Chapitre 26.4
Oscar a attendu le coucher d'Andreas pour dresser un joli plateau avec deux tasses fumantes, des petits spéculoos, et me proposer la terrasse. Il s'affale dans un transat et croque avec plaisir dans un gâteau. Bon, merci Lorena, à moi de jouer maintenant !
- Tu as l'âme joyeuse, mon Oscar.
- Oui ! Ça fait du bien.
- Ce n'était pas ton cas dernièrement ?
- Bof.
- Hum, il faut que je te tire les vers du nez ? Alors, j'espère qu'on a plusieurs litres de café..., plaisanté-je.
Il sourit, boit une gorgée, puis soupire.
- En fait... Ça ne se passe pas très bien à l'Académie. Et ça me mine un peu.
- Allez, raconte !
- Ouai... Bon. Ça fait plusieurs années que je leur demande de former d'autres kinés, tu sais ça. Nous sommes deux, alors que vu l’effectif de Juniors et de pro supervisés, nous devrions être le double. Ils ont embauché un gars en Mars, je n'ai même pas fini de le former alors que la saison terre battue commence. Les pontes, ils ont inscrit des joueurs à plein de tournois, il va falloir que je parte avec un groupe pendant cinq semaines, l'autre kiné partira avec un autre groupe, et le gars tout juste arrivé va rester seul à l'Académie pendant tout ce temps... C'est n'importe quoi. Ils foncent dans le mur, il va y avoir des blessés et ça me fait pas rigoler. On parle de la santé de gens, de gamins de seize ans, là. Mais ils s'en tapent, à la Fédé. C'est comme partout, t'imagines bien : ils voient le fric, ils voient la performance, et ils ne voient pas la qualité ni le confort. Ça me gonfle, et quand je pense aux jeunes, ça me stresse.
J'écoute attentivement. Ce n'est pas du tout le sujet que j'imaginais aborder, mais s'il se confie, je ne vais pas l'arrêter.
- C'est vrai que tu as l'air tendu...
- Ouai, ouai... Et encore, je te passe la multiplication des adhérents, la gestion des Juniors comme s'ils étaient des stats dans des tableaux, le management de vipères...
Il soupire longuement. Jamais je n'avais vu Oscar malheureux en parlant de son travail.
- Vous avez une sacré pression.
- Oui, bon, ça, c'est un peu normal, c'est le milieu du sport qui veut ça. Et puis, dans l'organigramme, c'est Jorge qui l'absorbait, la pression, côté staff physio.
- Tu parles de lui au passé ?
- Oui... Il en a marre, lui aussi. Il a demandé sa mutation à Madrid. Sa femme a une opportunité professionnelle là-bas, il en a profité. Il m'a annoncé la semaine dernière que c'était accepté. En Juillet, il partira.
- Oh, merde...
- Ouai. J'ai dit à la chefferie que je ne resterai pas sans Jorge. Ils paniquent un peu... Alors ils m'ont proposé son poste. C'est hors de propos, putain ! Je suis pas physiothérapeute, j'aime ma place de kiné, je demande juste un nombre suffisant de collègues, et eux veulent me faire monter en grade et me le présentent comme un honneur !
C'est autant du dépit que de la colère qui se dégage de lui.
- Si je comprends bien... Tu envisages de quitter la Fédé ?
- La Fédé, je ne sais pas... Mais l'Académie de Barcelone, oui.
- Et tu irais où ?
- J'en sais rien... Je ne veux pas rester en Catalogne. Je n'aime pas cette région, j'y étais seulement pour mon boulot.
- Tu reviendrais ici, à Oviedo ?
- Peut-être...
- Ah ben dis donc...
C'est une petite révolution !
- Et Masha ?
Oscar grimace. Il regarde dans sa tasse, y tourne le café.
- Elle ne veut pas quitter Barcelone.
- Ah. Mince, ça va poser quelques soucis...
Il inspire et expire longuement.
- Je suis désolé pour hier soir, Alix. Elle a eu tort d'imaginer des trucs pour Andreas sans en parler à personne. Elle n'aurait jamais dû.
- Oui, oh... ça m'a agacée, c'est clair, mais je ne vais pas en faire un drame non plus... On va dire que ça part d'une bonne intention.
Oscar fait « non » de la tête.
- Pas vraiment. Elle veut mettre Andreas à l'Académie pour me forcer à rester à Barcelone. S'il est inscrit là-bas, je ne partirai pas.
Quoi ?! Je suis stupéfaite. Ai-je bien entendu ?
- T'es sérieux, Oscar ?
- Elle a fini par me l'avouer ce matin.
- Elle veut utiliser notre fils comme un pion dans son plan pour te garder ? C'est genre « manipuler le fils pour manipuler le père » ?
Il hoche la tête.
- Non mais je rêve !
- Doucement, Alix... Pas la peine de s’enflammer.
- Mais t'as vu la dinguerie que tu me révèles, là ?
- Oui, je sais... Donc, pour répondre honnêtement à ta question de ce matin qui était... « ça a été avec Masha ? ». Eh bien, non, ça n'a pas été, non. On s'est quittés fâchés. Voilà.
Il retrousse le nez sur cet aveu. Bien échauffée par cette conversation, je ne prends pas de pincettes pour la suite :
- Oscar, je vais mettre les pieds dans le plat...
- Ouhlà... Je ne suis pas certain d'en avoir envie...
- Tu vas où, avec Masha, là ?
- Oui, voilà. J'en n'ai pas envie.
- C'est une voie sans issue, votre truc, Oscar !
- Alix, je viens de te dire que...
- Vous n'êtes pas sur la même longueur d'onde ! Vous n'avez pas les mêmes envies, pas la même vision du couple, pas la même implication ! Tu t'imagines quitter Barcelone alors qu'elle, elle attend une demande en mariage le mois prochain, Oscar ! Tu vas faire quoi, devant ta fontaine, alors qu'elle trépignera devant toi ?
Il hausse les épaules, l'air dépité.
- Oscar, t'es devant un mur, là. Tu ne peux pas continuer à être aussi nonchalant, c'est fini ! Elle en veut plus ! T'as pas le choix : soit t'avances dans son sens, soit...
- Je sais pas, Alix... Je sais pas. On peut parler d'autre chose ?
- Ben voyons, t'as raison ! Fuis tes problèmes, esquives tes responsabilités, n'y plonges surtout pas les mains, hein, Oscar ! Oh, attends voir, ça me dit quelque chose, tout ça...
Il me regarde avec sévérité.
- Oh, ça va ! En quoi ça te regarde, de toute manière ?
Il me gonfle, à retomber dans ses travers, là !
- Mais putain, pourquoi tu restes avec elle au juste ?
- Mais je sais pas !
- Mais on reste pas dans un couple quand on sait pas ! Tu fous quoi ? Tu l'aimes même pas !
- Oh ! Alix...
- Quoi ? Dis le contraire, pour voir !
Il secoue la tête et s'agite. Le calme légendaire d'Oscar Vázquez commence à s'effriter, là.
- Ça fait des plombes que t'aurais dû mettre un terme à votre relation, dans le fond.
- C'est bon, là ! Qu'est-ce que tu me fais, Alix ? Qu'est-ce qui te prend ?
- J'essaie de comprendre le sens de ton couple, Oscar !
- C'est maintenant que tu t'en soucies ? Mais QUI m'a collé Masha dans les bras alors que j'avais dit que ça ne marcherait pas, hein ?
J'ouvre la bouche, prête à répliquer... et de vagues souvenirs me reviennent. Ah merde.
- Tu m'as dit d'essayer, j'ai essayé !, me dit-il avec amertume.
- Mais essayer, c'est quelques mois, Oscar ! Pas trois ans ! On ne prend pas trois années pour réfléchir à si l'on est amoureux ou pas !
- Mais y'avait rien à réfléchir, putain ! J'avais pas besoin de ce temps, je savais avant de commencer que je ne tomberais pas amoureux d'elle !
- Mais enfin ! Mais pourquoi ?
- Parce que !
- Oh, mais oui, t'en avais une autre, c'est ça ?
Il claque sa langue sur son palais, avait de grommeler un « oui » à peine articulé.
- Mais t'es pas passé à autre chose, en trois ans ? Elle est toujours là, l'autre, ou quoi ?!
Il ne répond pas. Il regarde la piscine. Je vais m'étrangler tellement j'hallucine !
- Han, c'est pas vrai ? Tu vois toujours l'autre ? Tu mènes une double vie depuis tout ce temps ?!
- HEIN ?! Non ! Ça va pas, t'es dingue ou quoi ?
- Tu me dis qu'elle est toujours là !
- OUI !
- Bah alors ? Je comprends rien, Oscar !
- Bah non ! Tu comprends rien, non !
- Bah explique-moi ! Comment tu peux être amoureux d'une autre femme, qui est quelque part, mais avec qui tu n'as aucune relation ? C'est qui, cette fille ?
Oscar tremble. Il inspire. Il souffle. Il se tourne vers moi. Il a l'air désolé, comme s'il s'apprêtait à s'excuser des pires ignominies de la Terre.
- … C'est toi, Alix.
Je me décroche la mâchoire. Mes yeux cherchent sur son visage quelconque trace d'humour. Mais il n'y a rien d'autre que la désolation, sur ce visage.
- … Qu'est-ce que tu racontes ?
Il est comme figé. Il continue de me regarder, mais ne semble pas capable de la moindre réaction.
- Oscar ? Oh oh ? Tu te rends compte de ce que tu dis, là ? Reviens sur Terre et soyons sérieux ! On... On parlait de Masha, et du fait que visiblement, votre couple est... dans une impasse... Et toi tu inventes absolument n'importe quoi juste pour éviter de... Oscar ?!
Il s'est levé soudainement.
- Je vais aller me coucher. Bonne nuit.
- Non mais tu pars comme ça, là ?!
Il m'ignore superbement et file à l'intérieur. Je reste seule, devant le plateau qu'il avait joliment dressé. J'imagine Lorena me demander « Alors, ce café ? ». Je serai bien incapable de savoir quoi répondre.
❝
i know the best i can
isn't always good enough
it hurts to know i hurt you
like i know it hurts for you to know you've hurt me
and now my blood is yours
and life is slowly losing touch
how do we learn to tend to
these invisible wounds our homes gave us ?
i can't heal you
and you can't heal me
even if we wanted to
and how i wanted to
and i need you
to stop needing me
like i've needed you we both need to
tend to the invisible wounds
❞
Invisible wounds - AURORA, 2024
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