Chapitre 2.3

8 minutes de lecture

 Oscar me fait déambuler dans des dizaines de rues pavées, toutes plus colorées les unes que les autres, et effectivement nous croisons çà et là des statues, des fresques, des vestiges moyenâgeux à n'en plus finir. C'est pittoresque et enchanteur, mes yeux se régalent. Oscar est d'une agréable compagnie : il raconte, explique, mais ne parle pas un mot de trop et sait côtoyer les silences sans chercher à les briser à tout prix. Il a une grande culture, autant sur sa ville, sa région, que sur d'autres sujets vers lesquels nous digressons. Aussi, il s'intéresse sincèrement à ce que je lui dis de mon pays, ses traditions et les petits bouts de moi que je laisse échapper mine de rien.

 Lorsque nous revenons vers les lieux des festivités, la foule s'est encore densifiée et, partout, les verres trinquent et les tapas réjouissent les papilles. Mon estomac est jaloux.

  • Je t'invite dans un bar ?
  • Avec plaisir ! Je dois faire honneur à la gastronomie asturienne, non ?
  • C'est indispensable ! Je connais quelques adresses qui devraient te plaire. Viens par là-bas.

 Nous arrivons à l'orée d'une grande rue très animée, et sommes accueillis par un immense tonneau agrémenté d'un panneau annonçant « Gascona : bulevar de la sidra ».

  • Ah, carrément ? Un boulevard dédié au cidre ? (il se marre) Mais vous en faites des caisses, ma parole !
  • On ne rigole pas avec...

 Il ne finit même pas sa phrase, souriant malicieusement. Ça lui donne un air de gamin totalement adorable. Je reste scotchée. Je le fixe avec probablement bien trop d'insistance d'ailleurs. Il baisse les yeux en premier, et me propose :

  • Hum... On y va ?
  • Je te suis.

 Nous entrons dans un bar au décor sobre : murs blancs coupés par quelques colonnes de pierres d'apparat, petites tables simples agrémentées de tabourets, dalles grises au plafond. Il y a une odeur de fritures et de pomme. Oscar prend commande au comptoir, puis m'enjoint à m’asseoir dans un coin un peu en retrait. Il semble savoir exactement ce qu'il fait : depuis cette minuscule table, nous sommes parfaitement bien placés pour observer l'effervescence de l'extérieur, sans être trop accommodés par le bruit. Nous sommes rapidement servis et je ne peux que reconnaître que je me régale de ce qu'il a choisi pour nous.

 Il en sera ainsi pour les autres adresses que nous découvrirons : en effet, Oscar me fait faire une tournée des bars, sélectionnant avec soin les adresses visitées et les mets commandés. Et pour chaque assiette, il nous commande une sidra, et je contemple avec amusement l'étrange rituel d'escanciada auquel s'adonnent les serveurs asturiens.

  • Et tu sais faire ça, toi ?, je demande au bout du cinquième verre – ou sixième, je ne sais plus où j'en suis ?
  • Oui et non... Comme tous les gamins du coin, j'ai essayé bien des fois, et on va dire que j'arrive à servir un verre correct à mi-bouteille... mais j'ai les pieds trempés !
  • Eh bien, il ne faut pas mourir de soif... et ils font, genre, des concours de celui qui remplit le plus de verres ?
  • Oui ! Concours de rapidité, de précision, et des records du nombre de serveurs à escanciar en même temps.
  • Mais vraiment ?
  • Je te jure !
  • Waouh, votre vie tourne autour de ça, dites donc !

 Je me moque, mais je pense à l'attachement de la Bretagne à ses crêpes et aux rituels et événements en tout genre qui s'organisent autour de ça, et je me dis qu'on n'est pas moins chauvins par chez nous.

 Nous sortons sur le pavé oviedans et passons devant un énième bar à cidre : à cette heure avancée de la nuit, et au vu du nombre de verres avalés, je ne suis plus bien sûr des établissements que l'on a déjà visités.

  • On a fait celui-là ? La devanture est chouette !
  • Non, on ne l'a pas fait, mais, on ne va pas y aller...
  • Ah ? D'accord...

 Un gars éméché se retourne vers nous :

  • Si ! Si ! Il faut y aller ! C'est la meilleure sidrería de la rue, sans mentir !
  • (je regarde Oscar) Ah ! Bah alors ! On y va ?
  • Je ne sais pas, Alix...
  • T'es pas au courant de quelle est la meilleure sidrería de la rue, toi ?
  • Si, si, elle est excellente en effet.
  • Alors !

 Je le prends par le bras et l'entraîne à l'intérieur. Il grimace. L'établissement est décoré avec goût : tout de bois et de pierres polies. Derrière le comptoir, des tonneaux s'empilent jusqu'au plafond. Plafond où des centaines de bouteilles vides sont accrochées, têtes vers le sol. Comme dans les autres, une odeur de pomme acide règne. Le barman, un grand homme dégingandé qui doit avoir la quarantaine, lève la tête et son visage s'illumine : il salue chaleureusement Oscar lorsqu'il nous voit. Sans aucun doute, ils se connaissent.

  • Oh Oh, Oscarito, mais que vois-je ? Tu m'as l'air fort bien accompagné aujourd'hui ! Tiens donc !

 Oscar se crispe :

  • Eumh, oui. Voici Alix. Elle est française et elle fait ses études à Madrid. Je lui fais la promotion des Asturies.
  • Olé ! Enchanté, Mademoisselle Alix (il me parle en français et me gratifie d'une révérence théâtrale, à laquelle je réponds d'un hochement de tête). Attention, après ce week-end, vous risquez de ne plus vouloir quitter la région ! (le barman m'adresse un clin d’œil amical).
  • Je dois bien avouer que le coin ne manque pas d’intérêts, effectivement, je réponds en regardant Oscar qui ne manque pas de rougir.
  • Oh oh, la señorita a du goût (le barman sourit d'un air entendu) J'ouvre une bouteille ?

 Oscar approuve, et avant que je n'ai pu lui demander sa relation avec cet homme, un groupe s'approche de nous. De toute évidence, ce soir, ils n'ont pas étanché leur soif qu'avec de l'eau.

  • Hey, hey, Oscar ! Bah enfin ! On se demandait si on allait voir ta trogne aujourd'hui ! Oh... Mais dis donc, c'est pas vrai : y'a une gonzesse avec toi, là ?

 Je fronce les sourcils. Je comprends désormais pourquoi Oscar n'avait pas envie de mettre les pieds ici : il y est visiblement en terrain très familier. Bon, trop tard, on va tenter de faire bonne figure.

  • Mec, comment t'as fait pour dégoter une nénette pareille ? TOI ?

 Oh là. La bonne figure va être plus compliquée que prévue : voilà un ton qui ne me plaît pas du tout. Il est sérieux, lui ? Oscar le regarde en plissant les yeux :

  • Tu as fêté l’Ascension comme il se doit, on dirait, Cisco ?
  • Pourquoi faire être dans la rue ce soir si ce n'est pas pour boire, hein ?

 Oscar secoue la tête pendant que le barman débouche une bouteille devant nous et accomplit le fameux rituel. Une énième fois, je suis fascinée par cette façon de servir. Il me tend le verre en demandant :

  • Ainsi donc, vous venez découvrir les Asturies ?
  • Oscar m'a assuré que les fêtes de l'Ascension sont immanquables ici.
  • Ah ah, c'est bien vrai ! Vous faites des études dans quoi ?
  • (je bois ma gorgée et passe le verre à Oscar). Dans le droit.
  • Oh oh ! Ça ne rigole pas ! Une future avocate ?
  • Oh non ! Je vais passer les examens pour devenir juriste.
  • Et comment vous êtes-vous rencontrés ?
  • Eh bien, c'est un interrogatoire ? dis-je en souriant.
  • Oups, désolé. Je ne veux pas vous importuner.
  • Luigi, dit sobrement Oscar. C'est grâce à lui que nos chemins se sont croisés.
  • Ah ! Sacré Luigi ! Mais bien évidemment... Il est passé ici tout à l'heure, en charmante compagnie également mais pour le coup, on ne s'en étonne plus vraiment.

 Oscar sourit en rendant son verre presque vide, que le barman s'affaire à re-remplir.

  • Celui-là, vous le partagez avec nous ! me dit Cisco en s'appuyant sur le dossier du tabouret d'Oscar. Beni ! Deux autres !

 Ses voisins approuvent. Oscar soupire, ce qui provoque des huées dans leurs rangs.

  • Ohlàlà, Oscar, tu boudes ?
  • Non, mais là vous êtes... pénibles.
  • Mais tu ne nous la présentes même pas, ta copine, oh ! Tu veux nous la cacher ? T'as peur qu'elle reparte avec l'un de nous ?
  • Hey, Cisco, calme-toi, tu veux bien ? intervient le barman.
  • Oh, ça va, je plaisante ! Il ne va pas mal le prendre, quand même, hein, Oscar ?
  • Mmm...

 Le principal intéressé se renfrogne. Cet air ronchonchon le rend absolument craquant, et je suis traversée par une furieuse envie de l'embrasser. Là, tout de suite, maintenant. Je mobilise le reste de lucidité qui m'habite pour me retenir d'une mise en scène incongrue qui, je n'en doute pas, ne serait pas du goût de l'acteur principal.

 Pendant que le barman vide la bouteille dans ce qui sera visiblement le dernier verre, et le re-pose devant nous, Cisco s'approche de moi – bien trop près de moi, même.

  • Oscar est un garçon bien sage, tu sais.
  • Et c'est un problème ?, je demande avec assurance.
  • Il t'a dit qu'il y a quelques années, il a fait vœu de chasteté ? Il a juré qu'il ne toucherait jamais une fille le premier soir !
  • Ah, vraiment ?

 Eh bien, en voilà une information intéressante ! J'interroge des yeux un Oscar extrêmement mal à l'aise, qui semblerait vouloir disparaître s'il en avait le pouvoir.

  • Il a tellement bien tenu son principe qu'on ne l'a jamais vu avec personne !
  • Oui, j'avais cru comprendre ça...
  • Cisco...
  • Tu risques de t'ennuyer cette nuit ! Mais si tu veux, moi, j'ai rien juré du tout ! Et je te promets une nuit absolument inoubliable !
  • Cisco !

 Le ton d'Oscar se fait plus dur et il est clairement agacé. Alors qu'il croise mon regard, je tente un sourire compatissant. C'est un élément qui m'a fort surprise en Espagne : leur esprit chaleureux possède un revers fâcheux, une aisance sociale bien trop désinvolte. Aussi, il n'est même pas étonnant de me faire draguer sous les yeux de celui qui m'accompagne – si l'on peut toutefois se permettre de nommer cela « drague ». Bon. La situation devient pénible, il est temps de mobiliser mes talents oratoires afin de mettre un terme à cette conversation déplacée. Je me racle la gorge exagérément.

  • C'est une proposition fort aimable, mais... Non merci. Je n'ai envisagé que deux scénarios pour cette nuit : soit Oscar se jette sur moi et me fait l'amour sauvagement, et j'en serai absolument ravie (du coin de l’œil, je vois mon acolyte écarquiller les yeux) ; soit il n'en est rien, et je dormirai certes seule, MAIS, je saurai faire passer ma déception TOUTE SEULE, avec mes deux mains, en pensant à lui très TRÈS fort. Dans les deux scénarios, tends bien l'oreille, car je crierai son prénom, tout Oviedo m'entendra, et je ne m'ennuierai certainement pas.

 Ma tirade eut l'effet escompté : Cisco me regarde comme deux ronds de flan, la bouche grande ouverte, sans être capable de répondre ; les deux autres garçons derrière sont tout aussi ahuris ; à leurs côtés, Oscar est rouge écarlate ; quant au barman, il explose d'un rire tonitruant qui me met en joie. Je savoure mon effet sur une ultime gorgée de sidra.

 Enfin, je vois Oscar déglutir et hocher la tête dans ce qui semble être un éloge silencieux de mon coup d'éclat. Je lui adresse un clin d’œil. Le barman lui assène une grande tape sur l'épaule :

  • Oscarito, je l'adore ! Fais ce que tu veux cette nuit, mais ne la lâche pas demain!

 Il ne se dépare pas de sa couleur cramoisie et fixe le comptoir en bafouillant:

  • Je, euh, je... Merci du conseil Beni, euh, on va y aller hein ?
  • C'est ça, « allez-y », dit Beni en mimant des guillemets avec ses doigts.

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