Chapitre 24.2

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 Après l'escapade sur l’île de Nantes, l'ambiance changea à l'appartement. J'avais toujours un abonnement la tête dans les toilettes, mais je me saisissais enfin de l'énergie qu'Oscar me transmettait. Je recommençais à manger un peu, je me levais de mon lit avant midi, je tenais des conversations avec lui. Je n'avais toujours pas la force de sortir, ni d'entretenir quoi que ce soit dans mon foyer, mais je savais faire mieux qu'acte de présence.

 Le rendez-vous de Jeudi, je l'appréhendais énormément. Pendant trois jours, j'avais tourné et retourné dans ma tête cette idée d'élever l'enfant d'un autre en duo avec Oscar. Il m'avait assuré qu'il irait le reconnaître officiellement, qu'il m'aiderait financièrement et que nous mettrions en place un système de garde calqué sur celui d'Andreas, bref : qu'il n'en serait pas le géniteur, mais qu'il en serait le père. Ça me paraissait tantôt faisable, et tantôt complètement dingue – bien plus dingue que n'importe quelle idée que j'avais pu avoir dans ma tumultueuse vie. Je ne savais pas si je devais faire gagner la dinguerie, ou la raison.

 Ma sage-femme nous accueillit avec douceur. Elle n'avait pas su masquer son trouble en apprenant que l'homme qui m'accompagnait n'était pas celui qui avait généré cette grossesse, mais le père de l'enfant d'avant, avec qui j'étais pourtant séparée depuis des années. En tout professionnalisme, elle n'avait posé aucune question complémentaire. Elle fut plus douce encore en constatant que je ne savais absolument pas quelle issue donner à ma situation. Elle écouta ma confusion, essuya mes larmes, me combla de mots réconfortants, sans jamais poser le moindre jugement sur une conclusion plutôt qu'une autre.

 Elle insista pour me faire passer une échographie afin de dater cette grossesse, puisque je n'en étais pas capable. Je ne voulais pas. J'avais trop peur, peur de voir, peur d'entendre, peur d'être dix fois plus confuse. Oscar m'a pris la main. J'ai accepté. Je lui ai broyé les doigts. Il n'a rien dit.

 Il arrive que, parfois, ce soit la vie qui décide pour vous. La vie avait décidé que cette grossesse-là n'aurait pas besoin de système de garde.

 J'ai encore versé des litres de larmes. J'avais été abattue d'être enceinte, j'étais abattue de ne l'être de rien, et je savais que demain, je serai abattue de ne plus l'être du tout. Ma sage-femme m'avait proposé d'attendre après le week-end pour voir si mon corps mettait un terme de lui-même à la grossesse ; si ce n'était pas le cas, il faudrait s'aider de médicaments. Il ne s'était rien passé. Mon corps gardait jalousement ce petit œuf tout vide à l'intérieur de mes entrailles. Pour la première fois depuis son arrivée, Oscar semblait désemparé, le dimanche soir. Il avait tenté beaucoup de choses – chocolats chauds, confiseries, tisanes, musique relaxante, bouquins, films comiques, bisouilles d'Andreas – mais rien ne semblait pouvoir assoupir mon chagrin. Je me sentais coupable, coupable d'avoir détesté cette grossesse, coupable de ne pas avoir su l'éviter, coupable de lui avoir fourni un géniteur horrible, coupable d'avoir fumé, d'avoir arrêté de manger, d'être restée dans le noir et le froid volontairement – coupable d'avoir été une mère horrible avant même qu'il n'ait un cœur, cet hypothétique enfant.

 Le lundi suivant fut le jour où je devais franchir de nouveau la lourde porte rouge de l'immeuble de la sage-femme. Je méditais, immobile, sur le poids abusif et la couleur pourpre de cette foutue porte, et sur l'image incroyablement violente qu'elle me renvoyait. Comme un symbole, Oscar, captant mon trouble, prit les devants et la maintint ouverte pour moi. Je me sentis démesurément reconnaissante pour ce petit geste d'apparence insignifiant, et pour la quantité de lourdes portes qu'il m'a maintenues ouvertes ces jours passés. J'ai à peine écouté les paroles de la sage-femme – j'ai pourtant essayé d'y mettre toute la concentration possible, mais ma caboche filtrait la moitié des informations. Je devais prendre un premier comprimé en sa présence, et un second à la même heure le lendemain. Je n'écoutais pas ses recommandations ni sa liste d'effets secondaires. J'étais hagarde, je flottais dans un autre monde qui me permettait d'échapper à cette réalité poisseuse.

 Le lendemain fut du même acabit, niveau flou artistique : j'eus beau supplier une quelconque entité supérieure d'appuyer sur le bouton « avance rapide » afin de passer au jour d'après, hélas, il semblerait que l'avance rapide n'existe qu'avec les moments doux. Pour cet événement-là, j'ai au contraire, vécu sans abrègement chaque instant du chapitre final de cette grossesse. Une fois de plus, Oscar a été parfait : se montrant présent pour moi tout en me laissant l'intimité suffisante pour vivre les choses à ma convenance – si tant est que l'on puisse utiliser le mot « convenance ».

 Au soir, j'étais terriblement fatiguée, physiquement et mentalement. Pour une fois, je n'avais pas le goût de fumer. Je n'avais même pas touché mon paquet depuis que j’eus avalé ce cacheton de l'enfer, le matin même. Je n'avais goût à rien, absolument rien. Tout était morne. Ne demeuraient que les saveurs du sang, de la honte et des regrets.

 Oscar revient de coucher Andreas. Il s'assoit à mes côtés.

  • Comment vas-tu ?
  • Je ne sais pas. Pas terrible.
  • Tu veux quelque chose ?
  • Rien que tu ne puisses faire, Oscar. Je veux être ailleurs, loin, être quelqu'un d'autre, dans une autre vie et avec une autre histoire.

 Il me dévisage avec tristesse.

  • Une autre vie ? Carrément ?

 J'approuve. Oui, une autre vie. Le genre de vie où je serais une fille sage, qui respecte les consignes et les conventions, qui est raisonnable, qui roucoule de bonheur avec un amoureux qui l'aime, et qui aurait deux beaux enfants.

 Je soupire de lassitude.

  • J'ai tellement de dégoût, Oscar. Je déteste mon corps, je déteste mon âme, je déteste mon esprit. Je me déteste entièrement. Je me dégoûte. Je ne veux plus être moi. Je voudrais tellement me déposer, comme un manteau, et partir sans moi. J'en ai marre de moi, j'en ai tellement marre, si tu savais !

 Une nouvelle salve de larmes me secoue. Depuis des jours, je suis intarissable. Oscar déploie son bras vers moi mais, je le repousse.

  • Laisse-moi. Je n'ai plus envie que personne ne me touche. Je veux qu'on laisse mon corps tranquille.

 Il revient à sa position initiale, non sans afficher une mine sacrément attristée.

  • Tu es dure avec toi-même, Alix.
  • Oh, non ! Regarde-moi : je papillonne d'idées en idées, je bouscule tout le monde sur mon passage, je prends des décisions sur des coups de tête et j'oblige les autres à me suivre, je provoque à tout va, je fais gaffe à rien... ça mène où ? Les gens se lassent. Je fatigue tout le monde autour de moi. Même ce bébé, je l'ai fatigué avant même qu'il ne naisse !
  • Mais non...
  • Mais quelle hypocrisie, Oscar ! T'es le premier à t'être lassé !

 Il ouvre la bouche, puis se ravise et baisse les yeux avec gêne.

  • Ce n'est peut-être pas le moment idéal pour reparler de ça...
  • Ça ne sera jamais le moment idéal pour me signifier à quel point je suis pénible à vivre.
  • Alix... Tu n'es pas pénible à vivre, je t'assure...
  • Tu ne seras jamais crédible à dire cela.

 Il me regarde avec peine.

  • J'ai eu des mots virulents et injustes à une époque, mais je te promets Alix, que jamais je ne t'ai trouvée pénible à vivre. Au contraire.

 Il m'arrache un sourire dépité. Comme c'est aimable d'essayer d’embellir les choses, des années après ! Ça n'a pas d'effet. Je sais très bien pourquoi il a claqué la porte.

 Une énième crampe vient me fusiller l'abdomen. Je gémis.

  • Tu as mal ? Tu veux un antidouleur ?
  • Non ! Plus de médicaments. Pitié.
  • Tu les as refusés toute la journée. C'est comme si tu te laissais volontairement envahir par la douleur.
  • Peut-être que je la mérite.
  • La douleur en punition, on appelle ça de la torture. Je ne crois pas que tu mérites de t'infliger cela, non...

 Je soupire, et hausse les épaules. J'ai pas envie de réfléchir à ça. Il se lève, me tend la main.

  • Qu'est-ce que tu me veux ?
  • Viens te coucher, Alix.

 Sans vraiment réfléchir, je lui obéis. Je me dirige vers ma chambre. Je n'ai même pas la force de me déshabiller. Je me laisse tomber sur mon lit, me recroqueville. Vider ma tête, j'aimerais tellement vider ma tête.

 Il réapparaît dans l'encadrement de la porte.

  • Tu ne te changes pas ?
  • Pas envie.
  • Ok.

 Il éteint la lumière et s'assoit au bord du lit, dans mon dos.

  • Qu'est-ce que tu fous ?
  • Chuuuut...

 Il tient un drôle de truc mou.

  • Tiens... Pose ça sur ton ventre.
  • Qu'est-ce que c'est ?
  • C'est un coussin bouillotte. Il y a des graines de lin, à l'intérieur. Quand on le passe au micro-onde, elles emmagasinent de la chaleur qu'elles diffusent au contact du corps. Ça permet de soulager les douleurs musculaires. La sage-femme en a parlé lundi, tu ne te souviens pas ?
  • Euh... non. Je n'ai pas trop écouté ce qu'elle disait...
  • C'est pas grave. Tu permets ?

 Je soulève la couette, l'invitant silencieusement à installer son truc. Très délicatement, il le dépose, étalé sur mon abdomen. Aussitôt, comme un doudou réconfortant, le coussin répand sa chaleur sur mon ventre. Très vite, je ne crois plus ressentir toutes ses sensations désagréables qui m'ont minée depuis deux jours. D'une voix basse, je soupire :

  • Waouh, c'est... magique. Où est-ce que tu as trouvé ça ?
  • Je l'ai réceptionné tout à l'heure. J'ai un peu galéré à trouver une boutique qui en vend, ici... Alors je l'ai commandé vendredi sur un site espagnol avec lequel on travaille pas mal, au boulot. Je me suis dit que tu en aurais besoin. On les utilise énormément au Centre, c'est vraiment efficace pour beaucoup de douleurs.

 Wow. Je ne réalise pas ce qu'il me raconte. Il nous a fait livrer son coussin magique depuis l'Espagne en prévision des sales moments que j'allais subir ?

  • M... merci, Oscar..., balbutié-je.
  • Je t'en prie. C'est pas grand chose. Allez... Essaie de trouver le sommeil.

 Il réajuste la couverture jusqu'à mes épaules, semble chercher quelque chose mais je n'en vois rien : il fait sombre, seule la lueur provenant du lointain salon nous apporte un petit rayon. Et puis, depuis tout à l'heure, je lui tourne le dos. Il se rapproche de moi, et me chuchote :

  • J'ai entendu que tu es réticente à ce qu'on te touche, mais... Tu me fais confiance, Alix ?
  • … Je crois que oui.

 Après tout ce qu'il a déployé pour moi depuis quinze jours, oui, j'ai confiance en lui, oui.

  • Ferme les yeux.

 J'obtempère. Je sens qu'il se penche sur moi. Sa voix est toujours un murmure.

  • M'autorises-tu à te toucher ?
  • Euh... Oui, enfin... Qu'est-ce que tu comptes faire ?
  • Essayer de te soulager. Je ne cautionne pas la torture.

 Je reste bouche bée. D'un bref signe de la tête, j'approuve. La couverture se soulève à peine, et il dépose ses deux mains dans le bas de mon dos. Elles sont chaudes, et huileuses. Elles effleurent ma peau, suivant la colonne. Ses pouces appuient, ses doigts caressent, ses paumes glissent. Très vite, sous son impulsion, douce, délicate, je sens mes muscles apprécier le malaxage. Le bas du dos, puis le bassin. Je laisse échapper un soupir. Tout ce qu'il me fait me soulage. J'en laisse échapper d'autres.

  • Oscar...
  • Oui ?
  • Tu es un ange.

 Ses gestes ralentissent momentanément, mais il ne répond pas, et reprend sa douce valse dans mon dos. Puis, je ne sais pas, je lâche prise. Je pars loin. Je clos mes yeux.

 Je me suis réveillée toujours en boule, recouverte de ma couverture. Je suis courbaturée en me levant. Oscar est dans la cuisine, devant son café, absorbée par sa tablette. Tous les matins, il parcourt les infos sur des sites espagnols. Il s'attarde particulièrement sur la page tennis, bien entendu – et aussi sur des articles plus complexes qui parlent de kiné du sport. Il lève les yeux sur moi.

  • Bien dormi ?
  • Mmm. Je ne vous ai pas entendus. Ça a été avec Andreas ?
  • Sans soucis, comme d'hab. Il a sa dictée ce matin.
  • Ah bon ? C'est le Jeudi d'habitude, et il révise avec ma mère le mercredi aprem...
  • Sa professeure avait prévenu qu'elle changeait l'organisation de cette semaine.

 Je soupire, dépitée.

  • Han, je n'ai rien suivi de son travail depuis quinze jours, putain... C'est nul !
  • Hum. Moi, je l'ai fait, ne t'inquiètes pas.
  • Tu lui as fait réviser du français ?
  • Il s'agit juste de lui faire écrire des mots et vérifier leur orthographe, non ?
  • Oui, oui... Mais autant tu maîtrises le français parlé, autant l'écrit... Tu ne l'as jamais vraiment travaillé.
  • Mmm. Bah, c'est mon fils, il avait du travail à la maison, je l'ai fait avec lui. Je t'avoue que je ne comprends rien à votre façon d'écrire, je ne vois pas pourquoi « bokù » s’écrit « b-e-a-u-c-o-u » mais bon...
  • « P ». T'as oublié le -p à la fin de « beaucoup ».

 Il me regarde d'un air blasé.

  • … Je trouve admirable que les Français sachent écrire correctement un jour, avec autant d'absurdités.
  • Et que penses-tu du fait que Katell Lagadec en fasse sa passion et son métier ?

 Un sourire le traverse. Il me sonde de ses prunelles miel.

  • Comment te sens-tu, ce matin ?
  • Lourde. Ankylosée. Coupable.
  • Pour les deux premiers, peut-être qu'une bonne douche te serait bénéfique. Pour le troisième... On peut en parler, si tu veux ?
  • J'sais pas. Une douche, oui, c'est bien.

 Je file à la salle de bain.

______

NB : j'ai de douces pensées vers toutes les femmes qui ont vécu des grossesses d'une manière qu'elle ne le désirait pas. À J. et son bébé perdu dans le froid de Norvège. À E. qui s'est retrouvée seule à se débrouiller d'une grossesse non désirée, après un répugnant "C'est pas mon problème". À E. qui a vécu l'annonce d'une grossesse non-viable au beau milieu de la panique du confinement Covid. À toutes les femmes, quelles que soient leurs envies et leurs parcours : je vous envoie douceur, chaleur, et soutien véritable ♥ .

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