Chapitre 6.1

7 minutes de lecture

Madrid, Juin 2004.

Dans la tête d'Oscar.

  • Voilà, je crois que c'est tout. Je vais filer, moi.

 Vite, même. Très très vite.

  • Je t'accompagne à la gare.
  • Non ! (elle est dingue ou quoi ?) Non, ce n'est pas la peine.
  • Ah bon ?

 Ah ah, elle est marrante.

  • Je préfère te dire au revoir ici que sur le quai, ça ferait trop cliché, non ?

 Fantastique, Oscar. Ça paye, de travailler ses revers.

  • Ah, oui, vu comme ça...

 Elle a l'air terriblement déçue.

  • Bon, euh, je t'accompagne quand même en bas ?
  • (merde) Si tu y tiens.

 Pourquoi elle insiste autant ? Pourquoi elle semble s'accrocher à chaque petite minute supplémentaire ? À quoi ça sert ?

 On foule le pavé. Je regarde l’extrémité de la rue. Cet angle sera mon salut. Respire Oscar. Un tout dernier regard, un tout dernier mot, et tu pourras courir vers la délivrance. Je pivote vers elle. Elle est bizarrement fermée. Ça contraste avec le reste du week-end.

  • Bon eh bien, merci pour la leçon de tennis.

 Qu... quoi ? C'est ça, son dernier mot ?

  • Euuuh... je t'en prie.
  • Et rentre bien.

 Elle a sérieusement insisté pour descendre avec moi pour... ça ? Un « rentre bien » ? Wow. Ça va être plus simple que je ne le pensais, alors.

  • D'accord.
  • Au revoir.

 Je devrais répondre « au revoir ». Simple. Pourquoi il n'y a rien qui sort de ma bouche, là ? Pourquoi ça m'emmerde tant que ça, ce vulgaire « au revoir » ? Dans un effort surhumain, j'inspire et prépare une phrase un peu belle, histoire de laisser une dernière impression pas trop nulle.

  • Ok, bon (putain, c'est super nul ça, Oscar !) Eh bien, bons exams demain, et... (trouve un truc bien, trouve un truc bien !) au revoir, Alix.

 Nullissime. Je suis une vraie calamité.

  • Vous êtes sérieux, vous allez vous quitter comme ça ?

 Oh putain ! D'où vient cette voix? Qui est-ce que... ? Ah. C'est la timbrée de la coloc. Elle sort d'où, elle ? Qu'est-ce qu'elle fout là ?

 Alix l'envoie méchamment paître. Je n'ai pas envie d'entendre leur dispute, j'ai déjà suffisamment traîné.

  • Bon, euh, je vais y aller. (une dernière once de courage, et je me casse) Au revoir, Alix.
  • Attends, tu ne lui dis même pas que tu l'aimes ?

 Elle m'aurait jeté un seau de glace à la figure que je n'aurai pas été plus saisi. Alix a l'air furieuse de sa remarque. Je pourrais l'être aussi, mais je ne sais pas pourquoi, ma bouche n'interroge pas mon cerveau pour agir, pour une fois :

  • Ça changerait quelque chose ?

 C'est sorti tout seul. Je suis pétrifié de ma propre audace. Tu te mets complètement à découvert là, Oscar. Qu'est-ce qui t'arrive ?

 Galvanisé par l'adrénaline, j'ose la regarder. Mieux, je ne baisse pas les yeux. Je ne respire même plus, en fait. Elle semble préparer sa réponse. Est-ce qu'il se pourrait que... ?

  • Non.

 Ouch. La claque est monumentale. J'étais mort de trouille de ce qu'elle aurait pu répondre, mais je ne m'attendais pas à la violence d'un si petit mot.

 Non.

 Qu'importe ce que je tente, rien n'y changera : elle rentrera en France, point barre. Alors à quoi rime cet au revoir interminable, hein ? J'avais raison, putain : autant me casser vite.

 Très très vite.

  • Bien. Dans ce cas... on peut se dire au revoir, cette fois, je crois. Euhm, rentre bien, et bon... bonne continuation par chez toi.

 J'en n'ai plus rien à foutre d'être nullissime. Allez, Oscar. Barre-toi. Vamos ! L'angle de la rue, file ! Après l'angle, tu pourras relâcher la pression. Tu pourras te poser, tu pourras crier ta rage d'être ici et maintenant dans la situation la plus merdique qu'il ne t'ait jamais été donné de vivre.

  • Oscar !

 Bordel, mais c'est pas vrai, quoi encore ? Elle va me rendre dingue ! Et pourquoi je m'arrête en l'entendant, moi ?

  • Attends, Oscar. Pars pas comme ça.

 Ben si, au contraire. Elle apparaît juste à côté.

  • Je ne crois pas être doué pour les adieux, Alix. Je préfère quand ça ne dure pas trop.

 J'ai envie de disparaître sur-le-champs. Sa main se pose sur mon menton et me relève la tête. Putain, elle déconne, là ?

  • Alix, qu'est-ce que tu me fais ?
  • Je ne veux pas qu'on se sépare sans même se regarder.
  • Moi je ne veux pas qu'on se sépare tout court.

 J'ai encore oublié de filtrer avant de parler, on dirait. Elle a l'air profondément navrée.

  • Oh... Oscar, je suis tellement désolée...

 Je panique intérieurement. Je voulais éviter les adieux larmoyants sur le quai de la gare, c'est pas pour les vivre ici, au milieu de la rue. Qu'est-ce qu'elle attend de moi, au juste ?

 Elle a dit « non ». Que suis-je censé faire, après un « non » ?

  • Alix, tu as bien compris que je ne sais pas parler, je ne sais pas dire les choses, je devrais être plus explicite mais à quoi bon ? À quoi bon te balancer tout ce que j'ai sur le cœur si tu t'en vas quand même ? Est-ce que je devrais tout te déballer, là comme ça, est-ce que je devrais me forcer si au final, ta décision est déjà prise ? J'ai l'impression d'être devant un mur, et je n'ai rien pour le détruire.

 Plus aucun filtre du tout. Alors là, t'es en roue libre, Oscar. Le mur, tu vas te le manger avec fracas, tu n'as pas idée.

  • J'aimerais tellement que la situation soit différente.
  • Mais elle est ce qu'elle est. On le savait hein ? On a navigué à vue mais on connaissait la destination.

 Pourquoi je suis aussi poète, d'un coup ?

 Elle me frotte le bras. Je me raidis. Ça ne lui suffit pas de me retenir, faut qu'elle me touche en plus.

  • Je suis quand même heureuse d'avoir navigué sur ce petit bout d'océan avec toi.

 Ah. Une lichette d'humour, ça adoucit les chocs ?

  • Ouai. Moi aussi.
  • C'était COOL.

 Putain. L'humour d'Alix est redoutable : une douce caresse pour vous ramollir, et un méchant coup l'instant d'après, quand vous n'avez plus votre garde pour contrer.

  • Merci de me rappeler à quel point je suis nul. C'est sûrement pour ça que je n'ai pas réussi à te retenir ici.

 Je suis pétri d'amertume. Ma nullité légendaire, celle qui a forgé ma réputation depuis le collège, celle que mes supposés amis aiment me servir à toutes les sauces dès que l'occasion se présente, cette nullité brille de mille feux entre ses mains à elle.

  • Pas du tout, Oscar ! Oh ! Non, pas nul du tout. J'ai jamais connu un garçon aussi... bien que toi.

 Hein ? Elle dit ça pour la forme, forcément. Elle ne peut pas penser ça après ce « non ». On ne dit pas « non » à un garçon que l'on trouve « aussi bien », n'est-ce-pas ? Moi, je la trouve vraiment bien. Moi, je la trouve exceptionnellement bien. Moi, je n'ai aucun « non » pour elle.

  • Ah. Et j'ai jamais connu une fille qui m'ait autant fait vibrer que toi. Merci pour ça. Merci d'être venu me sauver de la noyade sur ce bateau débile. C'était la meilleure chose qui me soit arrivé depuis... je sais pas, depuis que Cisco m'ait échangé sa collection de billes tachetées quand on avait sept ans.

 Oh wow. T'es sérieux Oscar, t'as vraiment dit ça ?

 Elle rit. Dieu qu'elle est belle quand elle rit. Elle me torture avec son rire.

  • Waouh, c'est vraiment un très beau compliment.
  • Ça l'est. C'était une belle collection.

 Je ne peux pas soutenir son regard. J'en fait déjà beaucoup trop.

 Oh ?! Elle fait quoi, là ?! Elle me prend dans ses bras ! Elle cherche à m’achever ! Que pourrait-elle faire de pire ? M'embrasser ? Dieu, je veux bien reconsidérer ma croyance en toi si tu acceptes de l'empêcher de m'embrasser ! Pitié !

 Met fin à ce calvaire, Oscar. Tu t'écorches trop, là !

  • Tu vas me manquer.

 Mais pourquoi je lui dis ça ?

  • Terriblement.

 Mais pourquoi elle me répond ça ?

  • Reste, Alix. S'il te plaît, reste.

 Putain.

  • Ne me dis pas ça. Je ne peux pas, tout m'attend à Nantes, je ne peux pas tout envoyer valser pour...

 Je retiens mon souffle. Elle brandit les armes. Elle a à portée de main l'ultime coup.

  • Pour ?

 Pas de réponse.

 Le mur est là, bien droit, juste devant moi. Je ne peux plus rien faire pour l'éviter. J'ai simplement le temps de m'isoler pour gérer l'impact.

  • Il faut que j'y aille, Alix.
  • Tu ne m'as pas dit à quelle heure sera ton train ?

 Le seul train qui m'attend, c'est celui vers l'enfer. Je n'ai pas pris de billet retour pour Barcelone. Je ne sais pas ce que je ferai, une fois l'angle de la rue passé. Elle comprend, je crois. Elle retrousse le nez dans une grimace presque douloureuse. Ça la rend terriblement belle. J'en ai marre de la trouver belle, putain ! Je voudrais la trouver laide et nulle et insupportable. Je voudrais avoir envie de lui dire « non ».

  • Au revoir, Oscar. Sois heureux.

 Sa dernière phrase m'arrache les tripes. Elle me demande d'être heureux, tout en emportant avec elle ce qui m'a fait mon bonheur des dernières semaines. Quelle putain d'ironie !

 Elle disparaît en un coup de vent. Difficilement, je ravale la boule qui s'est formée dans ma gorge. Elle est foutrement douloureuse. Je jette un œil en arrière. Je ne devrais pas. Je suis masochiste, il faut croire.

 Elle n'est plus là. Il n'y a plus personne, dans la rue. Elle s'est évaporée. C'est possible, ça ?

 Mécaniquement, je reprends mon chemin. Je tourne à l'angle de la rue, puis... Je reste planté là, au milieu du trottoir, comme un sombre idiot. Je rassemble mes idées, et le constat me semble minable. Je suis perdu dans Madrid, je suis infiniment malheureux, et en plus, il va falloir que je reconsidère ma croyance en Dieu. Ça tombe bien, j'ai quelques questions à lui soumettre. La première serait de savoir pourquoi il m'a fait rencontrer la plus merveilleuse fille du monde. La deuxième serait de savoir pourquoi il me l'a arrachée. La troisième serait de comprendre ce que je suis censé faire de toute cette merde, maintenant.

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