Chapitre 1.4
Madrid, 2004.
Alix.
La pression qui précède les examens de fin d'année est un sentiment autant épuisant qu'exaltant. Je ressens comme une émulation interne à avaler ces milliers de lignes de texte de droit, tout en me disant que je m'inflige vraiment une torture aberrante. Allez, plus que trois semaines et ensuite, les dés seront jetés. Ils le sont déjà un peu.
On traverse le campus ensoleillé. L'humeur est joviale, on sent l'été qui veut poser ses valises sur l'Espagne. Je n'ai pas l'habitude d'un temps si chaleureux à encore un mois du jour le plus long de l'année, ma Bretagne natale m'ayant plutôt habituée à la modération météorologique.
- Oh ! Regardez ! C'est Luigi !!
En effet, le beau parleur italien, qui nous avait happées et entraînées dans cette soirée lunaire à Barcelone, est en train de parler avec de grands airs avec un groupe d'étudiantes de première année. Elles roucoulent devant sa chemisette déboutonnée, ses lunettes aviateur et son sourire de publicité pour « parfum boisé ». Hallucinant. Je vais pour passer mon chemin, mais María et les autres le hèlent au loin. Merde.
- Luigiiiii ! Youhou !!!
- Héééé ! (il sert un ultime sourire à ses interlocutrices et passe d'une poignée de groupies à une autre) ¿ Cómo está ? C'est vous que j'attendais, chicas ! J'ai fait la moitié du campus pour vous trouver !
- Oh Luigi ! (elles gloussent en buvant ses paroles, c'est navrant) La soirée à Barcelona, quel pied !
- Oui, hein ? Ça vous a plu ?
- OUIIIII !!!
L'Italien savoure son succès. Je lève les yeux au ciel : cette scène est pathétique. Je reste en retrait, je vais même certainement prendre congé d'eux : hors de question de me laisser ré-entraîner dans un plan aussi tordu, et puis j'ai mes révisions qui m'attendent.
- On va boire un verre, Luigi ?
- Désolée, les filles, je n'aurai pas le temps. Je recherche quelqu'un de précis.
- Ah bon ? Qui ça ?
- Eh bien, n'étiez-vous pas accompagnées d'une mystérieuse jolie Française, ce week-end ?
Les filles se tournent vers moi. J'écarquille les yeux : quoi ? Luigi suit leur regard.
- Euh... Pardon ? Moi ?
- Ah ! (il m'adresse son sourire de mannequin) Mais oui ! Je m'souviens de toi, Francesita !
- Qu'est-ce que tu m'veux ? , dis-je, méfiante. J'te préviens, moi non plus, j'ai pas le temps !
- Oh là, du calme ! Je ne prendrai que trois minutes. Y'a un p'tit Asturien boudeur qui m'a demandé de partir à ta recherche... ça te dit quelque chose ?
Oh ?! Je me sens rougir jusqu'aux oreilles. Les filles me dévisagent avec intérêt.
- Euh, je... Oui ? Je ne sais pas... Tu le connais ?
- Ah bah comment, Bellissima ! Sur quelques centaines d'invités sur ce bateau, t'as réussi à tomber sur mon meilleur pote !
- Oscar est ton meilleur pote ? Vraiment ? Genre lui, et... toi ?
- Ouais, ouais, je sais, on ne se ressemble pas trop, mais j'te jure Francesita. (il prend ses mains l'une dans l'autre) On est comme ça depuis que j'suis arrivé en Espagne, en primaire.
- Pourquoi tu l’appelles Francesita ? demande María.
- Ma qué, je ne connais pas son prénom.
- Bien sûr, et ton super pote, il ne t'a pas dit son prénom ?
- … Oscar est un peu... tête en l'air, hein ? Il paraît qu'il a oublié de te demander comment tu t’appelles.
Je pouffe de rire, alors que les filles affichent une mine estomaquée. Je n'avais pas remarqué, a-t-il vraiment passé une nuit entière à discuter avec moi sans savoir comment je me nomme ?
- Et qu'est-ce qu'il me veut, l'Asturien boudeur et tête en l'air ?
- Je crois qu'il a très envie de te revoir.
- Ah tiens... et il t'envoie à sa place ?
- Bah, je vis à Madrid et il sait que j'ai... un carnet d'adresses. Et puis c'est mon pote, on fait n'importe quoi pour ses potes, non ? Alors, mystérieuse Francesita qui ne m'a toujours pas dit son nom, si tu es d'accord, il souhaiterait obtenir ton numéro... Parce que cette andouille ne te l'a pas demandé non plus, visiblement. Faudra que tu m'expliques de quoi vous avez bien pu parler toute une nuit, d'ailleurs, pour qu'il ne sache ni l'un ni l'autre.
Je hausse les épaules en me donnant un air mystérieux.
- Ils sont un peu rustres, les Asturiens !, me dit Béa avec condescendance.
- Eh ! Tu parles pas des Asturies comme ça ! (malgré ses lunettes, on voit l'expression du visage de Luigi se durcir un peu) T'es d'où toi ?
- Madrid.
- Et t'as cru qu'à la capitale, vous avez plus de valeur ? Sort de ta ville, niña.
Je ris. Il est surprenant, l'Italien, je n'aurai pas cru que derrière ses lunettes de frimeur, il défendrait avec autant de véhémence l'Espagne « rustre »... quitte à se mettre à dos une Béa qui boude ostensiblement désormais.
- Alors, Francesita... Comment dois-je te convaincre de donner sa chance à mon idiot de meilleur pote, hein ?
- Laisse-moi y réfléchir...
- Allons, allons... Je ne veux pas te forcer, d'accord ? Mais tu souris depuis que j'te parle de lui. (il se penche vers moi et me regarde par-dessus ses lunettes) J'ai l'impression qu'il t'a laissé une bonne impression, Oscarito. Il se débrouille peut-être mieux que ce que je pensais...
- Peut-être bien... il a certains atouts.
- Hum hum hum... Alors ? Tu me fais languir sur ta réponse ?
C'est tout vu, en vérité !
- D'accord.
- (il rayonne) Cool, Bella !
- Alix.
- ¿ Qué ?
- Mon prénom, c'est Alix.
❝
the time is right to put my arms around you
you're feeling right
you wrap your arms around too
but suddenly i feel the shining sun
before i knew it this dream was all gone
ooh i don't know what to do
about this dream and you
i wish this dream comes true
❞
Digital love - Daft Punk, 1997
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