Chapitre 2.4
On prend congé de Beni le barman et des garçons qui n'ont pas retrouvé l'usage de la parole, et on remonte la rue. Elle est toujours aussi animée : les Espagnols veillent vraiment très tard. Oscar, qui regardait ses pieds jusqu'à présent, se tourne vers moi :
- Euh, je suis désolé pour Cisco, il est très cool quand il est sobre, mais là, bon... il a l'alcool lourd.
- On a les mêmes à la maison, dis-je en essayant d'être rassurante.
- Ouai, c'est sûrement une universalité...
- Tu avais l'air de connaître tout le monde ?
- Oui. Benito est un ami de mon père, et les gars sont des copains d'école de Luigi et moi. On a passé notre enfance ensemble.
Un air nostalgique s'installe sur son visage.
- C'est très chouette d'avoir gardé ces contacts-là ! Ton attachement à la ville est vraiment fort.
- Ma vie est ici. Je travaille à Barcelone, je voyage tous les mois, mais je ne peux pas avoir un pied-à-terre ailleurs qu'ici... Je ne peux pas y renoncer.
- J'ai trouvé ça très émouvant que tu me fasses assister à ça ce soir. Merci, Oscar.
- Ah ? Euh, de rien...
Il reste songeur. Je me sens soudainement harassée, et il me semble que je ne marche pas très droit. Je suis à deux doigts de m'accrocher à lui pour continuer.
- Oscar, je suis fatiguée... et j'ai beaucoup bu. Est-ce qu'on peut rentrer ?
- Mon appartement est dans la rue là-bas.
- Parfait.
Nous quittons cette grande artère festive et je reconnais la ruelle intimiste qui loge son adresse. Il s'arrête devant la grille mais semble hésiter à ouvrir.
- Alix... Tu... étais sérieuse, tout à l'heure ?
« Tout à l'heure » ? Je pourrais lui demander d'expliciter sa pensée, le forcer à prononcer les mots qu'il essaie d’esquiver, mais il a l'air tellement fébrile que pour une fois, je choisis de ne pas l'emmerder.
- Non. Je ne vais rien faire d’obscène dans ton canapé, Oscar. Je vais me coucher et dormir. Mais ton ami parlait beaucoup, et semblait bien trop sûr de lui, il avait besoin d'un adversaire sérieux pour le remettre à sa place.
- Ah bah là...
Oscar me dévisage, puis se décide enfin à dé-crocheter la grille d'entrée. Nous montons l'escalier jusqu'au troisième étage – une vraie épreuve dans mon état. Il s'immobilise devant sa porte, insère la clé dans la serrure et... de nouveau, il ne bouge pas.
- Et... Euh... Hum. Tu n'attends pas vraiment que je me jette sur toi non plus ?
Est-ce que je l'attends ? J'en ai clairement envie, et je me retiens de le faire moi-même, mais... Je le vois me regarder d'un air anxieux et je fonds complètement devant la candeur de ce garçon. Comment peut-il encore en douter ? Je n'avais jamais rencontré un type pareil avant. Je n'ai surtout pas envie de le brusquer.
- Je n'ai pas d'attentes à ce propos, Oscar. Tu ne devrais pas t'inquiéter de quoi que ce soit. J'ai passé une excellente journée, vraiment, je me suis amusée et régalée, j'en ai pris plein les yeux. Tu as réussi ton coup : j'ai adoré Oviedo. Pour le reste, ne te prends pas la tête avec les réflexions désobligeantes des autres.
- Oui...
Il ouvre enfin la porte et m'invite à le précéder dans l'appartement. On reste l'un à côté de l'autre à s'évaluer. C'est le moment de se dire bonne nuit, donc ?
- Bon, euh... C'était chouette. Merci.
Il affiche un air terriblement coupable. Coupable de quoi ? On se sonde en silence. Je crois qu'il vaudrait mieux abréger ce moment qui devient gênant.
- Bonne n...
Oh ! Sa bouche rencontre la mienne. Bon, ok, d'accord. Je réponds à son baiser sans me faire prier : je n'espérais même plus que cela arrive, à vrai dire, et ça le rend encore plus troublant. Alors, l'une de ses mains plonge dans mes cheveux et ses doigts s'emmêlent à mes boucles sauvageonnes. Mon cerveau est en ébullition, et il patauge trop dans l'alcool pour réfléchir correctement. Qu'est-ce qu'on fait, au juste ? Dois-je me laisser faire, puis-je prendre des initiatives ? Qu'attend-il de moi ? Et pourquoi est-ce que je réfléchis autant dans un moment pareil, enfin ? Je suis sur le point de l'enlacer lorsqu'il se détache de moi. Ah, zut.
- Eh bien... Finalement, tu te jettes sur moi ? Et ensuite ? Serais-tu prêt à renier tes principes ?
- Euuuuuh... Non, non. C'était... pour te dire bonne nuit.
- Qu... quoi ? C'est un baiser de bonne nuit, ça ?
- Oui, oui.
- Oh, waouh. Rassure-moi, j'espère que tu ne souhaites pas une bonne nuit à beaucoup d'autres filles que moi...
Il se pince les lèvres. Je glousse.
- C'est-à-dire que... ce ne serait pas très élégant de profiter d'une fille dont le jugement est altéré par une consommation immodérée d'alcool. J'ai souvenir que tu ne voulais pas, comble de l'horreur, finir dans mon lit, alors...
Pétard ! J'ouvre la bouche, mais ne trouve rien à lui répondre. Il se fout de moi ? Je l'ai taquiné toute la journée, mais c'est finalement lui qui convertit la balle de match ? Je suis offusquée de cet arroseur arrosé, d'autant plus qu'il affiche l'air beaucoup trop satisfait du vainqueur d'une épreuve aux retournements inattendus. Merde !
- D'accord, très bien... C'est tellement loyal de ta part...(je me recule de quelques pas) Eh bien, bonne nuit... Chaste Oscar, jamais le premier soir.
Je le regarde avec défi, et maintenant que j'ai pris un peu de recul, ses intentions m’apparaissent plus que claires : il me dévore des yeux. Littéralement. Je le vois lutter contre lui-même pour tenir son principe à la con. Je ferme le rideau du salon d'un geste solennel, je me laisse tomber sur le canapé. Merde. Je réalise alors à quel point je suis excitée... et déçue. Je n'aurai pas dû le provoquer comme ça, ça m'apprendra à toujours chercher la petite bête. J'attrape mon sac, me change rapidement et m'allonge. Mise à part cette fin au goût d’inachevé, j'ai passé une formidable journée. C'était une excellente idée, cette « escapade dans le trou du cul de l'Espagne ».
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oh, why'd you have to be so cute ?
it's impossible to ignore you
must you make me laugh so much ?
it's bad enough we get along so well...
say goodnight and go.
one of these days
you'll miss your train
and come stay with me...
we'll have drinks
and talk about things and
any excuse to stay awake with you...
❞
Goodnight and go - Imogen Heap, 2006
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