Chapitre 27.1
J'ai affreusement mal dormi. J'étais torturée par cette petite phrase. « C'est toi, Alix ». Elle a tourné dans ma tête des heures durant. J'ai élaboré plein de scénarios possibles. Faire ma valise et me barrer – ça achèverait Oscar, je crois, or, je n'ai pas envie de ça. Aller tambouriner à sa porte en exigeant d'autres explications – il risquerait le bug général. Prévenir Lorena qu'elle n'avait que trop raison – mais ce serait un crime de haute trahison envers Oscar et, là encore, je n'en avais pas envie. Téléphoner à María en chouinant – et c'est l'option que j'ai choisie. Elle a répondu, la voix pâteuse :
- Mmmmalix ?...
- María ! Tu dors pas !
- Si, joder... Il est plus d'une heure ! Y'a un soucis, qu'est-ce qui se passe ?
- Un truc dingue, María ! Fallait vraiment que je te parle !
- Quoi ? Des potins ? En pleine nuit ? Tu plaisantes ?!
- Non ! Mais c'est important !
- Bordel, qu'est-ce que tu m'as encore inventé ?
- Rien ! C'est Oscar... Il m'a dit un truc...
- Waouh... C'est vrai que c'est assez dingue, Oscar qui dit des trucs, mais de là à téléphoner en pleine nuit...
- Je crois qu'il m'a dit qu'il m'aimait encore.
Un silence lourd m'a répondu. Il y a eu comme des bruits de mouvements, puis une voix parfaitement réveillée cette fois-ci :
- Il te l'a dit comment ?
- C'est ta première réaction ? T'as pas envie de hurler ? Non parce que moi, j'ai envie de hurler !
- Oui, oui, j'imagine bien, Cariño...
- Tu trouves pas ça frappa-dingue ?!
- Euh... Non.
- … Tu trouves ça normal ?!
- Euh...
- HAN ! Mais... T'étais au courant ou quoi ?
- Oui, Cariño, oui, j'étais au courant ! Je l'ai grillé y'a belle lurette ! Il était encore en couple avec sa pétasse !
Je tombe de tellement haut ! J'hallucine, mais j'hallucine !
- Putain ! J'ai trois fois plus envie de hurler, là !
- Calme-toi, Cariño, hey ! Tu vas réveiller Andreas.
- Pourquoi tu m'as rien dit ?!
- Tu rigoles ? C'est pas à moi de te dire ça, hein !
- Mais tu joues l'hypocrite depuis des plombes !
- Y'a rien d'hypocrite ! J'te jure, j'ai essayé de dire à l'autre trou duc' qu'il devait te l'avouer, mais putain, y'avait pas moyen de lui faire cracher le morceau ! Il avait des œillères !
- HAN ! Je rêve, María, je rêve !
- Mais pourquoi il te dit ça maintenant ? Qu'est-ce qui lui prend ?
- Ben... P'tet que je l'ai un peu cherché... Je lui ai balancé que son couple était mort et qu'il était con de rester avec Masha.
- Ah... La tornade Alix... Il devait être furax, non ? Et toi qui étais fière de jouer les entremetteuses avec elle !
- T'as le même discours que lui !
- Bah parce que c'est la vérité ! Tu pouvais pas lui foutre la paix ? J'te l'ai dit, hein ! Putain, vous êtes fatigants, tous les deux ! J'suis pas coach marital, moi !
- Mais j'ai pas besoin d'une coach, j'y arrive très bien...
Mouai. J'ai zéro crédibilité.
- Oui, Alix ? J'ai mal entendu la fin de ta phrase.
- Oh, ça va ! Qu'est-ce que tu veux que je fasse, de toute manière ?
- Là, tout de suite, je te dirais bien de dormir. Puis tu vas réfléchir. Puis vous allez parler, en grands adultes raisonnables que vous êtes. Voilà.
- … Ok. Enfin moi j'suis pas raisonnable, et Oscar il sait pas parler, alors...
- Vous m'emmerdez, tous les deux, ok ? Vous m'EMMERDEZ, depuis dix ans vous m'emmerdez !
- Oui, oui, je sais...
- Laissez-moi dormir en paix, un peu !
- Oui, oui...
Elle soupire longuement.
- Alix, honnêtement : il fera jour demain, hein ? Essaie de digérer tout ça, déjà, et après, j'sais pas... On verra.
- … Merci.
J'avais raccroché. Je me demandais si Oscar, lui, dormait. Je le voyais mal roupiller comme un bienheureux. On était probablement deux zombies à ruminer dans cette maison.
En ouvrant ma fenêtre ce matin, je prends une grosse rasade d'air frais et de vue enchanteresse avant d'aller affronter mes Espagnols au rez-de-chaussée. Dans quel état trouverai-je Oscar ? Ça m'angoisse.
Je marque une petite pause avant de franchir la porte de la cuisine. Les garçons sont silencieux – qui s'en étonne ? Andreas mâchonne ses tartines en rêvassant, pendant qu'Oscar semble tenter de lire l'avenir dans sa tasse à café.
- Holà, chicos !
- Holà, Mamá !
J'embrasse mon fils dans les cheveux, lui serre affectueusement l'épaule, et savoure son bisou mouillé sur ma joue. Je jette un œil au père. Pas un mot. Pas un regard. Bon. On part donc sur une ambiance hivernale.
Je me sert une tasse de café, puis m'installe à côté d'Andreas. Il relève la tête vers moi. C'est le seul qui sourit, autour de la table.
- T'sais, M'má ? P'pá m'emmène faire du canoë aujourd'hui !
- Ah tiens ! C'est super chouette !
- Oui ! J'vais m'brosser les dents, P'pá !
- Parfait. On part après.
Je regarde le gamin enjoué débarrasser sa vaisselle et quitter la pièce.
- Tu vas bien ?, osé-je timidement vers l'homme muet en face de moi.
Pas un mot. Pas un regard.
- Oscar ? Tu réponds pas ?
Il se lève et imite son fils. Alors là, mon p'tit père, si tu crois t'en sortir comme ça ! Je me lève à sa suite et me poste derrière lui, le coinçant dans l'angle de la cuisine. Il se retourne et arrondit les yeux en constatant ma proximité.
- Alix ?! Qu'est-ce que tu fais ?
- T'as entendu ma question ?
- … oui.
- T'as pas répondu.
- Je vais bien, oui. Pousse-toi, s'il te plaît.
- Est-ce qu'on peut parler ?
- Je n'ai pas le temps, je dois me préparer.
- Oscar ? On va jouer à ça ?
- Je ne joue à rien ! On va partir, on a plus d'une heure de route, on va faire du canoë : je me concentre, c'est tout.
Eh bien. L'excuse est pourrie, mais j'ai rien à répliquer. Effectivement, j'aimerais mieux qu'il soit un minimum à ce qu'il fait durant la journée. Je m'écarte, et il passe sans me regarder.
- Bonne journée, Oscar.
- Merci.
Je salue aussi mon fils lorsqu'il réapparaît, en short de bain et mine radieuse. Puis, soupirant, je me sers un autre café.
Ce n'était pas une journée de travail efficace. J'ai enchaîné les boulettes. J'ai fermé mon ordinateur peu avant dix-huit heures, puis je suis sortie flâner dans Oviedo. Les couleurs chatoyantes des façades, les rues pavées, les statues nichées au détour des rues, les terrasses vivantes m'ont mise du baume au cœur. J'aime encore et toujours cette ville. Je suis allée saluer Beni dans son bar. Il est sur le point de prendre sa retraite, et fait la passation à son neveu. Il s'est attablé avec moi et nous avons discuté de tout et de rien – surtout de souvenirs – durant presque une heure. Ça m'a fait du bien, je suis rentrée plus légère.
Mes Vázquez venaient tout juste de revenir de leur épopée. Andreas était le plus heureux des gamins. Il a passé la soirée à me raconter le canoë, ce qui arrangeait bien son père qui n'avait ainsi pas besoin de faire entendre le son de sa voix. Épuisé, il est allé se coucher plus tôt que d'habitude. Les regardant monter, je sentais la pression en faire de même : dans quelques minutes, Oscar redescendra cet escalier et nous serons en duo. Ou en duel, je ne sais pas.
J'ai préparé le plus rapidement possible un plateau avec deux cafés et des spéculoos. J’espère que ça fera son petit effet. Et, effectivement, en rejoignant le rez-de-chaussée, Oscar ne masque pas sa surprise.
- Je te paye un café ?
- Euh... Je vais aller me coucher, plutôt. Je suis fatigué.
Caramba ! Raté ! Il se dirige vers sa suite parentale en me lançant un vague « bonne nuit ». Mon cerveau me crie « NON ! ». Parce que non, c'est hors de question de faire comme si de rien n'était !
- On va faire ça, Oscar ? On va s'ignorer jusqu'à mon départ ?
Il se stoppe, mais ne me regarde toujours pas.
- Je ne t'ignore pas, je te dis que je suis fatigué.
- Et demain, tu trouveras quelle excuse ?
Il souffle. J'en profite pour arriver à sa hauteur. Je le vois reculer un peu, et se crisper.
- Alix, je n'ai pas le courage d'une longue conversation...
- Mais tu sens qu'elle doit avoir lieu, hein ?
- … Possible.
- Oscar, t'es incroyable ! Tu ne peux pas me balancer que p'tet bien que t'es amoureux de moi, puis espérer qu'on fasse comme si de rien ! Enfin ! J'ai... J'ai une montagne de questions, moi ! Je veux comprendre, Oscar ! Je veux comprendre !
Il louche sur le sol. Il a l'air dépité. Enfin, il inspire.
- Je suis désolé, Alix, pour ce que j'ai dit hier soir. Je n'aurai pas dû. Je le regrette.
- Tu passes ton temps à regretter, Oscar.
- Oui, ça... Tu crois pas si bien dire.
- Alors quoi ? C'était des conneries ? T'as menti ? Et tu m'as laissé gamberger pendant vingt-quatre heures là-dessus !
- … Non, j'ai pas menti, non.
- Tu viens de dire que t'es désolé pour ce que tu as dit !
- Oui. Je suis désolé de te l'avoir dit. Mais c'était pas des conneries.
Si ma nervosité s'exprime dans ma voix presque stridente, la sienne ne l'empêche pas de parler avec un calme déstabilisant.
- Oscar... je ne comprends vraiment pas...
Il soupire, se tourne enfin vers moi, et me fait un signe de la main.
- Qu'est-ce que tu veux comprendre ?
...
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