Chapitre 25.1
Oscar a finalement payé. À mon grand étonnement, il a affirmé avec aplomb : « Il n'est pas bon, votre tiramisu. Vous insultez l'Italie en servant ça ». J'ai ri de bon cœur, et le serveur nous a regardés d'un air outré. J'ai ajouté « Il a raison. Vous vous foutez de sa gueule parce qu'il ne sait pas lire le français, mais vous, vous ne savez pas cuisiner correctement, vous servez un café dégueu, et on vous paye pour ça ! C'est de la charité ! ». Le serveur nous a demandé de sortir. Nous sommes partis en riant.
Oscar attend patiemment que je termine ma cigarette, au pied de la voiture. Il ose un timide :
- Tu fumes plus qu'avant, non ?
Je confirme.
- J'ai explosé ma consommation après... notre séparation. Je suis passée de trois ou quatre cigarettes par jour, à un paquet. Et ces derniers mois, j'étais même à plus que ça.
Il ne fait pas de commentaires, mais je culpabilise quand même.
- Quand je vais pas bien, soit je fume, soit je pleure.
Je tente un sourire, mais il a la mine grave. Je baisse la tête. J'écrase ma cigarette et la jette dans la poubelle à côté. Il a toujours son air navré.
- Qu'est-ce qu'il y a ?, lui demandé-je. Tu te sens coupable ?
- … Oui.
- Bah. Faut pas. Passe à autre chose, Oscar. T'es avec Masha maintenant, t'as une belle histoire, moi je... j'ai cheminé aussi, tu vois bien. Bon, c'est pas une réussite mais... Ce n'est plus de ta faute.
Il pince la bouche, comme s'il retenait quelque chose.
- Allez, vas-y. Crache ton morceau, là.
- Alix... Tu ne m'as jamais laissé l'occasion de te présenter mes excuses pour tout ce que j'ai fait. Je ne pensais pas que ça pourrait avoir lieu sur un trottoir, dans le froid, à Paris, après un tiramisu dégueulasse, mais... Puisqu'on y est... Je te présente mes excuses pour ce que j'ai pu te dire et qui t'a blessée, pour mon manque d'écoute alors qu'il était nécessaire de discuter, pour avoir fui nos problèmes et mes responsabilités. Je me suis très mal comporté, et je le regrette profondément. J'espère vraiment qu'un jour, tu réussiras à me pardonner.
Je le regarde dans les yeux. Il a l'air réellement désolé. Je sens une vague d'émotion monter : comme si j'avais besoin de ça, en plus du reste !
- Euh... Je... Je ne t'en veux même plus, Oscar, en fait. C'est derrière moi, tout ça... Mais... ça vaut toujours le coup de les entendre. Alors... Merci. … Putain. Tu vas me faire encore pleurer !
Je me pince le nez. Il s'approche, me tend la main. D'un signe de tête, je l'autorise à aller au bout, alors, il me prend dans ses bras. Il me serre fort. Ses bras balaient mon dos, sa tête se penche dans mes cheveux. Ce n'est pas la même accolade que sur l'île de Nantes. Là-bas, il avait été l'homme solide et protecteur devant ma fragilité. Aujourd'hui, c'est sous son impulsion à lui qu'on se retrouve dans les bras l'un de l'autre. Et c'est bien plus tendre, bien plus intense, bien plus émouvant. Ça me réchauffe, ça m'apaise, ça me rassérène. C'est bon, c'est viscéralement bon.
Après quelques minutes, il se recule à peine. Du dos de la main, il essuie ma joue.
- Je ne voulais pas te faire pleurer de nouveau.
Un faible sourire me traverse.
- C'est rien, ça, par rapport à l'époque.
- Ah.
Sa main continue une belle caresse, jusqu'à mes cheveux, qu'il fait glisser entre ses doigts. C'est doux. J'en frissonne. Mon coeur s'ouvre à la confidence.
- J'ai... j'ai beaucoup pleuré notre séparation, tu sais.
Il grimace, une grimace douloureuse.
- Moi aussi.
Je me fige de surprise.
- Toi... Tu as pleuré ?
- … Oui.
- Beaucoup ?
- … Oui.
Pourquoi suis-je à ce point bouleversée par cette révélation ? La main jouant toujours avec mes mèches rebelles, les yeux dans le vague, il semble lutter contre quelque chose.
- Oscar... Tu n'imagines pas à quel point ça me fait du bien d'entendre ça.
- Ah ?
- Oui. Ça prouve qu'au moins, tu n'en avais pas rien à faire de nous. On comptait un peu, quand même.
Il ferme les yeux et fronce le nez. Ce n'était sûrement pas agréable, comme phrase. Qui a envie d'entendre « ça me fait du bien de savoir que toi aussi, tu as souffert » ? Sa main revient le long de l'arrête de mon menton, son pouce caresse ma joue.
- Alix... Bien évidemment. On comptait énormément. J'aurais vraiment aimé... que ça se passe différemment.
- Oui... Moi aussi...
Ma voix était résignée sur cette phrase. Je ne vais pas me mettre à nourrir des regrets sur ma rupture d'il y a six ans, en plus de la tourmente de ma situation actuelle ! Lui, il est toujours aussi doux, dans son regard, dans son geste, dans sa voix :
- Il nous manque une conversation, Alix.
- La conversation que je t'ai demandée avant que tu ne rompes ?
- ...
Il laisse tomber sa main, et regarde au loin. Il a l'air affecté. Merde. C'était peut-être vache, alors qu'il vient juste de s'excuser... J'ai pas envie de le charger, pas maintenant, pas après tout ce qu'il déploit pour moi. Il faut que je rebondisse.
- Puisqu'on est sur les excuses... Je te demande pardon de t'avoir enlevé Andreas pendant presque un an. J'avais déjà présenté mes excuses à ta famille, mais jamais à toi. Or... tu les mérites. Je n'avais pas le droit de te faire ça.
Il me regarde de nouveau. Alors qu'il était ce roc insubmersible depuis trois semaines, je le sens fébrile, incroyablement fébrile. Il tremble un peu.
- Je ne t'en veux pas. Je comprends pourquoi tu en es arrivée là... Je ne te le reproche pas.
- Mais tu as dû mal le vivre, enfin... j'imagine.
- Je ne l'ai pas très bien vécu, non. Mais c'est du passé.
- Je voulais aussi te remercier pour avoir signé le contrat, à l'époque. Tu n'avais aucune obligation de t'y plier.
- Alix... On va pas ressasser ça.
- C'est toujours aussi compliqué pour toi de parler de tes sentiments, hein ?
Il prend une grande inspiration, et souffle longuement.
- Moi, je suis à nue devant toi depuis des jours, et toi tu vas continuer à te cacher derrière ta carapace ? Tu viens de dire qu'il nous manque une conversation !
- ... Oui, mais... Pas là. Je trouve indécent d'imaginer me plaindre de mes petits états d'âme du passé, alors que toi, tu vis un enfer en ce moment.
- Tu te trouveras toujours une bonne raison pour remiser les conversations à plus tard.
Il me regarde d'un air coupable. Je hausse les épaules. Je n'ai pas le courage d'aller affronter le mutisme d'Oscar Vázquez, là.
- On y va ?, dis-je. On a de la route.
Il approuve, m'ouvre la portière, puis va s'installer au volant.
Nous avons roulé un moment en silence, et finalement, je me suis endormie. Il m'a caressé l'épaule pour me réveiller. Il s'est garé devant chez mes parents. Il fait noir, et en regardant le tableau de bord, je constate qu'il est dix-huit heures passées. Je soupire longuement.
- J'ai une tête présentable ?
- Ça peut aller...
- Bien. Sourions. Allons-y.
- Pourquoi veux-tu avoir l'air présentable et souriante ?
- Parce que.
- Alix... Tes parents sont inquiets pour toi, et ils savent pertinemment que tu souffres de la situation, ils ne sont pas complètement idiots. Pourquoi leur jouer la comédie ?
- Je ne vais pas pleurer devant eux, quand même !
- Tu ne serais pas légitime à le faire, après la journée que tu viens de passer ?
- Mais... Ils diront...
- Ils diront quoi ? Qu'ils sont désolés pour toi. Et s'ils sont désagréables, je les remettrai à leur place. Je n'ai plus à faire bonne figure, désormais.
Je le dévisage.
- T'es vraiment mon ange gardien, dans cette affaire, hein ?
Il hausse les épaules.
- Si tu veux le voir comme ça...
Je souffle lentement, puis ouvre ma portière. Il me suit. Je monte les escaliers extérieurs jusqu'à la porte d'entrée. Je toque, attends un peu, puis ouvre.
- Maman ? Papa ? C'est moi... Nous sommes rentrés.
Alors qu'Oscar s'engouffre derrière moi, mon père vient à ma rencontre. Il a l'air soucieux.
- Ah ! Alix ! Comment vas-tu ?
- Ça va. Et Andreas ?
- Très bien. Il a révisé ses tables avec ta mère, et maintenant ils font un puzzle.
- Super.
Un petit flottement règne, où mon père échange encore un regard avec Oscar. Décidément, ils ont un langage codé, ces deux-là, ou quoi ? Mon père hésite un peu, puis me demande :
- Ça s'est passé comme tu voulais ?
- … Oui.
- Parfait.
Je louche sur le sol, mais je sens son regard sur moi. L'éminent Yann Lagadec a la réputation d'avoir une patience infinie lorsqu'il s'agit de tirer les vers du nez de quelqu'un. Nombre d'élèves ont cédé devant son talent. Moi, j'ai dû développer une haute résistance à la pression pour réussir à me jouer de lui. Et si aujourd'hui, la pression, je n'essayais même pas de l'affronter ?
- En fait... C'était pas facile.
Ma voix chevrote. Je déglutis. Je le vois se pencher vers moi, alors, dans un effort surhumain, je relève les yeux. Mes larmes reviennent. Il a l'air affligé.
- J'imagine...
J'éclate en sanglots. Je le vois écarquiller les yeux avant de fermer les miens.
- Oh, Alix... Ma Chérie...
Je sens sa main maladroite sur mon épaule, qui finalement, ose m'enlacer. Depuis combien de temps mon père n'a-t-il pas consolé mes larmes ? Depuis combien de temps ne m'avait-il pas nommée « Alix ma chérie » ? Après ma rupture avec Oscar, j'avais mis un point d'honneur à ne pas pleurer devant eux. Je voulais avoir l'air forte. Je ne voulais pas de leurs leçons, ni de leurs "ma Chérie" miséreux.
- Paaaapiiiiiii ?!
Avant que l'on n'ait vraiment tenté de bouger, Andreas déboule devant nous, suivi de ma mère. Ils se stoppent dans leur élan en nous voyant. J'essaie de me calmer du mieux possible, mais l'un et l'autre sont figés de stupeur.
- ... Mamá ?
Ma mère attrape Andreas par l'épaule et dit :
- Viens, on va laisser les adultes tranquilles, et...
- NON !
- Andreas, viens !
- NON !
- Stop !, intervient Oscar avec autorité.
Ma mère obéit, non sans marquer sa surprise. Oscar s'avance et s’accroupit devant notre fils, s'adressant à lui en espagnol :
- Coucou, Andito.
- Coucou, Papá...
- Je suis content de te retrouver... Est-ce que tu vas bien ?
- 'Sais pas.
- Tu veux dire quelque chose ? Je t'écoute.
- Pourquoi Mamá pleure ?
- Parce qu'elle est triste.
- Pourquoi elle est triste ?
- Pour des histoires d'adultes.
Andreas me regarde avec crainte, puis se jette au cou de son père. Oscar le prend dans ses bras. Ma mère les observe, puis s'avance vers moi. Elle a l'air paniquée.
- Maman... Je suis désolée..., bredouillé-je.
Je ne sais même pas pourquoi je m'excuse.
- Non, Alix, tu... assieds-toi. Est-ce que tu veux un verre d'eau ? Tu veux rester manger ? On va garder Andreas cette nuit, d'accord ?
- NAN, MAMIE !
- Andreas, ce n'est pas toi qui décides !
- NAN MAMIIIIIE !
Ça crie dans la maison. Trop d'informations me parviennent, je n'arrive pas à réfléchir. Je me sens oppressée. Oscar lève la main et dit d'une voix haute et ferme, autant à destination de notre fils que de ma mère :
- C'est Alix et moi qui déciderons.
Ça a le mérite de faire taire tout le monde. La scène semble se figer. Mon père a toujours son bras sur moi, ma mère angoisse d'être inutile, et Oscar câline un Andreas renfrogné. Je me racle la gorge.
- Je... euh... un verre d'eau, c'est bien.
Ma mère file illico me servir. Je respire un grand coup, remercie mon père du regard, puis m'agenouille à mon tour. Andreas m'observe. Il y a de la peur dans ses yeux.
- Andreas, mon poussin, mon amour. Papa a raison, je suis très triste aujourd'hui. Je vais te dire pourquoi. Je me suis fâchée très, très, très... très fort avec Arnaud. Tellement fort qu'on n'a plus envie de se revoir. Plus jamais. Et ça me rend triste. Voilà.
- Tu es très triste depuis plusieurs jours.
- Oui.
- On n'ira plus à Paris ?
- Non.
- Tu vas rester triste longtemps ?
- Je ne sais pas.
Il me regarde, puis regarde son père. Oscar fronce les sourcils, passe de nouveau sa main dans les cheveux de son fils et lui dit :
- Pose toutes tes questions, Andreas. On y répondra.
- Est-ce que peut-être qu'un jour tu seras aussi très très fâchée avec moi et tu ne voudras plus me voir ?
Je marque un temps de surprise, puis secoue la tête vivement.
- Non, Andreas. Jamais. Peut-être que parfois, on sera un petit peu fâchés toi et moi, mais jamais très fort comme ça.
- Si je fais une bêtise ?
- Pas fort comme ça. Je te le jure. Les parents aiment tellement leurs enfants, ils ne veulent jamais arrêter de les voir.
Andreas hoche la tête, et, toujours accroché à son père, passe son deuxième bras autour de mon cou.
- Vous êtes mes parents d'amour.
Un sourire se dessine sur mon visage. Tous les trois, enlacés, têtes contre têtes, on forme cette drôle de bulle familiale qu'on ne s'était jamais vraiment permise.
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