Chapitre 26.3
Le mardi matin, à son grand regret, Masha nous quittait pour Londres : elle devait assister avec des collègues à un méga rassemblement européen « team bulding machin chouette » qu'organisait la marque d'équipement sportif pour laquelle elle travaillait. Elle faisait partie de la délégation espagnole. Je ne sais pas dans quelle ambiance de couple ils se sont dits au revoir : Masha n'a pas essayé de me croiser avant son départ.
J'ai passé la matinée avec Andreas, pendant qu'Oscar conduisait Masha à l'aéroport. Il rentre peu avant midi, et c'est son air agacé qui me saute aux yeux. Andreas le sollicite illico pour une nouvelle trempette dans la piscine.
- Non, Andito, plus tard. On va déjeuner avec Papou et Mamou ce midi, tu te souviens ?
- Oh ouiiiii ! Et Papou nous emmène à la pêche après !
- Oui.
- Et on retrouve Tata Lorena et les cousines en soirée ?
- Voilà.
- OUIIIIIIII !
Au moins, il décroche un sourire à son père. Je lui demande d'aller finir de s'habiller, éteindre sa console et préparer ses affaires de pêche. C'est un prétexte pour avoir un petit tête à tête avec le paternel.
- Hum, ça a été avec Masha ?
- Oui. Elle a pris son avion. Tout va bien.
Je me marre.
- Ouai, super, mais c'est pas ce que je voulais dire. Ça a été... entre vous ?
Il prend une gorgée de café, les sourcils froncés. Puis il pose sa tasse et me regarde un peu avant de répondre :
- Oui.
- … Elle était peinée, hier soir.
- … Oui.
- On dirait qu'elle n'est pas du tout au courant pour ton parcours Junior ?
Il râle dans sa barbe.
- Oscar, c'est dingue quand même ! Comment se fait-il que tu ne lui aies pas raconté ?
- Pas eu l'occasion.
- Quoi ?! Ça fait trois ans que vous êtes ensemble !
- Et alors ? On vit très bien quand même, on est heureux, ça change quoi qu'elle le sache ?
- Ça change le niveau de confiance que tu mets en elle !
Il arrondit les yeux. Bim ! Touché, et bien bien touché, le garçon. Il se sent bête.
- Tu exagères un peu, Alix... C'est pas une histoire de confiance...
- C'est quoi, alors ?
- C'est une histoire de... d'envie.
- Et t'as pas envie de te confier à elle ?
- Non.
- Mais ! Oscar ! Tu n'envisages quand même pas d'épouser quelqu'un qui ne connaîtra pas ton passé !
Il me regarde comme si je lui parlais chinois.
- L'épouser ? Certainement pas, pourquoi tu dis ça ? Tu pars encore dans tes délires, Alix ? Me dis pas que tu prépares un coup, pitié !
- Non, non ! Mais...
Oups. Merde. C'est moi qui me sens bête, tout à coup.
- Alix ? Si t'as une idée en tête, abandonne-la immédiatement, s'il te plaît !
- C'est pas moi ! C'est Masha.
- Quoi, c'est Masha ?
- Je ne devrais pas te dire ça, mais... Elle est persuadée que tu l'emmènes à Rome pour la demander en mariage.
Il se décompose sous mes yeux ébahis. Ah ben. Visiblement, dans l'esprit d'Oscar non plus, ce n'était pas la plus pure des évidences.
- T'as pas prévu de jeter trois pièces dans une fontaine ?
- Hein ? Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?
- Hanlàlà... Merde. T'as plus qu'à acheter une bague, maintenant.
- Non ! Mais vous délirez ou quoi ? Qu'est-ce que vous trafiquez depuis hier, toutes les deux ?
- Mais rien ! C'est Masha qui se monte des films sur des bouts de rien ! Moi je ne fais qu'écouter sa logorrhée...
Il me lance un regard réprobateur.
- Oscar, je t'assure, elle est impatiente que tu te mettes à genoux devant une fontaine...
- Mais je n'ai jamais envisagé ça ! Je l'emmène à Rome parce qu'elle m'en parle depuis un an ! Je ne fais que respecter ses envies, qu'est-ce que c'est que ce délire de mariage, là ?
- Je sais pas... Je crois qu'après trois ans, elle en a vraiment très envie...
- Mais... merde.
- Papá ?! J'suis prêêêêêêt !
Oscar se retourne sur son fils, affiche un sourire de façade, et l'invite à mettre ses chaussures.
- On en reparle ce soir ?, conclué-je
Je reçois en réponse un regard noir qui me surprend.
- On en reparle jamais.
Ah. Ça a le mérite d'être clair.
Je n'étais pas très concentrée sur mon travail, cet après-midi. Je tournais et retournais la situation dans ma tête. Masha voulait se marier, faire un enfant, récupérer Andreas, bref : monter une belle petite famille. Oscar se comportait avec elle comme s'il ne la fréquentait que depuis quelques semaines : pas de projets, pas de confidences, rien que du superficiel. Avait-il seulement une vision d'avenir avec elle ? C'était la question qui me turlupinait, et j'étais bien décidée à la lui poser.
En attendant ce soir, j'ai invité Lorena à déjeuner. Elle a de longues pauses le midi, et est ravie de passer du temps avec moi.
- Alors, belle Alix, quoi de neuf ?
Je raconte brièvement mes derniers potins personnels – c'est-à-dire à peu près rien d'intéressant. Elle me parle de ses déboires avec ses filles désormais adolescentes.
- T'y es presque, Alix ! Andreas a quasiment neuf ans...
- Oui, oh, du calme hein.
- Ça arrive aussi vite qu'un TGV dans la tronche, tu verras.
Lorena évoque un peu ses parents.
- Oscar y est avec Andreas pour tout l'après-midi.
- Il va bien, le frangin ?
- Bah, honnêtement... Je l'ai connu mieux, t'en penses quoi ? Ta question n'est pas innocente, je suppose...
Lorena me confirme.
- Il n'est pas jouasse, ces derniers temps, non. Une ambiance nulle au travail, je crois. Et puis...
Elle hésite. Je vais lui apporter le sujet sur un plateau, parce que je sais où elle va vouloir aller :
- Pas ouf avec Masha ?
- Mouai. Non pas que ça aille mal entre eux, mais je sais pas... C'est pas la love-story de rêve non plus, tu vois.
- Mmm. Ils se sont engueulés hier soir.
- Ah ? Devant toi ?
- Bah, même presque à cause de moi, selon Masha.
- Oh merde, et pourquoi ?
Je raconte la scène à Lorena. Elle siffle longuement.
- Tu savais que ton frère n'avait pas raconté son parcours Junior à Masha ?
- Non, mais ça ne m'étonnes pas, dans le fond.
- Mais, pourquoi ?
- Bah, parce que... Ils n'ont pas ce petit quelque chose de... complice, tu vois ?
- … Comment tu peux ne pas être complice avec ton partenaire depuis trois ans ?
- J'en sais rien, mais... Tu connais Oscar ! C'est un ours ! Il faut y aller au marteau-piqueur pour percer le blindage ! Masha, elle n'a pas de marteau-piqueur... Elle a un cure-dent...
Je pouffe de rire.
- Non mais c'est vrai, Alix... Masha elle est sympa, elle est marrante, elle nous fait des supers desserts quand on mange ensemble et elle nous offre de jolis cadeaux à nos anniversaires... Nous, on l'aime bien, hein ! Mais avec Oscar, c'est pas... Comment te dire... évident, quoi.
Je reste dubitative. Elle soupire.
- Bon, euh, je voulais éviter les comparaisons mais tu m'y obliges ! Oscar, il n'est pas vivant avec elle comme il l'était avec toi, voilà ! Il n'a pas la flamme, il n'a pas l'élan, il n'est pas fou amoureux quoi !
Oh. Je reste silencieuse un moment, et elle est mal à l'aise.
- Tu crois qu'il ne l'aime pas ?
- C'est sûr et certain, Alix ! Il l'aime bien, mais il n'est pas amoureux.
- Mais pourquoi il reste avec elle ?
- Ah bah ça, j'en sais rien ! Pourquoi il est resté avec Raquel, hein ?
- … Parce qu'il l'aimait ?
Elle rigole de bon cœur.
- C'est ça... Non mais t'y crois ?
- …
- Oh, Alix... Mes mains à couper, Oscar n'a jamais aimé Raquel non plus ! Et là vraiment, vraiment pas hein !
- Mais il l'a épousé !
- Oui ! Quelle connerie !
- On n'épouse pas quelqu'un qu'on aime pas !
- Pourquoi, c'est interdit par la loi ?
- Non, mais... Attends... Il ne peut pas m'avoir quittée pour filer épouser quelqu'un qu'il n'a jamais aimé, ça n'a aucun sens !
Je la regarde avec évidence : ma démonstration est implacable, elle ne peut rien en redire ! Et pourtant, elle me regarde avec résignation.
- Je te jure que j'ai essayé de lui demander des explications. Plein de fois. Il n'en a jamais donné. Maman me disait « Laisse-le tranquille, il mène sa vie comme il veut ». Et Papa me disait « Laisse tomber, Lorena. Tu ne peux pas te battre contre quelqu'un qui ne veut pas ». Papa sait des trucs, mais quoi ? Moi, il m'a gonflé, le frère. Mes parents culpabilisent encore de l'avoir laissé dans la sauce quand il était Junior, alors ils ne lui disent plus rien maintenant. Mais c'est contre-productif ! Oscar ne va pas mieux aujourd'hui qu'à dix-sept ans ! Applaudir à toutes ses conneries ne le fera pas mener une vie meilleure !
Je suis éberluée de ce que j'entends. Oscar n'aime pas Masha, bon, ok, je peux l'admettre. Mais qu'il n'ait jamais rien ressentit pour Raquel, alors ça...
- Ça va, Alix ?
- Je sais pas... Je ne comprends rien.
- Eh bah si même toi tu ne comprends plus Oscar Vázquez, on n'est pas dans la merde, hein !
Je ne sais pas si on est dans la merde ou pas. Ce que je sais, c'est qu'une explication en bonnes et dues formes est nécessaire, et vite.
Je suis nerveuse, au dîner. Les rares fois où j'ai dû confronter Oscar ne se sont pas spécialement bien terminées. Pourtant, en rentrant de chez ses parents, il est de bonne humeur, amusé par l'enthousiasme débordant de notre fils.
- Mamáááá ! Tu sais c'qu'on a trouvé dans le garage de Papou et Mamou ? Une tente !!!
- Oh ! Génial ! Et qu'en avez-vous fait ?
- On a décidé avec les cousines qu'on va faire un camping !
- Ah tiens ? Où ça ?
- Dans le jardin de Papá tiens ! Mais Lorena elle voulait pas trop, alors Papá il a discuté avec elle !
J'interroge Oscar du regard. Il sourit malicieusement.
- Lorena est d'accord. On fera ça vendredi, parce que ses filles ont collège cette semaine.
Les enfants espagnols n'ont pas le même calendrier de vacances que les petits Français.
- Et qu'a exigé Lorena, en échange de son accord ?, demandé-je avec curiosité.
Oscar se mord la joue, l'air incertain.
- Que je te paye un café ce soir...
- Ah ?
Oscar hausse les épaules.
- Elle n'était pas très inspirée, la sœur... Alors, bon, je te paye un café tout à l'heure ?
Je confirme d'un coup de menton. Au contraire, mon Oscar, elle est très inspirée, ta soeur.
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