Chapitre 5.1
Madrid, Juin 2004.
Je souris en attendant le train. À mon tour d'être sur le quai d'une gare. J'ai passé ma semaine à réviser, celle d'avant aussi, et le mois tout entier ; en fait, ma vie n'est que révisions. Les examens commencent lundi, et je m'octroie le luxe d'un ultime week-end off avant le grand bain final.
Le off prend à l'instant l'apparence d'un Asturien réservé et terriblement craquant. Après Oviedo, il nous est vite apparu évident qu'en dépit des circonstances, on pouvait – on devait – se revoir une dernière fois. Je le vois descendre du train et je dois mobiliser un immense effort pour ne pas lui sauter dans les bras : je ne sais toujours pas à quel point je peux prendre des initiatives sans le bousculer. La délicatesse de ce garçon est un challenge pour ma spontanéité. Son regard balaie le quai, tombe sur moi et un grand sourire se dessine : au moins, le plaisir est partagé. Il se dirige vers moi, s'arrête à un mètre, devient hésitant. Évidemment.
- Salut, Alix.
- Salut Oscar.
Il me regarde silencieusement, on dirait qu'il retient quelque chose lui aussi.
- Euh, c'est cool de te revoir.
Je pouffe de rire : il a dit quoi, là?
- Cool ? Oui, ok, cool.
- (il rougit légèrement) Non mais pas cool comme ça, je voulais di...
Je l'embrasse. Je décide de le bousculer quand même un peu. Qu'ai-je à y perdre, après tout, vu la dead-line qui nous attend ? Je le sens tendu un instant, mais très vite il se relâche et sa main vient se poser sur ma hanche. Il répond à mon baiser. Ah, bah quand même.
- Ah... c'est mieux que la dernière fois.
- (il pince les lèvres) Oui... J'étais... euh...
Je lui prends la main et l'entraîne avec moi. Pas la peine qu'il s'oblige à fournir des explications qui vont l'embarrasser. J'ai envie de légèreté. À quelques jours des examens les plus importants de ma vie, et d'un retour à domicile qui s'annonce compliqué à gérer émotionnellement, j'ai BESOIN de légèreté.
On arrive devant l'immeuble qui loge notre grand appartement. En arrivant en Août ici, j'ai trouvé dans les petites annonces de la fac un appel pour la quatrième chambre d'une collocation. N'ayant pas envie de perdre du temps à la recherche d'un logement, et n'ayant pas un budget illimité, je suis allée au culot me pointer devant la porte de l'immeuble pour visiter en avant-première. J'ai été accueillie par la plus déjantée des filles qui m'ait été donné de connaître : la grande et pimpante María m'a autant séduite que j'ai réussi à la conquérir. Et, en tant que cheffe naturelle des lieux, elle a convaincu sans aucun mal ses comparses à m'accorder leur confiance. Voilà comment j'ai passé mon année dans une colloc' de quatre filles, toutes en dernière année de Droit à la fac de Madrid, et comment nous nous apprêtons à conclure nos études et voler chacune de notre côté par la suite : à la fin du mois, les clés de l'appartement qui les a vu grandir pendant cinq ans seront définitivement rendues.
Durant l'année, nos chambres ont plus ou moins vu passer du monde : Béa a fait défiler les garçons dans ses draps de satin, Julia a découpé son temps entre ici et l'appart' de son copain, María a préféré découcher lorsqu'une fille lui tapait dans l’œil plutôt que de l'exposer à nos questions du lendemain matin. Quant à moi, je fus la seule qui n'ai pas fait parler de mes aventures conjugales, puisque je n'ai porté d'intérêt à absolument personne cette année, jusqu'à une inattendue soirée de Mai sur un bateau barcelonais. De fait, c'est donc la première – et seule – fois qu'un garçon franchira le seuil de ma porte.
On pénètre dans le couloir qui traverse l'appartement. Oscar regarde furtivement à gauche et droite : il a cette façon de s’imprégner discrètement de tout ce qui l'entoure, sans avoir l'air trop curieux ni envahissant. Glaner des petits détails çà et là, mine de rien. Une tête apparaît dans l’entrebâillement de la cuisine.
- AAAAAH ! Le mystérieux Asturien en chair et en os !
Comme à son habitude, María parle fort, fait de grands gestes et bondit dans le couloir comme si elle entrait sur scène pour un spectacle. Oscar sursaute et recule d'un pas devant la valseuse qui, pas farouche, se rapproche à quelques centimètres. Avec son mètre quatre-vingt-quatre, elle est plus grande que lui, et l'effet est décuplé par le fait qu'Oscar semble se recroqueviller sous ses yeux.
- Enchantée, Oscar ? Ravie de constater que tu existes vraiment et que tu n'es pas le fruit de l'imagination d'Alix.
- Euh... oui, enchanté, euh ?
- María.
- Enchanté, María.
Elle porte le coup fatal en le prenant dans ses bras pour une accolade chaleureuse. Oscar se raidit comme un piquet et me lance un regard un peu désespéré, auquel je ne peux que rigoler.
- Arrête, María, tu vas le faire fuir. Laisse-le respirer.
- Alors, Oscarito, on court après les p'tites Françaises ? On aime le genre râleuse, hautaine et arrogante ? C'est excitant ?
- Qu... Quoi... ?
- Hé ! Je ne suis pas arrogante !, me défends-je.
- Non, tu penses, ma Alix. En tout cas je vous préviens, votre chambre est à côté de la mienne, et j'ai une excellente ouïe ! Faites gaffe à ce que vous faites, hein !
Oscar semble pétrifié par l’indécence de ma colocataire.
- Parfait, María, prépare tes plus belles boules Quiès, parce qu'on fera un maximum de bruit.
- Pétasse. J'ai un concours à réviser !
- Je penserai très fort à ton concours quand je serai sur le point de jouir.
- Et t'es pas hautaine et arrogante, tu disais ?
Contre toute attente, je vois Oscar esquisser un sourire. Je lui prends la main et traverse le couloir jusqu'à ma piaule. Derrière nous, la future avocate scande :
- Si vous faites trop de bruit, je vous rejoindrais, Alix ! Tu sais que j'en suis capable !
Je referme la porte. J'évalue le niveau de tension de l'homme farouche à mes côtés. Il ne sait visiblement pas comment interpréter tout ce qu'il vient d'entendre.
- Elle en est complètement capable, je précise.
- Ah. C'est... intéressant. Très sympa, ton amie.
- Mmm. Une personnalité hors du commun.
- Oui, j'ai cru remarquer.
Il prend alors le temps de regarder autour de lui. La chambre est dans son jus, un style des années 80 assez kitch : une tapisserie à gros motifs bleu et beige, des espèces d'hexagones psychédéliques les uns à côtés des autres. Sur le plus long mur, un grand tapis rappelant mai 68 est accroché : il représente une déesse en position du lotus, et l'on peut y lire « peace now ». Pour parfaire le kitch, la fenêtre possède de longs rideaux sur lesquels sont dessinés des fleurs roses et oranges. Il pince la bouche, inspire, et tente :
- C'est...
- Moche. (il sourit à ma conclusion) C'est absolument affreux, je ne sais pas comment on peut mettre en place une décoration pareille, mais tu imagines bien que je ne me suis pas embêtée à changer quoique ce soit pour même pas un an. J'étais ici pour terminer mon Master et passer mes concours de juriste, pas pour m'installer.
- À aucun moment tu n'as songé à rester ?
Sa question me prend de court.
- Bah, non, pas vraiment. Puisque j'ai une promesse d'embauche à Nantes pour...
- (il me coupe) Oui. Évidemment.
Il paraît contrarié. Mince. La vérité, c'est que depuis quelques jours, c'est peut-être une idée qui me traverse l'esprit oui, mais je la chasse du mieux que je peux. Je ne dois pas la laisser s'installer, c'est idiot. Ce n'est pas du tout cohérent avec mes plans.
- Bref. (change de sujet, Alix !). Je n'ai, hélas, pas de canapé à te proposer. Tu vas devoir partager mon lit.
- Ah, zut. Il n'y a pas de canapé dans le salon ?
- Si... Tu veux dormir là-bas, à la merci de María ? Je te le déconseille.
- Hum... je peux aussi dormir par terre.
- Ben voyons. (je m'approche de lui) Si tu dors par terre, je roulerai jusque sur toi.
- Ah oui ?
Il caresse doucement mon bras et rapproche son visage du mien.
- J'ai tout fait pour finir dans ton lit, je ne renoncerai pas à une nouvelle nuit dans tes bras. Peu importe l'endroit.
Un large sourire traverse son visage, juste avant qu'il ne m'embrasse.
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