. J'ai toujours, toujours pensé que tu étais une fille formidable Alix, et je ne change pas d'avis. Crois bien que je suis écœuré de constater ce qu'il a osé faire avec toi.
Je tamponne de nouveau les quelques larmes qui s'échappent. Il se racle la gorge.
- Si... je peux me permettre la question, mais ne te sens pas obligée d'y répondre... Que s'est-il passé pour que tu te retrouves enceinte ? J'ai du mal à croire que c’était planifié...
Je secoue la tête.
- Non, non. Pas du tout. J'ai eu pas mal de galères avec ma pilule, ces dernières années. Des effets secondaires merdiques, les jambes lourdes, les migraines... Et puis je fume beaucoup, c'est pas terrible avec les hormones, tu sais bien... Sans compter que j'avais tendance à l'oublier, hein, ça aussi tu sais bien. Alors bon, ma sage-femme m'a proposé de tenter autre chose pour éviter des pépins de santé. Elle m'a posé un implant, dans le bras, ici. Mais là non plus, c'était pas génial. J'avais des cycles irréguliers, je saignais n'importe quand, c'était compliqué à gérer. Arnaud détestait ça. Il m'a poussé à le retirer, alors, je l'ai fait retirer. Il ne restait plus grand chose, surtout quand on veut éviter les hormones. J'ai dit que j'en avais marre, que j'allais faire une pause et repasser aux préservatifs. Ma sage-femme n'en a rien dit, c'est un contraceptif comme un autre après tout. Arnaud a fait la gueule. Il ne voulait pas trop remettre de capotes. J'ai dû insister.
Je soupire. Le tableau est tellement minable, bon sang...
- Au début il s'y est plié, mais plusieurs fois, il l'a... enlevé... pendant. Sans me le dire. Je l'ai engueulé à chaque fois. « Oh ça va, c'est pas pour une fois » qu'il me disait. « Déjà qu'on se voit qu'un week-end toutes les trois semaines, si en plus on peut pas baiser comme on veut ». Putain...
Je reprends une gorgée. Ma main tremble. Elle tremble de colère.
- J'ai soupçonné quelque chose le jour de Noël. Les odeurs à table m'étaient insupportables, et j'ai eu la gerbe toute la journée. J'avais mal aux seins, mal dans le bassin. J'ai essayé de rester calme, de me dire que je me faisais des films. J'ai fait un test le lendemain. C'était positif. Je me suis persuadée que ça allait bien se passer, qu'Arnaud allait bien l'accueillir et qu'on allait gérer ça à deux. J'ai pris l'avion le dimanche pour t'amener Andreas, puis je suis montée à Paris le 31. J'ai attendu le surlendemain pour lui en parler, parce qu'on était tout le temps en fiesta ou en présence de ses potes, et moi je voulais un tête-à-tête. Il n'a même pas remarqué que je ne buvais pas d'alcool, et que je n'avais quasiment rien fumé, ce con. Il ne remarquait jamais rien. Bref... Je lui ai dit le vendredi. Et il ne l'a pas très bien pris.
Je revis la scène. Je n'avais jamais vécu une dispute pareille. Je n'avais jamais entendu autant d'horreurs à mon propos. Je ne m'étais jamais sentie aussi ridicule, aussi minable, aussi humiliée.
- Il m'a dit qu'il n'assumerait jamais un gosse qu'il n'avait pas demandé. J'ai paniqué, je suis devenue dingue en comprenant ce qui se passait. Il m'a traitée de folle qui lui faisait un gosse dans le dos, de traînée qui ne savait pas qui était le père. Il disait que c'était même sûrement toi, puisque j'écartais les cuisses dès que je te voyais, et qu'on s'était bien foutu de sa gueule, et que je devrais avoir honte et me jeter sous un train tellement je...
Ma voix s'étouffe dans mes sanglots. Oscar quitte sa chaise et vient s'asseoir à ma droite. Il pose sa main dans mon dos.
- Alix... Il n'avait pas le droit de se comporter comme ça.
Je tressaute et, avec peine, je poursuis.
- Il m'a prise par le bras. Fort. Il m'a tirée jusque dehors. Il m'a insultée, avec des mots... Des mots odieux, Oscar... Des mots odieux.
Je plonge ma tête dans mes mains. Je n'arrive plus à me retenir de pleurer. Le bras d'Oscar s'étend jusqu'à mon autre épaule, et sa main se ferme sur mon biceps. Au milieu de mes pleurs, j'entends sa voix répéter « il n'avait pas le droit ».
J'ai eu bien du mal à me calmer. Mais quand on pleure contre une personne aussi patiente qu'Oscar Vázquez, on ne culpabilise même pas d'y rester des heures. Et ça fait un bien fou, d'avoir le droit de pleurer sans fin.
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no sé si quedan amigos
ni si existe el amor
si puedo contar contigo
par'hablar de dolor
si existe alguien que escuche
cuando alzo la voz
y no sentirme sola
puede ser que la vida me guie hasta el sol
puede ser que el mal domine tus horas
o que toda tu risa le gane ese pulso al dolor
puede ser que lo malo sea hoy
❞
Puede ser - El Canto del Loco & Amaia Montero, 2000
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