Chapitre 6.2

7 minutes de lecture

Madrid, Juillet 2004.

Dans la tête d'Oscar.

  • Non.
  • Mais si, enfin ! C'est ton anniversaire, tu ne vas quand même pas rester à te morfondre sur mon canap là ! Tu me fais pitié, Oscar !
  • Merci, Luigi.
  • Allez, mets ta plus belle chemise et viens, ça va être canon ! D'abord on prend un verre en ville, puis on va danser et picoler dans l'une des boîtes les plus branchées de Madrid, aux frais de la princesse !
  • Joder, je déteste ça, Luigi.
  • Tu me dis ça à chaque fois, je connais ton refrain. Allez, j'ai des potes qui nous attendent, on va les rejoindre. Vamos !

 Qu'est-ce qui me prend de le suivre à chaque fois dans ses plans foireux, hein ? Dieu seul sait. Je me lève du canapé et traîne des pieds dans son sillage. Je me maudirai demain de ne pas savoir tirer de leçons de mes erreurs.

 La capitale est en effervescence en ce début de samedi soir, mais ce n'est rien à côté de l'invivable Barcelone qui est envahie de touristes en période estivale. Je déteste ça. Je pense à mes Asturies calmes et silencieuses et regrette mon appartement planqué dans les ruelles d'Oviedo. Encore deux semaines avant mes congés, j'ai hâte. Enfin... est-ce enviable de m'imaginer dans ces quatre murs à ruminer ? Au moins, quand je travaille, j'ai autre chose à penser. En plus, en Juillet le centre de formation met le paquet côté stages intensifs, le rythme de travail ne baisse pas. Il faut attendre la mi-Août pour voir le site se déserter. Alors, il sera temps pour moi de tirer ma révérence pour un peu de repos.

 On retrouve trois gars dans un bar animé de Madrid. Ils ont déjà commencé les hostilités : un pichet de sangría trône au centre de la table. Ils nous accueillent avec des exclamations enthousiastes.

  • Aaaaah, Luigi ! On vous attendait !
  • Ah, désolé, tíos, Oscar traîne sa misère ce soir, j'ai dû négocier sec pour le sortir.

 Je lève les yeux au ciel. Je ne sais sincèrement pas ce que je fous là. JE. DÉTESTE. ÇA.

  • Alors, Oscar, qu'est-ce qui ne va pas ?
  • Ça a l'air dur d'avoir vingt-trois ans, les gars, répond Luigi laconiquement.

 Au moins, il a l'élégance de ne pas s'étaler sur le vrai sujet. Je peux lui reconnaître une loyauté à toute épreuve. Je tise silencieusement mon verre de sangría pendant que les gars se chauffent pour la deuxième partie de soirée. Ils essaient de me motiver mais je suis totalement hermétique à leur enthousiasme. Mon désespoir monte crescendo lorsqu'on pénètre dans l'immense salle aux décors psychédéliques de la très sélect soirée où Luigi a réussi à nous avoir des places. Quelle horreur... Je. Déteste. Tout. Ça.

  • Oscar, aux grands maux, les grands remèdes !, s'exclame l'un des gars en s'appuyant au comptoir. Un mètre de shooteurs, s'il vous plaît.
  • (HEIN ?) UN MÈTRE ?! Ça va pas la tête ?!
  • Mais on va t'aider, t'inquiètes !

 Je regrette d'avance la rangée de petits verres de tequila qui s’installe devant nous. Un des gars les distribue, et Luigi brandit le sien.

  • Tíos, je lève mon verre à la bonne humeur d'Oscar, portée disparue, et je propose qu'on additionne les mètres jusqu'à ce qu'on la retrouve !
  • OUAIIII !
  • Mais...
  • Feliz cumpleaños, tío ! Salud !

 Ils trinquent, et attendent tous, verre à la main, que je daigne prendre le mien et en faire autant. Je soupire.

  • Salud...

Ma gorgée est accueillie sous les exclamations.

 Je m'extirpe difficilement des draps. Wow, ça tangue beaucoup trop. J'ai mal partout, particulièrement entre les yeux, la lumière est une agression insupportable, ma gorge me brûle dangereusement, et mon estomac n'est pas loin de redonner ce que j'ai ingurgité en beaucoup trop grande quantité, de toute évidence.

 Pouah ! Ce canapé pliant est un enfer pour le dos ! Je marche péniblement jusque dans la cuisine : Luigi médite devant sa tasse fumante. Il semble qu'il ait ingurgité la même chose que moi, en quantité similaire. On dirait qu'on a reformé le club des lendemains difficiles pour ce week-end.

  • Ah, salut Oscarito.
  • Mmmm.
  • Bien dormi ?
  • Non.
  • Resaca* ?
  • Oui.
  • Tiens.

 Il fait glisser une boîte de paracétamol vers moi. Bonne idée. Alors que j'extraie deux gelules de leur emplacement, il me demande d'une voix rauque :

  • Alors, latin lover, t'as fait fort, hier soir ! Ça faisait combien de temps que tu ne t'étais pas murgé la tronche comme ça, hein ?
  • 'Sais pas. (Je m'assois et me sers un verre d'eau) Pourquoi tu m’appelles latin lov...

 Oh. Oh. L'urgence remonte depuis mon nombril jusqu'à me chatouiller la langue. Eurk ! J'abandonne mon meilleur pote.

Dios mío. Je relève la tête. Un concert de casseroles ne me ferait pas un effet moins désagréable. Pourquoi, mais pourquoi je me suis mis dans un état pareil ? N'avais-je pas déjà juré d'arrêter ces conneries ? Je me lève et ouvre l'eau au lavabo pour un rafraîchissement bienvenue. Le reflet du miroir n'est pas glorieux, mais quelque chose attire mon attention. Qu'est-ce que...

  • LUIGI ?!
  • Oh, oh, oh ! Ça va pas non ? Interdiction de crier les lendemains de cuite, là !

 Je déboule dans la cuisine.

  • Luigi, c'est quoi ça ?

Luigi regarde dans la direction de mon index.

  • Ça, c'est un suçon. Y'en a deux, même, non ?
  • Mais ça vient d'où, bordel ?
  • Probablement la blonde que t'as sauté dans les chiottes, non ?

 Quoi ?... QUOI ?

  • Arrête, c'est pas drôle du tout.
  • Je ne plaisante pas.
  • … Non mais tu vas pas me faire avaler que j'ai fait un truc pareil ?
  • Ce que tu as avalé hier soir était bien plus concret que des paroles, si tu veux savoir.
  • Non, non, je... AH ! Putain ! J'te crois pas !
  • Et qui t'aurai fait ça alors, hein ? Moi, peut-être ?
  • ... il y a forcément une explication.
  • Oui : tu t'es envoyé une gonzesse dans les toilettes de la Mara. Elle était canon mon vieux, la pêche est bonne en ce moment !
  • TA GUEULE !
  • OH ! J'ai dit pas crier ! T'as fait c'que t'as fait, pas ma faute si t'assumes pas.
  • Je n'ai PAS PU faire ça ! Je ne fais pas des trucs comme ça ! Regarde-moi ! Je suis Oscar Vázquez del Río ! Oscar Vázquez del Río ne fait pas des trucs comme ça !

 Je le regarde avec fureur : de quoi parle-t-il, bon sang ? Il le sait bien lui-même, que MOI, Oscar, je ne suis pas ce genre de garçon qui se laisse aller à... à... Oh, Dios, non, je n'ai pas fait ça, hein ?

 Luigi lève les deux mains vers moi.

  • Calme-toi, là ! Écoute, y'a une meuf qui t'a alpagué, elle t'a allumé toute la soirée, t'es parti avec elle, et j'ai pas participé hein, mais d'après ce qu'elle m'a dit quand elle est revenue, vous n'avez pas compté des pommes. Mais elle était absolument ravie de ce que vous avez fait ensemble, tu sais ! Bien joué mon pote ! Tu te lâches enfin, Oscar !
  • Oh mais... Ferme-la, Luigi.

 ARG ! Putain, c'est pas vrai mais c'est pas vrai ! C'est insensé ! Pourquoi, pourquoi, POURQUOI ? Je suis dégoûté. M'entendre conter le scénario de ma soirée sans en avoir aucun souvenir est une expérience effrayante. Por Dios, qu'est-ce qu'il s'est réellement passé avec cette fille ?

  • Joder… c'est pas possible de faire un truc aussi débile, putain !
  • Oh ça va, il s'agit juste d'un coup d'un soir, c'est pas la fin du monde ! Je fais ça tout le temps, moi. Y'a rien de grave !

 Il est con ou quoi ?

  • Si ! Tu fais ça souvent, t'envoyer en l'air complètement cuit dans les toilettes d'un bar ?!
  • Ouai bon, en général j'essaie d'être un minimum conscient, et j'attends d'être dans un pieu quand même, c'est plus confortable. Mais après, toi, tu fais comme tu veux hein !
  • C'est pas possible, c'est pas possible... Mais qu'est-ce qui m'a pris, putain ?
  • Tu t'es vraiment arraché le crâne hier soir, tío. Je t'avais rarement vu comme ça. Je me demande même comment t'as pu baiser dans un état pareil...
  • AH ! Tais-toi ! 'Me parle plus de ça ! … Qu'est ce que je suis con de te suivre à chaque fois dans tes plans pourris, putain !
  • Oh eh, la dernière fois, tu ne t'es pas trop plaint d'avoir rencontré ta francesita dans mon plan pourri !
  • Ouai, bah t'as vu où ça m'a mené ?!
  • Oh t'abuses. T'aurais préféré ne jamais la croiser ?
  • Peut-être bien !

 Il me fixe en silence. J'ai une espèce de rage qui bouillonne en moi, je me sens prêt à exploser. Finalement, je me contiens, parce que Oscar Vázquez del Río est un garçon bien éduqué qui sait se contenir. Je me laisse choir dans une chaise et regarde le petit déjeuner sans conviction. Je ne comprends pas comment j'ai pu tomber si bas. C'est un peu la cerise sur le gâteau de ma vie en ce moment. Ça va être dur à aval... non, pas ce mot-là, Oscar. ARG ! Je soupire et plonge ma tête dans mes mains. Celle de Luigi atterri sur mon épaule dans une tape affectueuse.

  • Ah mec, je suis désolé. J'aurai pas dû te laisser faire, hier. En fait... j'avais pas capté à quel point tu allais mal.
  • T'es amoureux d'elle, hein ?
  • T'as pas de bol, aussi. Pour une fois que tu portes intérêt à une nana et que c'est réciproque, elle vit à mille cinq cents kilomètres ! C'est couillon.
  • Merci, Luigi. C'est cool que tu me ré-exposes les faits, là, parce que j'avais presque oublié ma situation merdique, mais heureusement, mon meilleur pote est là pour me la rappeler ! Ah ! Je me sens plus léger.
  • Oh, Oscar...

 Un long silence s'en suit. Tant mieux. Je n'ai rien envie de dire, et rien envie d'entendre. Mais Luigi est du genre angoissé par le silence.

  • Eh, tiens, et sa pote de Droit, là, tu sais si elle est célib', elle ?
  • Laquelle ?
  • La grande, cheveux châtains, raides, bijoux, qui parle tout le temps ?
  • María ?
  • Ouai, elle ouai ! Elle était franchement pas mal, et je me disais qu'il y avait p'tet moyen de... hey, tu vas où ?
  • Courir.
  • Un lendemain de cuite ? Le ventre vide ?
  • Oui. 'faut que j'm'aère.


siempre soñamos que vuelva a pasar
y yo,
que no ocurra más

cuando te tengo cerca
algo en mí se aleja
de nuevo esa tristeza
que rompe en mi cabeza

Tristeza - Pereza, 2008

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Resaca = gueule de bois

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