Chapitre 4.2

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  • Oscar, je me suis mal exprimée. Je n'ai pas voulu dire que tu es... abstrait, ou...
  • Je suis quoi, alors ?

 Oups. Je me sens très bête, tout à coup...

  • Je ne sais pas très bien.
  • Ah. Super. Bah voilà : tu aurais bien besoin d'un après-midi entier de réflexion, toi aussi, on dirait.

 Je reste sans voix. Oscar se retourne vers les chanteurs amateurs et se passionne pour leur massacre auditif. Je ne sais pas s'il a raison. Je n'ai pas envie de réfléchir, parce que j'ai peur de ce que je pourrai en tirer. Je préférerais continuer à prendre ces moments comme ils me viennent, sans y mettre aucun enjeu. Je regarde nos acolytes se réinstaller à table, et mon esprit trouve une échappatoire. Alors que je me lève, il m'interroge du regard.

  • Tu fais quoi ? Tu vas où ?
  • Je m'en vais.
  • Quoi ?! Non, attends, non ! (il m'attrape le poignet) Pas maintenant, de nuit, et pour aller où ? Tu ne connais pas la ville, ni personne, tu... (il soupire) Reste, écoute... Excuse-moi, je n'aurai pas dû...
  • Ça va, ne panique pas. Je m'en vais... chanter.

 Il reste incrédule.

  • … C'était pas une blague ? Tu vas vraiment chanter ? Mais tu vas chanter quoi ?

 Je sais exactement ce que je vais chanter.

 Chanter, c'est une activité que j'ai toujours aimé faire, ça m'amuse et me détend. Bon, chanter en karaoké en espagnol, c'est un niveau de compétence que je ne suis pas sûre de posséder, mais peu importe : je suis sûre de mon idée. Enfin, tant que je n'y réfléchis pas, je suis sûre de moi. Cette dernière phrase résume ma personnalité à la perfection, je crois.

 Le serveur sélectionne la chanson que je lui demande, pendant qu'à notre table, Luigi lance un tonnerre d'applaudissement qui me fait bien rire. Oscar semble moyennement partager l'enthousiasme de ses voisins : il me fixe avec une curiosité mêlée d'inquiétude. Peut-être a-t-il peur que je l'enjoigne à venir chanter devant tout le monde en ma compagnie ?

  J'inspire. Je sais que les paroles commencent sitôt les premières notes. Je plante mes yeux dans les siens avant de démarrer. Je vois ses pupilles caramel me harponner, et je dois faire un effort immense pour m'en détacher.


Solamente oír tu voz
(seulement entendre ta voix)

ver tu foto en blanco y negro
(voir ta photo en noir et blanc)

recorrer esa ciudad
(parcourir cette ville)

yo ya me muero de amor
(moi je me meurs d'amour)

ver la vida sin reloj
(voir la vie sans horloge)

y contarte mis secretos
(et te raconter mes secrets)

no saber ya si besarte
(ne pas savoir s'il faut t'embrasser)

o esperar que salga solo
(ou espérer que ça vienne tout seul)

y vivir así, yo quiero vivir así
(et vivre ainsi, je veux vivre ainsi)

ni siquiera sé si sientes tú lo mismo
(je ne sais même pas si tu ressens la même chose)

me desperté soñando que estaba a tu lado
(je me suis réveillé en pensant que j'étais à tes côtés)

y me quedé pensando que tienen esas manos
(et je continue de me demander ce que tiennent ces mains)

sé que no es el momento para que pase algo
(je sais que ce n'est pas le moment pour qu'il se passe quelque chose)

quiero volverte a ver
(je veux te revoir)*


 Parcourir la ville, vivre sans regarder sa montre, profiter juste de la présence de l'autre, hésiter, s'interroger sur ses intentions... Cette chanson, elle parle mot pour mot de ce que je ressens ce soir, de ce qu'on a vécu depuis hier, de la voie sans issue qui nous attend demain. Cette chanson, je l'ai chantée les yeux sur l'écran, bien que j'en connaisse les paroles par cœur, parce que je ne sais pas si j'aurai pu assumer sa réaction. Cette chanson, elle se termine sur un « je veux te revoir » qui résonne sur la place, et dans ma tête, et me fait réaliser que mes envies vont bien trop violemment se fracasser sur la réalité du futur que je m'étais prévu. Alors que je quitte le micro, je vois Luigi en conversation animée avec un Oscar un peu penaud. Dios, qu'il est craquant avec sa tête d'enfant de quatre ans qui vient de faire une connerie qu'il ne sait pas trop bien assumer ! Je file les rejoindre.

  • Heyyyyy Aliss ! Ma qué, tu chantes super bien, bellíssima !
  • C'est vrai, tu trouves ?

 La tablée approuve à l'unisson. Bon, je n'ai pas dû être trop ridicule, alors. Je reprends ma place près de mon hôte de glace. Il me dévisage un moment. Pour la première fois, je vois dans ses yeux mille choses qu'il aurait envie de dire, et la pudeur de ne savoir comment le faire. Il me soulève le cœur. Je crois que moi aussi, j'ai mille choses qui se bousculent dans ma tête, et je ne sais pas bien comment les organiser et ce qu'en dire. Il me faut de nouveau une sacrée volonté pour me décrocher de ce regard brûlant, et m'intéresser à la conversation générale. Luigi s'est lancé dans une grandiloquente démonstration des pires erreurs à ne pas commettre en termes de séduction. Alors que je ne tarde pas à rire avec les autres, je sens une main glisser dans la mienne. Je sursaute, et relève la tête vers un Oscar qui regarde, impassible, son voisin volubile. Un courant chaud froid me traverse. Tout est dans la délicatesse. Alors, délicatement, je resserre chacun de mes doigts entre les siens. Sans qu'il ne quitte le professeur italien des yeux, je le vois sourire à ce contact appuyé.


 C'est le cœur plus léger que la soirée se termine, et vers minuit, nous prenons congé de nos comparses d'un soir. Je ne sais pas comment amorcer une conversation mais, pour une fois, je n'ai pas besoin de me poser la question.

  • Tu as passé une bonne soirée ?
  • Excellente. Vos amis sont adorables, et très drôles, et n'usent pas de curiosité trop intrusive.
  • (il rit) Oui. Ils ont été bluffés par ta prestation au chant. Et je me joins à eux... tu chantes vraiment bien. Tu ne m'avais pas dit ça.
  • Je ne me rend pas compte... si je ne vous ai pas détruit les tympans, alors tant mieux !
  • Non, tu rigoles ! C'était chouette. J'ai adoré. Et un choix de chanson... intéressant.
  • Ah oui ?, dis-je innocemment.
  • Mmm. Il y avait une raison particulière à ce morceau-là ?
  • Peut-être bien... que les paroles me parlent.
  • Peut-être qu'à moi aussi.

 On arrive devant son immeuble. Il regarde la grille d'un air songeur. Est-ce un rituel d'effectuer une hésitation avant chaque entrée dans le bâtiment ?

  • Alix, je suis désolé, je n'ai pas été très chaleureux cet après-midi, tu as raison.

 J'attends patiemment. Je le sens fébrile, je sens l'effort qu'il s'apprête à faire et je n'ai pas idée de la direction que vont prendre ses propos. Sa voix tremble presque lorsqu'il ose enfin :

  • On a une situation un peu compliquée, non ?

 Inspire. Expire.

  • Tout dépend de la façon dont on veut la penser.

 Il me regarde. Que dis-je, est-ce regarder, ça ? Il me sonde, la profondeur de son regard me stupéfie.

  • Comment est-ce qu'on devrait la penser ?
  • Eh bien... je te propose... puisqu'on connaît déjà la fin, au moins, on n'a pas à se prendre la tête à envisager une suite qui n'existe pas, n'est-ce pas ? Alors, on pourrait faire les choses sans se poser de questions ? Qu'est-ce qu'on risque ? On ne peut pas se planter, on n'a rien à perdre. Pas de pression.
  • Pas de pression... , chuchotte-t-il sans grande conviction.
  • Ça te convient ?

 Il hausse les épaules.

  • Je suppose que c'est ce qu'on devrait faire, oui.
  • Oscar, on n'a aucune obligation. Je veux dire... Je peux retourner dormir sur le canapé, si tu préfères. Ça n'en restera pas moins un super week-end à mes yeux.
  • Je ne suis pas sûr d'avoir envie de ça, non.
  • T'as envie de quoi, alors ?

 De nouveau, il me dévisage intensément. Ce que je crois lire en lui me terrifie. Je me sens obligée de casser ce moment avant qu'il ne dérape sur des sentiers totalement inadaptés.

  • Pour cette nuit, je veux dire. T'as envie de quoi pour cette nuit ?

 Il me sourit tendrement, et lève une main qui vient jouer délicatement avec mes boucles rebelles.

  • J'ai envie de t'avoir dans mon lit.
  • J'ai été suffisamment docile et sage pour y avoir droit ?
  • (il rigole) Y a-t-il une once de docilité en toi, Alix ?
  • Qui sait...

 Il s'approche de moi. Tout en délicatesse, son visage s'approche du mien, jusqu'à quelques centimètres.

  • « no saber ya si besarte, o esperar que salga solo »
  • Sans pression, Oscar.

 Et, tout en délicatesse, sa main descend sur ma nuque et ses lèvres se posent sur les miennes.

______
* Chanson "Une foto en blanco y negro", El canto del loco.

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