Chapitre 27.3
Le lendemain, je n'avais aucune envie de me lever et de croiser Oscar. Mais j'avais promis à mon fils que nous nous reparlerions, son père et moi. Alors, je devais tenir ma promesse.
Je trouvais le même tableau que la veille, dans la cuisine. Andreas mangeait nonchalamment. Oscar avait le nez dans sa tasse. Il relevait les yeux quand je les saluais. Il avait une tête affreuse. Il était cerné, les traits tirés, le teint gris. Il n'osa rien d'autre qu'un « bonjour ».
- Mamá ? Tu passes la journée avec nous ?
- J'ai encore du travail.
- Oh...
Andreas ne masquait pas sa déception. Sans doute espérait-il avoir la preuve que ses parents comptaient bel et bien se ré-adresser la parole au-delà d'un bonjour. Oscar baissait les yeux d'un air coupable. Je ne savais pas ce qu'il envisageait de faire avec son fils, mais je le voyais mal jouer au père idéal aujourd'hui. Et pourtant...
- P'pá ! T'avais dit qu'on irait au karting !
- Ah, oui, c'est vrai. On va faire ça, alors.
- Euh, t'es sûr, Oscar ?, étais-je intervenue.
- Tu y vois un inconvénient ?
- Non, mais... C'est ok, ça ira ?
Il me regarda avec surprise. Il y eut un petit flottement. Puis, il afficha une mine ferme, et me dit avec assurance :
- Ça ira très bien.
J'avais eu du mal à être efficace. J'avais aussi eu l'envie de téléphoner à María, mais je savais qu'elle passait la journée au tribunal. Elle avait d'autres chats à fouetter que mes petites affaires, et d'ailleurs, elle avait clairement dit « vous m'emmerdez ».
En fin de matinée, j'avais eu un sms avec plusieurs photos. Les garçons allaient effectivement bien, visiblement. Le message m'indiquait qu'ils s'attaquaient à un parcours d'accrobranche pour l'après-midi. Ils n'en ont jamais assez, ces deux-là.
Ils étaient arrivés au dîner avec un énorme plat de lasagnes, et un tiramisu. « C'est moi qu'ait eu l'idée, Mamá ! » m'avait affirmé Andreas avec enthousiasme. Je l'avais chaleureusement remercié. Les lasagnes étaient à tomber, et le tiramisu m'a fait gémir de régal. Andreas en sautait de bonheur sur sa chaise, et je n'ai pas loupé le sourire en coin d'un Oscar pourtant très réservé ce soir. Andreas avait ensuite demandé à ce qu'on fasse un jeu de société ensemble. Je voyais clair dans son comportement : il avait besoin d'être rassuré quant au fait qu'on allait continuer à être une famille – aussi particulière que soit notre famille. Sans nous concerter, Oscar et moi avons mis nos différents de côté et nous sommes tenus avec courtoisie et amabilité. Andreas eut bien du mal à se raisonner pour aller se coucher, pourtant, il tombait de fatigue. Nous dûmes l'accompagner ensemble. Après trois « bonne nuit » et des câlins interminables, nous envisagions enfin de quitter sa chambre mais il nous dit, embêté « Je voudrais parler avec Papá ». Je me retirais, un peu vexée, et les laissais entre hommes.
Je fume sur la terrasse, gardant la vue sur l'escalier. Je ne veux pas louper la descente d'Oscar. Il n'est pas resté longtemps avec son fils : à peine dix minutes et le voilà. Il est surpris en me remarquant, puis, il rougit. Forcément, on ne peut pas être autre chose que gênés.
- Il voulait quoi ?, demandé-je avec un ton neutre.
- Il se demandait si tu avais aimé la soirée.
- Et tu lui as dit quoi ?
- Je lui ai demandé son avis, quelles étaient ses impressions. Il trouve que tu avais l'air contente, alors je lui ai confirmé que s'il a vu ça, c'est que ça doit être vrai.
Je hoche la tête. Bonne réponse, Oscar Vázquez, comme toujours lorsqu'il s'agit de discuter avec Andreas. On se regarde comme deux animaux craintifs, à cinq ou six mètres l'un de l'autre. Enfin, il ose :
- Et tu l'as aimée, la soirée ?
- À ton avis ? Quelles étaient tes impressions ?
Un sourire pincé le traverse.
- Tu as eu l'air d'apprécier l'instant, mais une partie de toi avait la tête ailleurs, et tu étais sur tes gardes.
Waouh. Alors là, je reconnais qu'il m'en bouche un coin.
- Impressionnant, Oscar.
Il hausse les épaules.
- Andreas m'a conseillé de te demander pardon si je t'ai énervée hier.
Malgré moi, je souris. Un vrai sourire tendre, vers mon fils, mon poussin, ma boule d'amour qui ne voit que de simples solutions du haut de sa grande candeur.
- Alors... Je te demande pardon de t'avoir énervée hier.
Oscar me regarde, mi-gêné, mi-amusé. Il croise tous les doigts qu'il peut pour que ça passe. Bon. Ok. Ça passe. J'inspire, et lui propose :
- Et si tu me payais un café ?
Il arrondit les yeux, puis hoche la tête et disparaît. Très vite, le voilà revenu avec deux cafés, et un tas de spéculoos.
- T'as une sacrée réserve de spéculoos, j'ai vu ça hier... C'est nouveau, de manger ça ?
- … Raquel adorait ça. Elle en boulottait tout le temps. J'ai gardé l'habitude. J'aime bien. J'pourrais les manger quatre par quatre.
Je pouffe de rire. Il est surpris de me voir rire. Je me surprends moi-même.
- Bah quoi... ? T'aimes pas ?
- Oh, si ! Allez, vas-y, montre-moi ça, quatre par quatre, là ?
Il hésite, évaluant si je me paye sa tête, puis un sourire de gamin se dessine. Il prend une pile de quatre, et sous mes yeux ébahis, l'engloutit. Je ris de plus belle, et le vois se retenir pour ne pas étouffer au milieu de ses gâteaux à la cannelle. Il tente de parler, c'est évidemment un fiasco, et je ris encore. Eh bien. Est-on vraiment en train de se marrer avec des spéculoos, là ? Suis-je vraiment en train d'essuyer des larmes ?
On met bien dix minutes à se calmer. Ça fait du bien, je me sens libérée d'un poids. Maintenant, on va devoir mettre les pieds dans le plat, mais je le ferai un peu plus légère.
- T'avais une sale tête ce matin, mon Oscar.
Il grigne.
- Je n'ai pas beaucoup dormi depuis deux nuits.
J'inspire, et commence par ce qui m'est venu clair en tête après avoir réfléchi toute la journée :
- Oscar, je veux m'excuser.
- … Hein ?
- Je t'ai dit des choses dures, hier. Des choses qui n'étaient pas vraies. Je t'ai dit que tu étais une calamité. Que tu détruisais tout. C'est faux. Il y a des domaines dans lesquels tu excelles, et tu es d'une fiabilité indiscutable.
Je marque une pause, juste pour l'observer. Il a du mal à soutenir mon regard. Il semble si faillible... Les attaques successives de cette semaine ont abattu ses légendaires défenses.
- Tu es un ami loyal, et fidèle. Tu réponds toujours présent, tu es une formidable oreille, tu as le cœur sur la main. Tout le monde dans ton entourage sait qu'il peut compter sur Oscar. L'an dernier, j'ai vu à quel point je pouvais compter sur Oscar.
Il affiche une surprise désarmante. J'ai l'impression de lui révéler un secret incroyable.
- Tu es le même genre de personne dans ton travail. Tes collègues, mais surtout tes Juniors, ils savent qu'ils ont quelqu'un d'attentif, de solide, de fiable en face d'eux. Tu te soucies de tous ces gamins, tu donnes sans compter pour eux, tu te démènes pour que tout se passe bien, quitte à te faire passer en dernier dans l'histoire. La Fédé t'a tellement exploité là-dessus. Ils méritent vraiment que tu les lâches, eux, hein.
Il baisse la tête, désabusé.
- Et t'es loin d'être une calamité avec Andreas. T'es un père génial. Quand on est là, tu te consacres entièrement à lui. Quand on est à Nantes, tu n'es jamais totalement absent. Tu te soucies de nous, et tu réponds dès qu'on a besoin de toi. Ton fils a une confiance absolue en toi, et mieux : une admiration sans borne. Andreas t'admire, Oscar.
Il secoue la tête.
- Il ne devrait peut-être pas...
- Andreas a une perception très fine des gens. Il sait à qui il a envie de donner sa confiance, et à qui il ne devrait pas. Il ne t'admire pas gratuitement. Il a ses raisons, et elles sont bonnes. Hier soir, il est venu me parler... Il était terrifié à l'idée de ne plus te voir.
Oscar relève le yeux vers moi, puis m'avoue :
- Il m'en a parlé aujourd'hui. Il m'a supplié qu'on se réconcilie, parce qu'il ne voudrait pas qu'on... qu'on soit séparés.
- Tu lui as dit que tu étais terrifié par la même chose ?
- … Je lui ai dit que je ferai tout pour que ça n'arrive pas.
- Et c'est quoi, tout ?
- T'offrir un café et manger les spéculoos par quatre, apparemment.
Je rigole.
- Alix... Je ne sais pas ce que tu penses de tout ce que j'ai pu te dire...
- Je ne sais pas quoi en penser moi-même, à vrai dire.
- Je suis désolé que tu aies eu à entendre ça... maintenant... comme ça.
J'hausse les épaules. N'étions-nous pas en présence d'une bombe qui menaçait d'exploser, de toute manière ? Oscar regarde droit devant lui avec affliction. Je l’interpelle :
- Et toi ? Tu penses quoi ?
- … je pense que je suis fatigué de me débattre dans ma propre vie.
Il prend un biscuit, le casse en deux. Puis encore en deux.
- Et si tu arrêtais d'essayer de broder des trucs pour sauver les apparences ? Et si tu bazardais tout, et tu recommençais une page blanche ?
- Ah, c'est bien une idée d'Alix Lagadec, ça.
- Et pourquoi pas, Oscar ? Quand tu étais ado, t'es resté embourbé dans une situation qui te rendait malheureux, et t'es arrivé à un extrême pour qu'enfin on t'accorde un changement de vie. Tu attends quel genre d'extrême, là ? Tu vas de nouveau te casser un truc ? Un accident ? Un burn-out ?
- Quand même pas, mais…
- Quitte Masha, quitte Barcelone, fais tes valises et barre-toi. Et vois ce qui se passe. Nous, ta famille, tes potes, on sera toujours là. Mais ne garde pas ce qui ne fonctionne pas. Tu en seras malheureux, Oscar.
Il ne reste que des miettes de son biscuit.
- C'est un peu flippant.
- Ça sera libérateur, surtout. Tu verras. T'as peur de quoi ? Du travail, t'en trouveras sans soucis, avec le CV que tu as. Et une fille aussi...
Il proteste.
- Les filles ?... Pfff...
- Quoi ?
- Non mais, Alix ! T'as vu ma vie ? T'as vu ce que j'ai été capable de faire, ces dix dernières années ? Trois filles, un gamin par ici, un mariage par là, des cœurs brisés partout... Et tu me parles de trouver quelqu'un d'autre alors que je ne suis même pas célibataire ? Arrête... C'est indécent.
- Oscar, dis comme ça, c'est pas un tableau glorieux c'est sûr, mais...
- MAIS tu n'as pas cité ma capacité à rendre mes partenaires heureuses dans ta jolie liste de domaines dans lesquels j'excelle.
Wow. Ça, c'est implacable. Pourtant...
- Moi, tu m'as rendue heureuse.
Il lâche un rire jaune.
- Formidable. Quelques mois de bonheur pour dix ans de galère, tu vas te contenter de ça ? Faut pas, Alix ! Tu mérites mieux que des mecs qui te font miroiter des petits bouts de joie éphémères !
- Oh, Oscar... Tu n'es pas en train de te comparer à Arnaud, quand même ?
Il ne répond pas. Il dégage une telle amertume... je me penche sur lui et lui effleure le bras, mais il le retire en râlant. Je soupire.
- Oscar, soit sérieux. Tu fais du zèle, là. Tes proportions sont fausses.
- Peu importe. Pourquoi tu me défends ? Tu devrais plutôt souhaiter que plus aucune fille ne tombe dans mes bras, vu ce que j'en fais.
- T'es chiant, quand t'es défaitiste comme ça, bon sang !
Il boude encore, et moi aussi, tant qu'on y est. Tu parles d'un succès, cette troisième soirée café ! Va-t-on réussir à tirer quelque chose de bien de cette semaine ? Je l'observe encore. Je vois son profil différemment. J'ai de merveilleux souvenirs d'Oscar, moi. Des souvenirs d'un homme doux, attentionné, drôle, prévoyant, aimant. Profondément aimant.
Soudainement, je me lève. Je prends mon téléphone, cherche sur mon application de musique un vieux morceau. Il me regarde faire avec curiosité.
- Quel genre d'idée te traverse, Alix ?
- Tremble, Oscar, car ce sera terrible.
Ah, il sourit un peu.
- On est trop écorchés. On a besoin de douceur, toi et moi.
Il m'interroge du regard, puis sourit de plus belle lorsque les notes s'élèvent. Je pose mon téléphone après avoir mis le son au maximum. Je lui tends la main. Il lève les sourcils – Oscar, danser ? C'est ambitieux – et finalement se met debout. La voix de Nicola Sirkis entonne son doux « J'ai demandé à la lune... ».
- Ça te rappelle quelque chose ?
- Comment oublier, Alix ?
Je pose la main sur son épaule gauche, un peu solennellement, et il pose la sienne sur ma taille. Nous commençons une danse délicate. Je laisse ma tête dodeliner en rythme, je chantonne. Ses yeux pétillent sur moi.
- À quoi penses-tu, Oscar ?
- … Je préfère ne pas te le dire.
- Ah.
Vu tout ce qu'il m'a déjà avoué, c'était déplacé, comme question. C'est même complètement déplacé, comme démarche, à bien y réfléchir. Mais bien réfléchir, c'est pas tellement ma façon de faire.
- Oscar, je t'ai menti.
- Ah ? Encore ?
- Oui. Notre rupture n'est pas du tout la meilleure chose de notre couple.
- Non. C'est Andreas, la meilleure chose.
- Oui, de loin. Mais crois bien que t'avoir dans ma vie, même si ça n'a pas toujours été de tout repos... c'est une chose formidable. Je ne regrette pas ça.
- Ah. Je n'en pense pas moins, Alix. Je bénis le jour où tu es venue m'accoster sur ce bateau.
- Qu'est-ce qui m'a pris ? Je me faisais vraiment chier.
- Quelle aubaine ! Alix qui s'ennuie, c'est toujours gage de surprise...
- Des surprises qui s'enchaînent à vie à tes pieds, Oscar.
- Tant mieux. Je garde ces chaînes-là.
Il sourit, du même sourire incroyable qui m'avait scotché ce soir-là. Celui qui illumine son visage et creuse ces petits plis sur ses joues. Qu'ils sont beaux, ces petits plis. D'un élan, j'y pose mes mains. Je le vois retenir son souffle.
- Alix...
J'hésite, puis viens poser mes lèvres sur les siennes. Intérieurement, j'explose. Que sommes-nous en train de faire ? Je signe avec le diable, là ! La main d'Oscar passe de ma hanche à mon dos, il m'approche un peu plus. Pourtant, c'est un baiser qui reste chaste. C'est suffisant pour me chavirer, me bouleverser, m'enivrer.
« j'ai demandé à la lune
si tu voulais encore de moi
elle m'a dit j'ai pas l'habitude
de m'occuper des cas comme ça»
Non, elle ne doit pas avoir l’habitude, non. Je quitte ses lèvres. Mamamía... J'ai envie d'y revenir. Elles sont juste là, à quelques centimètres. La seconde d'hésitation, Oscar s'en saisit pour me murmurer :
- Non, Alix. Je ne suis pas seul.
Il a raison, et ça me ramène violemment les pieds sur Terre. La musique s’éteint. Je me recule. Il me regarde faire. Il a l'air perdu dans le même brouillard que moi.
- Je vais me coucher, Oscar.
Il se mordille la lèvre, et approuve.
- Bonne nuit, Alix.
- Bonne nuit, Oscar.
❝
its holding me,
morphing me
and forcing me to strive
to be endlessly
cold within
and dreaming i'm alive
'cause i want it now
i want it now
give me your heart and your soul
i'm not breaking down
i'm breaking out
last chance to lose control
and i want you now
i want you now
i'll feel my heart implode
i'm breaking out
escaping now
feeling my faith erode
❞
Hysteria - Muse, 2003
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