Chapitre 4.3

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 J'ouvre un œil paresseusement. L'homme allongé près de moi est parfaitement réveillé et m'observe. C'est une sensation un peu étrange que de se réveiller sous le regard de quelqu'un – quelqu'un que je ne connaissais pas le mois dernier, au demeurant.

  • Tu me mates ?
  • Oui.
  • Profiteur !

 Il rougit légèrement.

  • Désolé si...

 Il baisse les yeux et amorce un mouvement pour s'éloigner, mais je le rattrape.

  • Reste. C'est bon. Profite.

 Il sourit. Ce matin, ce n'est pas ce sourire candide, ce n'est pas ce sourire enjoué que je retrouve, c'en est un nouveau que je découvre : un sourire emprunt de mélancolie. Je crois que je la ressens aussi.

  • Eh bien, finalement, j'aurai réussi à y dormir, dans ce lit.

 Il rigole. J'ai détendu un peu l'atmosphère.

  • Et cette nuit t'a été agréable, j'espère ?
  • Parfaitement. De bout en bout. (je tends l'index et, délicatement, caresse son bras) J'en ai apprécié chaque minute.
  • Oui... moi aussi.

 Je laisse mon esprit s'évader dans la nuit passée. Ce n'était plus l'appréhension de la première fois. Ce n'avait pas le goût du défi de la deuxième fois. La nuit dernière fut marquée d'autre chose, de doux, de fébrile, de faim de l'autre à combler absolument. J'ai encore ses caresses qui me déshabillent. J'ai encore ses lèvres sur ma peau. J'ai encore son corps partout sur le mien. Je me revois perdre la notion de l'espace et du temps, et n'avoir que le clair de lune pour nous rappeler qu'il y a le monde en dehors de nous. Un monde dont on se fichait éperdument.

  • Dis ?

 Il m'extirpe de mes rêveries et me ramène un peu violemment au présent.

  • Mmm ?
  • Euh... hier soir...

 Visiblement, nos pensées sont perdues dans le même espace temps.

  • Quand on a fait... tu sais... Tu as dit un truc...

 Un vent froid me traverse. Qu'ai-je bien pu dire dans le feu de l'action, qui mériterait que l'on en reparle maintenant ?

  • J'ai dit quoi, moi ?
  • Ben... Je ne sais pas. Tu as parlé français. C'était... étonnant.
  • Ah ! (je rigole) Ça t'a gêné ? Tu préfères sûrement le silence...
  • Non ! Pas du tout. Au contraire. Je trouve ça...

 L'effort de parler de ça semble surhumain pour lui. Il évite mon regard et semble se résigner à poursuivre. Je repose ma main sur son avant-bras.

  • Ça t'a mis mal à l'aise ?
  • C'est que... On fait l'amour, et soudain tu me parles mais je ne comprends rien à ce que tu me dis... C'est surprenant.
  • Oh... Je crois que, sous le coup de l'émotion, la langue maternelle reprend le dessus. Et... c'était très intense en émotion, hier soir... non ?

 Ça l'était beaucoup trop pour quelque chose qui est censé être éphémère et sans pression, d'ailleurs.

  • Si. Ça l'était. … J'ai eu un doute, peut-être voulais-tu que j'arrête, ou...
  • J'aurai su t'arrêter s'il le fallait.
  • Oui. D'accord.
  • Je ne sais plus ce que j'ai bien pu te dire, mais sois bien certain que je ne voulais pas que tu t'arrêtes. Vraiment, vraiment pas.

 C'est son sourire candide qui répond à mes mots. Je me redresse et le surplombe.

  • Tu ne connais rien au français ?

 Il me gratifie d'une moue coupable adorable... Mon coeur de beurre fond totalement !

  • Je n'étais pas bien attentif à ce cours-là non plus...
  • Dommage, dis-je avec amusement.
  • Si j'avais su à quoi ça aurait pu m'être utile, quelques années plus tard...
  • (je rigole et m'approche de lui) Je doute fort qu'un professeur t'ait enseigné les choses que je suis susceptible de te dire dans un lit...

 Il rougit de nouveau. Je lui dépose un bisou léger sur le nez.

  • J'essaierai de penser à parler espagnol, la prochaine fois.
  • Il y aura une prochaine fois ?
  • Il nous reste trois heures pour ça.
  • Oh ! (il rigole) Tu n'es jamais rassasiée !

 Ne suis-je jamais rassasiée ? Je dois bien avouer que jamais je n'ai eu autant envie de quelqu'un, autant de sa présence, de son corps et de son être. J'ai l'impression que l’imminence de mon départ me créer une urgence à profiter de lui. C'est peut-être trop ?

  • Euuuh... Désolée... Non mais laisse tomber, c'était de l'humour, je ne... Petit-déjeuner ?

 Je me lève du lit mais des bras m'enlacent et me ramènent en arrière. Mon dos rencontre son torse, et sa voix me murmure :

  • Hé, là, tu vas où comme ça ?
  • Bah, petit-déjeuner...
  • Tatata... ça attendra. Il y a quelqu'un à rassasier avant.

 Je sens son nez qui effleure mon épaule, et sa bouche qui dépose un baiser, puis deux, puis trois, le long de la ligne de mon omoplate. Je frissonne : ce contact emprunt de légèreté m'électrise.

  • Et ne te tais surtout pas.

 On arrive sur le quai : le train pour Madrid ne va pas tarder. Luigi – qui nous a rejoint puisqu'il prend le même que moi pour rentrer à la capitale – n'en finit pas de parler, mais il mouline seul : Oscar et moi sommes silencieux et perdus dans nos pensées. Quelles sont les siennes ? Je donnerai cher pour le savoir. Moi, j'essaie de trouver un truc pas trop maladroit à dire pour conclure ce week-end palpitant, mais je n'ai pas d'inspiration. Que dire ? Mon cœur supplie de lui proposer de le revoir, mais ma raison m'explique avec ses grands airs que c'est inutile d'espérer fonder quoi que ce soit. De fait, quelle attitude adopter ? Laisser tomber pour ne pas risquer de trop donner ? Ou continuer de se laisser vivre et profiter durant ces dernières semaines ? Je l'observe, à la recherche d'une quelconque réponse mais c'est peine perdue : il nourrit une grande passion pour ses chaussures, à en juger ses yeux fixés sur le sol depuis de longues minutes.

 On entend le train entrer en gare. Bon.

  • Vamos ! Oscarito, on te laisse ! Tu décolles pour Barcelona ce soir, non ?
  • Oui.
  • Bien, bien... Euh, bon ? On embarque, bellíssima ?
  • Euh, oui. (je me tourne vers Oscar) Bon... Merci pour l'invitation, c'était vraiment un très chouette week-end.
  • Merci. Enfin, de rien.
  • Hum. Et puis, euh... à... plus ?
  • Ouai.

 À mes côtés, j'entends Luigi soupirer et marmonner en italien. Oscar regarde le train avec un air mélancolique. Mamamía, il me fait totalement craquer. Je ne peux pas le laisser comme ça, sur le quai de la gare, avec juste un « à plus » complètement naze. J'avance de trois pas, le surprends en posant ma main près de sa nuque. Il plonge son regard dans le mien, juste une seconde, juste le temps d'interroger le but de ma manœuvre, juste le temps de me transmettre cette question : vas-tu vraiment le faire ? Peut-on se le permettre ? La réponse est limpide. Je me le permets. Je pose mes lèvres sur les siennes, et il reste étrangement statique, ne prenant aucune initiative, mais n'opposant pas résistance. Pourquoi ne réagit-il pas ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu'il approuve, ou est-ce qu'il veut seulement me faire plaisir ? A-t-il pris au mot le « Pas d'avenir » et est déjà sur le point de tourner la page ? Je me recule : il semble complètement déstabilisé. Mais je n'ai pas le temps d'engager la conversation : le train sonne et nous devons nous séparer. De toute manière, vu le manque d'enthousiasme, j'ai très envie de fuir, tout à coup. Pas d'avenir. On tourne la page.

 Je me laisse tomber dans mon siège et soupire longuement. Quel drôle de week-end. Comment, durant quarante-huit heures, ai-je pu autant passer d'exaltations délicieuses à vides sidéraux ? Je me souviens pourquoi je suis toujours restée célibataire jusqu'à présent : les relations amoureuses sont trop complexes pour que j'aie envie d'y placer mon énergie. En parlant d'énergie, un italien volubile s'assoit en face de moi, et je sens que mes dernières forces vont être aspirées durant ce trajet.

  • Ah, là là. Désolé pour lui.
  • Quoi ?
  • Oscar, là. Ce qu'il t'a fait à l'instant... Il est vraiment empoté.

 Je hausse les épaules. Je n'ai vraiment pas envie de débriefer de ça avec lui.

  • Pardonne-lui. Il est comme ça, quand il a trop d'émotions, il devient fermé. Moi je gère mon émotion en parlant, bah lui c'est en ne parlant absolument pas. Il se fige, comme les ordinateurs quand tu veux cliquer sur trop de trucs trop vite, tu vois ? Un bug. Il bugue. Sauf que lui, on ne peut pas l'éteindre et le rallumer.

 Je pouffe de rire.

  • Donc... Tu m'expliques qu'il était ému, là ?, je lui demande, peu convaincue.
  • Ah oui, oui, je te jure, Aliss. Je le connais par cœur Oscar, on est potes depuis vingt ans, t'imagines ? Il ne peut pas me tromper ! Bah, je te jure sur ma famille que là, il était complètement retourné. Je ne l'ai pas souvent vu comme ça. Tu l'as ensorcelé, comment tu as fait ? C'est de la magie secrète, spécialité française ?

 Je souris malgré moi.

  • N'importe quoi. Je n'ai rien fait de spécial, non. On a juste passé deux jours ensemble.
  • Waouh, tu ensorcelles les gens sans rien faire de spécial ! Ça veut dire que c'est juste toi. C'est la plus terrible de toutes les magies, ça.
  • Hahaha ! Dis donc, je ne te pensais pas si poétique ?
  • Ma qué, attention, je suis étonnant.
  • On dirait bien.

 Mon portable vibre.

« de : Oscar.
message : Désolé pour tout à l'heure. Je suis un idiot. »

  • Laisse-moi deviner : il te dit qu'il est désolé ?
  • (je relève la tête vers Luigi) Euh, oui.

Deuxième message :
« Ce n'est peut-être pas raisonnable, mais j'ai déjà envie de te revoir. »

  • Eh, Francesita... C'est quoi ce sourire ?

 Je le regarde sans répondre. Il siffle gaiement.

  • Lui aussi, il t'a ensorcelée. Et en te laissant dans le canapé siiiii confortable. Incroyable, Oscar.
  • Effectivement, ce canapé est confortable. En toutes situations et dans toutes les positions.

 Il se fige un instant, surpris par mon propos, puis se trouve secoué d'un éclat de rire.


y me siento como un niño
imaginándome contigo
como si hubieramos ganado por habernos conocido

esta sensación extraña
que hoy se adueña de mi cara
juega con esta sonrisa dibujándola a sus anchas

y vivir así, yo quiero vivir así
ni siquiera se si sientes tu lo mismo

Una foto en blanco y negro - el Canto del loco, 2003

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