Chapitre 25.2
On avait accepté de rester manger, parce que ma mère avait lourdement insisté. « Tu ne vas pas cuisiner, de toute façon, Alix ? ». J'avais confirmé avec dépit que non, effectivement, je ne cuisinerai pas. « Moi, je peux le faire » avait répliqué Oscar. Ma mère était catégorique. « Non, Oscar, vous avez fait presque dix heures de route, vous devez être exténué : restez ici, je m'occupe du repas. Allez passer du temps tous les trois ». Oscar était resté scotché devant cette soudaine amabilité, et n'avait donc pas osé refuser. Nous nous étions intallés autour du fameux puzzle. Andreas s'était mis sur mes genoux et m'interrogeait du regard à chaque pièce. Mon père était resté en retrait, n'osant pas s'immiscer, mais sur invitation d'Oscar, avait fini par venir poser quelques morceaux des mille pièces avec nous.
Mon téléphone était resté dans la voiture. En la rejoignant, je constatais six appels manqués. Tous d'Arnaud. J'avais également un texto, que j'ouvrais fébrilement.
« de : Arnaud
T'es vraiment une putain de salope ! T'as même pas osé venir quand j'étais là, t'as fait ton coup en douce comme une grosse pute ! Tu mérites de... »
J'avais fermé le message. Je ne me sentais pas capable d'encaisser ses mots. J'avais donné mon téléphone à Oscar, lui expliquant la situation. Il l'avait rangé dans sa poche. « Je m'en occuperai plus tard ».
Une fois rentrés, Andreas avait mis un temps fou à s'endormir, ne souhaitant pas se décoller de moi. J'avais dû lui tenir la main pendant près d'une heure. Je sortais donc de sa chambre définitivement harassée de ma journée.
Oscar est assis dans le canapé, et pianote sur son téléphone. Il fait glisser le mien vers moi.
- J'ai bloqué son numéro. J'ai transféré tous ses messages vers mon cloud, au cas où un jour tu aies besoin de preuves de quoi que ce soit... et j'ai tout effacé de ton téléphone. Tu n'as plus de traces de lui.
- … Waouh. Merci.
Son téléphone vibre.
- Masha ?, je demande, hésitante.
- Oui.
- Elle va bien ?
- Oui.
- Tu lui manques ?
- … ça commence à faire long, apparemment.
- … Je suis désolée, Oscar.
- T'as pas à l'être. Tu ne me séquestres pas, à ce que je sache. T'as même essayé de me foutre dehors plus d'une fois.
- Tu comptes rentrer bientôt ?
- Bah... Oui, je suppose ? J'en sais rien. Je veux être sûr que tu n'aies plus besoin de moi.
- Tu ne devrais pas donner autant de ta personne pour... moi.
- Au contraire. Il était grand temps de donner.
- C'est-à-dire ? Oscar, c'est insensé tout ce que tu fais depuis trois semaines ! Pour ton ex ! En quel honneur ?
- En l'honneur de la mère de mon fils, de la femme qui a partagé ma vie durant quatre ans, d'une amie très chère à laquelle je tiens beaucoup. Qu'est-ce que c'est que cette vision réduite à « ton ex » ? T'es bien plus que ça, Alix !
- C'est... Arnaud qui disait tout le temps ça. « Ton ex ».
- Il t'a bien retourné le cerveau, ce salopard.
- Oh... Tu parles mal.
- C'est mérité.
Je hausse les épaules. Qu'importe, maintenant. Oscar me regarde, l'air résolu.
- Je ne te laisserai plus tomber, Alix. J'habite loin et on ne peut pas être disponible dans la minute l'un pour l'autre, mais sache que je reste là pour toi. Quand tu veux, pour ce que tu veux. Tu pourras toujours compter sur moi.
J'ai une reconnaissance folle pour lui. Pour la montagne de choses qu'il a faites ces semaines. Et, égoïstement, je sens que j'ai encore besoin de lui. Il vient de dire qu'il est là pour moi.
- Reste dormir avec moi.
Il paraît surpris.
- Euh, bien sûr, où veux-tu que j'aille ?
- Non, Oscar. Dors avec moi. Je ne veux pas dormir seule cette nuit.
Il se fige un instant, semble réfléchir, puis acquiesce.
Au petit matin, mes yeux papillonnent. J'essaie de comprendre ce qui se passe. Des bras m'entourent, un corps est collé dans mon dos, mais visiblement, la couverture nous sépare. Je m'extrais délicatement de sa prise, et me retourne. Alors je sursaute : la porte de la chambre est ouverte, et Andreas est planté sur le seuil. À mes côtés, sur la couette, Oscar dort. Moi, je suis emmitouflée en dessous. Je me relève et regarde notre fils. Il nous observe d'un air dubitatif.
- Euh, Andreas ? Tu voulais quelque chose ?, chuchoté-je.
- Bah c'est pas l'heure d'aller à l'école, Mamá ?
- J'en sais rien, je...
Je ne trouve pas mon téléphone. Il a dû rester dans le salon.
- Mon réveil il dit huit heures vingt-deux.
- OH ! Merde !
Une exclamation qui réveille mon voisin de lit.
- Mmm ? Qu'est-ce qui se passe, Alix...
- Lève-toi, Oscar ! Il est huit heures vingt !
- Hein ? Joder, comment c'est possible ?
Il se relève rapidement, et se tourne vers notre fils.
- AH ! Andreas, t'es habillé c'est bien ! On file au petit dej !
- Pourquoi t'as dormi là, Papá ?
La question est extrêmement gênante, mais Oscar, enfilant un pull, enchaîne sans réfléchir :
- J'avais froid cette nuit.
- Mais tu étais SUR la couette !
- Ah oui, quel idiot, hein ? Je me mettrai en dessous, la prochaine fois ! Allez, je te fais griller trois tartines, comme d'hab ?
- Oui, P'pa. Tu pourrais dormir avec moi si t'as encore froid la prochaine nuit, y'a de la place dans mon lit !
- Ah oui, si tu veux ! On fera ça...
Ils filent à la cuisine en fermant la porte de la chambre derrière eux. Je reste assise un moment, ressassant la scène, la nuit, la soirée, la journée entière d'hier. Finalement, ma seule conclusion acceptable, c'est de retourner sous ma couette.
Vázquez père et fils étaient arrivés in extremis au portail de l'école. Apparemment, une dame en manteau bleu les avait fait passer sous le nez de la directrice en clamant « C'est pas de sa faute, le pauvre, il parle pas français, soyez indulgente ! ». J'avais pouffé de rire lorsqu'Oscar m'avait raconté ça. Puis je l'avais remercié d'avoir dormi avec moi. « Pas de problème ». J'avais demandé si, du point de vue de Masha, il n'y avait réellement pas de problème. « Je... euh... ne sais pas » avait-il dit avec gêne.
La fin de semaine me vit renaître de mes cendres : plus de nausées, plus de vomissements, l'appétit qui réapparaît, la fatigue qui s’amenuise et, au milieu de tout ça, un bourgeon d'élan qui grandissait petit à petit et promettait aux jours futurs un peu plus d'ouverture et d'entrain. Le lundi d'après, Oscar réussit même à me sortir de l'appartement à l'heure de récupérer Andreas à l'école. Je savais ce qu'il préparait : il me faisait négocier, doucement mais sûrement, le virage serré de « l'après » ; parce que, aussi confortable qu'était devenu sa présence avec nous, elle ne pouvait pas être éternelle. J'avais aussi prévu de reprendre le chemin du travail, après ce mois d'enfer que ma très empathique médecin m'avait accordé en arrêt de travail.
C'est emmitouflés dans nos tenues d'hiver que nous arrivons au portillon de l'école élémentaire. Le mois de Février qui pointe son nez ne nous assure pas des températures plus alléchantes que les semaines passées.
Je hoche poliment la tête en direction d'autres parents présents : je réalise, maintenant que je suis à la portée du monde extérieur, que j'appréhende les regards sur moi. Et mes craintes se confirment : il semble que nous ne passions pas autant inaperçus que j'aurais aimé.
- Mais, qu'est-ce qui se passe ?...
- Quoi ?
- Bon sang, tout le monde nous regarde...
- Ah ! Oui. Elles, là, elles me regardent comme ça tous les matins. Elles surveillent les faits et gestes de tout le monde, on dirait ?
- Oui et non… C'est la clique de l'association des parents d'élèves. Elles ont un petit côté commères, m'enfin là...
- Ben tiens, c'est elle qui m'a fait passé en force le jour où nous étions en retard.
Je prête une meilleure attention à nos voyeuses, et alors, je remarque un détail qui m’ébahit... et me déclenche un irrépressible fou-rire. Oscar me dévisage avec stupéfaction.
- Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
- Oscar, ce n'est pas nous qu'elles regardent... C'est toi ! Elles te dévorent du regard... elles te matent, putain ! Tu leur as tapé dans l’œil !
- Euuuuuh... (il paraît embarrassé, tout à coup) Il se pourrait que la blonde en manteau bleu m'ait déjà accosté plusieurs fois, oui.
- Mais non ?!
- Tous les matins, en fait.
Je ris de plus belle. J'en pleure, même, et je me mentalise la cocasserie de verser des larmes... de rire.
- Oh là là ! Tu m'as émoustillé la moitié des mamans de la classe, Oscar !
- Oh, eh, n'exagère pas !
- T'as vu le tableau ? Le gamin qui n'avait jusqu'à présent pas de père se fait accompagner un beau matin par un mystérieux Espagnol ténébreux à l'accent irrésistible... (je secoue la tête alors qu'il lève les yeux au ciel) Ah ah, bordel, j'avais pas pensé à l’émulation que ça allait créer !
- À ce point ? Je suis ténébreux ? J'ai un accent irrésistible ? Moi ?
- En Bretagne, l'accent latino c'est le summum de l'exotique.
- Ooooh... Waouh. Je ne sais pas quoi faire de cette information, mais d'accord.
La blonde en manteau bleu s'approche justement de nous.
- Alix ! C'est un plaisir de vous revoir ! Comment allez-vous ?
- Bonjour. Ça va, merci.
- Tant mieux, tant mieux ! On commençait à se faire du souci de ne plus vous voir depuis la rentrée !
- C'est très prévenant de votre part. Il ne fallait pas vous...
Elle pose sans hésitation sa main sur l'épaule de mon comparse.
- Mais je dois dire que votre absence a eu l'avantage de nous faire rencontrer le charmant papa d'Andreas !
- Charmant ?
Oscar baisse la tête d'un air gêné. Je mobilise toute ma concentration possible pour réprimer un nouveau fou-rire.
- Oh, oui ! C'est agréable de croiser des gens avec autant de gentillesse et de courtoisie !
Je songe aussitôt à Ana qui serait éminemment fière de ces louanges à propos de son fils, par delà les frontières !
- Vous êtes cordialement invités à la fête du Carnaval de l'école, bien sûr ! On n'a jamais trop de papas musclés pour monter les stands et transporter le matériel !
Je la vois en profiter pour tâter le bras d'Oscar sur le mot « musclé ». Il amorce un léger mouvement de recul. Je ne sais pas si la scène à laquelle j'assiste est drôle ou embarrassante.
- Hélas, je crains fort qu'Oscar ne puisse pas y participer.
- Non ? (elle masque à peine sa déception) C'est pas vrai ? Mais pourquoi donc ?
- (Oscar se racle la gorge) Je vais bientôt rentrer en Espagne.
- Quel dommage ! On n'aura donc plus la joie de vous voir ici chaque matin ?
- Mais moi, je reste, si ça peut vous consoler !, souligné-je.
- Bien sûr, Alix, c'est super... Mais vous ne faites pas le même effet qu'un joli sourire et un bonjour ensoleillé d'Oscar pour entamer la journée !
Non mais pincez-moi, je rêve ? Elle a perdu toute décence, ma parole ! Oscar est définitivement mal à l'aise.
- Je tâcherai de travailler mon sourire.
Alors que la blonde au manteau bleu fait la moue, l'ouverture de la porte de l'école sonne comme un lâcher de fauves dans la cour de récréation, détournant notre attention de cette conversation malaisante. Au loin, notre garçon jette un œil vers le portail, nous reconnaît, et un sourire solaire traverse son visage enfantin. Ce même sourire que partagent le père et le fils, celui qui fait chavirer les cœurs.
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NB : mes amitiés à toutes les "clique de l'association des parents d'élèves". Signé : la vice-présidente de l'association des parents d'élèves de l'école de mes enfants *sifflote innocemment*(mais moi je ne tâte les bras de personne, hein !).
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