Chapitre 5.4
- Oscar !
Il s'immobilise. Il regarde par-dessus son épaule. Je l'ai déjà rattrapé.
- Attends, Oscar. Pars pas comme ça.
- Je ne crois pas être doué pour les adieux, Alix. Je préfère quand ça ne dure pas trop.
Je me plante devant lui, lui relève la tête et l'oblige au contact visuel. Il se force à sourire.
- Alix, qu'est-ce que tu me fais ?
- Je ne veux pas qu'on se sépare sans même se regarder.
- Moi je ne veux pas qu'on se sépare tout court.
- Oh... (merde de merde, c'est pas vrai, quelle situation de merde !) Oscar, je suis tellement désolée...
- Alix, tu as bien compris que je ne sais pas parler, je ne sais pas dire les choses, je devrais être plus explicite sans doute, mais à quoi bon ? À quoi bon te balancer tout ce que j'ai sur le cœur si tu t'en vas quand même ? Est-ce que je devrais tout te déballer, là comme ça, est-ce que je devrais me forcer si au final ta décision est déjà prise ? J'ai l'impression d'être devant un mur, et je n'ai rien pour le détruire.
- J'aimerais tellement que la situation soit différente.
- Mais elle est ce qu'elle est. On le savait hein ? On a navigué à vue mais on connaissait la destination.
Je ne sais pas quel sang-froid me permet de rester autant de marbre devant lui. À vrai dire, il me touche en plein cœur : si je souhaitais un peu de chaleur dans notre au-revoir, je ne m'attendais pas à le voir tomber les barricades comme ça ! Je ne sais pas comment réagir, et si je ne bride pas mes émotions, je vais m'écrouler en larmes. Et ça, je me l'interdis, impossible, pas maintenant. Machinalement, je frotte son bras.
- Je suis quand même heureuse d'avoir navigué sur ce petit bout d'océan avec toi.
- (il sourit) Ouai. Moi aussi.
- C'était « cool ».
J'insiste sur ce dernier mot. Il secoue la tête.
- Merci de me rappeler à quel point je suis nul. C'est sûrement pour ça que je n'ai pas réussi à te retenir ici.
- Pas du tout, Oscar ! Oh ! Non, pas nul du tout. J'ai jamais connu un garçon aussi... bien que toi.
- (il cille) Ah. Et j'ai jamais connu une fille qui m'ait autant fait vibrer que toi. Merci pour ça. Merci d'être venu me sauver de la noyade sur ce bateau débile. C'était la meilleure chose qui me soit arrivé depuis... je sais pas, depuis que Cisco m'ait échangé sa collection de billes tachetées quand on avait sept ans.
Je pouffe de rire.
- Waouh, c’est vraiment un très beau compliment.
- Ça l’est. C'était une belle collection.
Il louche encore sur ses pieds. Je prends ce grand maladroit dans mes bras et le serre fort, si fort, si fort. Je réalise le gouffre que va générer le manque de son contact. Je réalise les moments difficiles qui m’attendent. Ne pleure pas Alix, pas maintenant, non.
- Tu vas me manquer, me glisse-t-il à l’oreille.
- Terriblement.
- Reste, Alix. S’il te plaît, reste.
- Ne me dis pas ça. Je ne peux pas, tout m’attend à Nantes, je ne peux pas tout envoyer valser pour…
- Pour ?
Je ne trouve rien de délicat à dire, alors je choisis de me taire. On va juste encore profiter de nos corps l’un contre l’autre avant de les déchirer l’un de l’autre. Le nez dans mes cheveux, il prend une grande inspiration, et se détache de moi. Il semble tellement sur le fil.
- Il faut que j'y aille, Alix.
- Tu ne m'as pas dit à quelle heure sera ton train ?
Il me regarde d'un air coupable. Pétard... je comprends qu'il n'est absolument pas pressé par ses horaires. Il est pressé d'en finir pour stopper l'hémorragie. Ou du moins, pour la gérer seul dans son coin. Je hoche la tête. Je ne vais pas le retenir plus longtemps. Il a raison. Il faut retirer le couteau de la plaie à un moment donné.
- Au revoir, Oscar. Sois heureux.
Il grimace. Son regard se perd quelque part par dessus mon épaule. C'est le signal. Je le dépasse et le dépose sur place. Sans me retourner, surtout pas, je remonte la rue, atteins l'immeuble, ouvre la porte, monte les escaliers jusqu'à l'appartement. Quand je referme la porte, je sens un poids énorme dans l'estomac. La plaie va être difficile à cicatriser.
- Eh bien, c'était du brisage de cœur en bonnes et dues formes ça, ma Alix ! Je ne t'imaginais pas aussi brutale.
Misère, c'est pas vrai. María est assise en tailleur sur le canapé et m'observe avec un air grave. J'essaie de me redonner une contenance, et lui répond avec un minimum d'aplomb :
- Arrête... T'en fais pas un peu trop là ?
- Tu crois ? Ce mec était sur le point de te dire qu'il t'aime et tu l'exploses en plein élan avec tes grands airs froids et rigides bien français.
- Il n'allait pas me dire ça !
- Si.
- Non. C'est pas du tout ça, il allait juste... dire...
- Que le ciel est bleu et que les fleurs du patio sentent bon ? Alix, il avait totalement envie de te le dire. C'est toi qui n'as pas envie de l'entendre.
Je reste sans voix : mon esprit reçoit l'analyse implacable de María comme les balles de tennis de tout à l'heure se fracassaient contre les cordages des raquettes. Je sens les larmes monter de façon incontrôlable.
- Oh, ben, Alix, Cariño ! On dirait que tu tombes des nues là ?
Je file dans ma chambre sans répondre, mais la collante madrilène m'emboîte le pas.
- Fous-moi la paix, María !
- Alix, enfin...
- Dégage, barre-toi, fous le camp, et j'ai plein de synonymes dans le genre !
- Cariño... t'as besoin d'un câlin.
- Hein ?
Je me retourne vers elle. Elle a l'air sincèrement désolée. J'hésite un peu, puis finalement, le lui accorde silencieusement. Elle vient me prendre dans ses bras.
- Ça va aller, Alix.
- Oui. Ce n'est que l'affaire de quelques jours, le temps de digérer et de passer à autre chose.
- Quelques jours, quand même... Tu es ambitieuse.
- Jours, semaines... peu importe. Le résultat sera le même : dans vingt ans, on ne se souviendra même plus de nos prénoms.
Elle retrousse le nez dans une moue dubitative.
❝
je peux mourir demain, ça ne change rien
j'ai reçu de ses mains
le bonheur ancré dans mon âme
c'est même trop pour un seul homme
je l'ai vue partir sans rien dire il fallait seulement qu'elle respire
merci d'avoir enchanté ma vie
avant l'ombre et l'indifférence
un vertige puis le silence
je veux juste une dernière danse
❞
Dernière danse - Kyo, 2003
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Cariño : Chéri(e) en espagnol.
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