Chapitre 24.3

10 minutes de lecture

 Il pleuvait fort, ce mercredi. Oscar m'avait proposé de laisser Andreas chez mes parents l'après-midi pour garder le calme à l'appartement. J'avais refusé, imaginant que notre fils protesterait haut et fort à cette séparation imposée d'avec son père. Nous avions donc passé l'après-midi ensemble, d'abord devant un jeu de société – le genre qui ne nécessitait pas de compétences de lecture en français, afin d'épargner notre Ibérique – puis affalés devant un dessin animé avec des churros au chocolat qu'Oscar avait réalisé avec brio – il est toujours aussi doué en cuisine. Ce fut un très chouette moment, que j'appréciais grandement, et je me faisais la drôle de réflexion que nous avions vécu comme une famille lambda le temps d'une journée... et que nous avions tous les trois aimé cela.

 Probablement que ce shoot d'amour m'était indispensable pour affronter ce qui m'attendait après le dîner. Nous avons couché Andreas ensemble, pour une fois – il était aux anges, notre garçon. Revenant dans le salon, je constate que mon téléphone indique un message. Je me fige.

  « de : Arnaud
message : T'as laissé des affaires à l'appart. Je les jette ? Je veux rien garder de toi. Je peux faire un colis et tu paieras l'envoi. Réponds-moi avant demain soir sinon c'est poubelle. ».

 Je lis et relis le message. Il me tabasse à chaque fois.

  • Alix ? Ça n'a pas l'air d'aller ?

 Oscar fronce les sourcils avec inquiétude. J'ai encore les yeux larmoyants. Il s'assoit près de moi, déposant deux tasses de tisane fumantes sur la petite table. Incapable de parler, je lui tends mon téléphone. Une ombre passe sur son visage lorsqu'il comprend qui en est l'expéditeur. Il met du temps à déchiffrer le message.

  • Il y a des choses à toi chez lui, qu'il veut jeter, c'est ça ?
  • Oui, murmuré-je. Ou alors je lui donne de l'argent pour qu'il me les envoie.

 Il reste interdit devant l'écran. Enfin, il me dit d'une voix blanche :

  • Tu vas pas faire ça ?
  • … Je sais pas.
  • Ce sont des choses précieuses ?
  • Je sais pas. Je me souviens pas. Des vêtements, sûrement... Des bouquins, peut-être... Des jouets d'Andreas aussi, il me semble. Ça serait peut-être mieux de les récupérer, effectivement.

 Il me dévisage, puis secoue la tête avec véhémence.

  • Non. Non, non, non !
  • Oscar, ne t'énerve pas...

 Il bondit du canapé et commence à marcher dans le salon en s'agitant.

  • Alix, c'est insensé ! Il te fout à la porte alors que tu es enceinte, il te traite comme une moins-que-rien, et maintenant il te laisse à peine vingt-quatre heures pour choisir entre t'escroquer de l'argent ou jeter tes affaires ? Mais il a pas honte ?! Quel foutu salopard, putain !
  • Je ne crois pas que la honte fasse partie de son registre, non...
  • Alix, tu ne vas PAS lui répondre, et tu ne vas PAS le payer ! On va trouver quelque chose...

 Je regarde mon téléphone, et le message toujours affiché. Je revis des choses. Tellement, tellement de choses.

  • Allez, calme-toi, Oscar. Je vais survivre, hein. Je ne suis plus à ça près, maintenant. Ce n'est qu'un truc parmi tant d'autres.

 Il me dévisage avec gravité. Il revient s'asseoir à mes côtés. Il semble réfléchir. La faible vibration de mon téléphone attire notre attention. On se penche ensemble sur l'écran.

  « Arnaud
Tu peux aussi jeter mes clés. Je ferai changer mes serrures. »

 Je soupire longuement. Comme si l'envie de revenir chez lui allait me traverser ! À ma grande surprise, Oscar, lui, affiche un indécent sourire.

  • Pourquoi t'as l'air content, comme ça ?
  • Tu as encore ses clés ?
  • Oui... Mais qu'est-ce que tu veux que je... Oh ?

 Il se lève de nouveau, toujours en joie.

  • Alix, tes affaires, on va les récupérer !
  • Oscar, Paris c'est quatre heures et demi de route, et j'ai franchement pas envie de... HEY ! Rends-moi mon téléphone ! Qu'est-ce que tu fous ?! T'appelles pas Arnaud ! Fais pas ça !

 Il lève la main vers moi, mon portable coincé entre son épaule et son oreille.

  • Non, ce n'est pas lui que j'appelle, non.
  • Qui, alors ? Oscar !

 Il pose son index sur sa bouche, m'intimant de me taire, puis répond d'une voix sérieuse :

  • Allô ? … Bonsoir, Yann. … Non, ce n'est pas Alix, c'est Oscar. … On fait aller. Yann, vous m'aviez proposé votre aide avec Andreas ? … Je vais avoir besoin de vous demain.

 On a pris la route tôt, ce jeudi matin. Mes parents étaient venus à l'appartement à sept heures pour assurer le réveil d'Andreas et le conduire à l'école par la suite. Oscar avait été franc, sans un détail de trop : « Nous devons aller récupérer les affaires d'Alix à Paris ». Ma mère faisait la tête, mais je n'avais pas envie de subir ses remarques. Mon père m'avait glissé « Alix, elle n'a rien à te reprocher. C'est juste qu'elle n'est pas très enthousiaste à l'idée que vous retourniez là-bas ». J'avais compris qu'en fait, elle avait probablement peur pour moi. Elle nous avait donné un sac avec des madeleines faites maison, un thermos de café et des caramels salés. J'étais reconnaissante, d'autant que je calculais qu'elle avait probablement cuisiné tard hier soir, vu l'heure à laquelle Oscar les avait contactés. Mon père, lui, m'avait serré dans ses bras juste avant que je ne franchisse la porte. Ça m'avait surprise, et je l'avais laissé faire. Ça m'avait fait du bien. J'ai vu qu'il avait échangé un regard avec Oscar. Oscar avait hoché la tête. Puis, nous étions partis.

 Oscar a conduit les deux premières heures, et je lui ai proposé un relais pour la fin. Il n'a pas refusé. Nous arrivons donc à midi passé dans la rue où loge Arnaud. Je me gare, non sans mal : les rues sont étroites et très fréquentées. J'avise sa fenêtre : Arnaud ne rentre jamais le midi chez lui. Il déjeune avec ses collègues, ou avec des clients. Je soupire.

  • Je suis là, Alix. On va le faire ensemble.
  • Oui... Allez, vamos.

 Nous pénétrons dans l'immeuble, deux grands sacs à la main. Je ne sais même pas quelle quantité de choses je suis censée emporter. J'ouvre la porte, et prends le temps de respirer avant d'entrer. La pièce de vie est spacieuse et lumineuse, elle est décorée dans un style industriel assez banal. Oscar regarde de tous les côtés en silence.

  • Bon... Je vais commencer par mes vêtements.

 Je file dans la chambre, lui dans mon sillage. J'arrive à rester de marbre à la vue de ce lieu que j'ai presque habité durant trois ans. J'ouvre son placard, récupère mon tas de t-shirts, pulls, sous-vêtements, et deux pantalons. Mes yeux font le tour de la pièce, histoire de vérifier que je n'ai rien oublié. Une étrange étoffe orange attire mon attention, sur le valet de chambre. Je m'approche, la prends délicatement entre mes doigts. C'est un soutien-gorge en dentelle, tout en transparence, qui doit probablement être sublime porté avec un décolleté plongeant. Un haut-le-cœur me traverse.

  • Hum... Tu... le récupères aussi ?

 Je me retourne. Oscar me tend le sac ouvert, le teint rosé de gêne. Je reste plantée devant lui sans bouger. Il hausse les sourcils, et finit par demander :

  • Tu veux le lui laisser ?
  • … Ce n'est pas à moi.

 Sa bouche s'ouvre en un « Ah » muet. Je regarde de nouveau la belle lingerie.

  • Putain de connard..., murmuré-je entre mes dents.

 Les larmes me montent. Je suis figée de dégoût. Oscar pose le sac sur le lit, avance vers moi et me prend le soutien-gorge des mains.

  • Évidemment. Tu ne portes pas des trucs aussi... Bon.

 Il pince la bouche.

  • On va le remettre, me résigné-je.
  • Ou alors...
  • Ou alors quoi ?

 Il sort de la chambre, ouvre une porte, puis une deuxième et sourit.

  • Ah ! On devrait le ranger à sa place, tu ne crois pas ?
  • Sa place ?, répété-je bêtement.

 Je le rejoins. Il tend le bras théâtralement au-dessus de la cuvette des toilettes, et lâche le très cher bout de tissu qui tombe mollement dans l'eau stagnante.

  • Voilàààà. C'est bien mieux comme ça !

 Je regarde la scène, hébétée. Seconde après seconde, le souffle de la colère se répand en moi. Une colère nourrie aux mots blessants, aux propos rabaissants, aux soupçons injustifiés, aux abus d'autorité, à la lâcheté suprême, et désormais, à l'âcre parfum de l’infidélité.

  • Tu as raison, rien n'est rangé à sa place, ici.
  • Ah ?

 Je retourne dans la chambre, rouvre rageusement le placard, et balaie les étagères. Dans un cri sourd, j'attrape une première pile de vêtements et la jette à terre. Une deuxième. Une troisième. Une pluie de polo Lacoste, de pantalons cintrés, de chaussettes noires, de caleçons, de bermudas s'étale au sol. J'ouvre la penderie. Les pulls en cachemire connaissent le même sort. Les chemises impeccablement repassées quittent une à une leur cintre, se chiffonnent sauvagement entre mes mains, et rejoignent le reste. Oscar est resté sur le pas de la porte, le sac contenant mes effets personnels dans les bras, et regarde le spectacle avec un amusement non dissimulé. Je termine avec les trois jeux de draps de secours, avant de constater que le placard est entièrement vide. Je souffle fortement.

  • C'est un style de rangement intéressant, commente Oscar avec sarcasme.
  • Je n'ai jamais été amie avec l'ordre, répondis-je, le faisant s'esclaffer. Tu viens ? J'ai les autres pièces à faire.
  • Euh... à faire dans le même genre ?
  • Parfaitement.
  • Ok.

 J'entre dans le cagibi qui lui sert de bureau, avise sa paperasse professionnelle. Il va enrager. J'en jubile d'avance. Je prends le tas de feuilles et le disperse, bien étalées, bien mélangées, sur le sol. J'ouvre les tiroirs, balance crayons, trombones, punaises, agrafes, scotch, cartouches d'imprimantes, piles, tout ce qui me passe sous la main. J'ouvre son meuble-secrétaire, récupère au passage les Legos appartenant à Andreas, puis fait tomber à tout-va les papiers, les boîtes, les trucs dont je ne connais même pas le contenu.

 La salle de bain ne passe pas à la trappe. Mes quelques crèmes et maquillages donnés à Oscar, je passe mes nerfs sur ses rasoirs, peignes, bouteilles de shampoing et de gel douche. Oscar intervient :

  • Attends ! Tiens, donne.

 Je lui passe un flacon de savon à la senteur « tentation boisée » masculine écœurante. Il fait sauter le bouchon, s’accroupit devant le lave-linge et vide le contenu à l'intérieur.

  • Han ! Oscar, qu'est-ce que... ça va mousser !
  • Oh, que oui ! Les Juniors de l'Académie avaient fait ça, une année. Ils avaient foutu en l'air trois machines à laver et rempli de mousse la pièce entière, ces andouilles. Ils avaient eu quinze jours de colle et un week-end entier à nettoyer la laverie en punition. Mais je t'avoue que... c'était assez drôle à regarder !

 Je pouffe de rire, et... lui tend les autres flacons.

 Vient enfin le tour du salon. Je parcours la bibliothèque, récupérant ce qui m'appartient. Je fais un pas en arrière, admire une dernière fois sa très jolie collection de bouquins, qui grimpe du sol jusqu'au plafond.

  • Impressionnant, commente Oscar.
  • Mouai. C'est chouette, mais il n'en a pas lu dix. C'est pour la frime. Ça fait classe, tu comprends ?

 Oscar dodeline la tête dans une moue dubitative.

  • Recule-toi, lui dis-je.

 Il s'exécute, et me regarde faire s'écrouler les piles de livres à grands coups de bras. Blam, blom, ils tombent au combat les uns après les autres. Des pieds, délicatement – j'ai un certain respect pour les livres, tout de même – je les éparpille le plus possible, veillant à ce que le salon entier en profite.

 Enfin, mes yeux se posent sur les placards de la cuisine.

  • Il va y avoir de la casse..., grimace Oscar.
  • Surtout pas. Rien de répréhensible, Oscar !
  • On peut t'emmerder pour du bris d'assiette ?
  • Vandalisme : acte de dégradation volontaire sans motif de vol. Prison et amende à cinq chiffres. Ça me tente moyennement.
  • Ah ouai... effectivement.
  • Alors que là, ma foi... une plainte pour étalage de vêtements et livres à terre dans un contexte de séparation, ça va juste saouler les policiers. On n'est même pas entrés illégalement. Il n'a rien contre nous.

 Il a l'air épaté.

  • Ne jamais jouer au con avec sa meuf juriste..., dit-il étrangement.
  • Hein ?
  • Euh... Je... C'était un avertissement que m'avait donné María.
  • Ah.

 Il pince la bouche et rougit. Je souffle un rire.

  • Je l'imagine presque jouir à cette phrase.

 Oscar lève les yeux au ciel. J'ouvre les placards, fait rouler les conserves sur le carrelage. Je donne un grand coup de ciseaux dans les paquets de denrées et déverse pâtes, riz et taboulé un peu partout. Ouvrant le frigo, j'ôte les opercules de tous les yaourts et toutes les crèmes - un détail qui plaît particulièrement à mon acolyte. Enfin, je prends délicatement les verres et les assiettes et les dispose en une très belle tour derrière la porte d'entrée. J'entends déjà le doux bruit de chute de porcelaine sur le sol lorsqu'il l'ouvrira à la volée.

  • Mais... ça va casser, là !
  • Oui, mais de sa main à lui.
  • Oh, Alix. Tu es diabolique.

 Non sans fierté, j'admire mon travail complet dans le petit encadrement disponible de la porte. À mes côtés, Oscar approuve.

  • Joli. C'est poli, courtois, et... fort emmerdant.
  • Il va péter un câble.

 Oscar sourit, et dit avec philosophie :

  • Il devrait plutôt se réjouir. C'est le mieux qui puisse lui arriver, tout ça.
  • Bon... On se tire ?
  • Ouai. On a de la route.
  • Une dernière chose...

 Faisant attention à ne pas renverser ma tour de porcelaine, je prends le tas de post-it dans l'entrée, rédige de ma plus belle écriture « Je tenais à te rendre tes clés » et dispose le petit carré jaune et le jeu de clés en question sur le plan de travail.

  • Voilà. Maintenant, on peut y aller.

Annotations

Vous aimez lire Anaëlle N ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0